CA Bordeaux, 4e ch. com., 8 janvier 2024, n° 22/05871
BORDEAUX
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
AUDILAB (S.A.S.), AUDILAB BORDELAIS (S.A.S.)
Défendeur :
OUIE (S.A.R.L.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. FRANCO
Conseillers :
Mme GOUMILLOUX, Mme MASSON
Avocats :
SCP ANNIE TAILLARD AVOCAT, SELARL MARIE CHAMFEUIL
La société Ouie, ayant pour associée unique et gérante Mme [W], exploite un fods de commerce d'audioprothésiste à [Localité 8] (33).
Elle a souhaité intégrer le réseau Audilab.
Pour ce faire, la société Ouie a conclu le 22 décembre 2020 un protocole d'association avec :
- la société MBH, représentée par M. [O],
- la société Audition [O], représentée par M. [O]
- la société Audilab,
- Mme [W].
Aux termes de ce contrat, il était prévu :
- l'acquisition par la société Ouie des titres détenus par la société M. B. H dans le capital de la société Audition [O] et d'une quote-part des titres de la société Audition [O], permettant à la société Ouie d'atteindre un pourcentage de détention de 33,2% des parts de la société Audition [O] ,
- la mise en place d'une convention de prestations entre la société Ouie et la société Audition [O] destinée à formaliser les conditions dans lesquelles la société Ouie apportera son concours dans le cadre de l'animation et de la gestion des différents points de vente exploitée par la société Audition [O],
- la mise en location par la société Ouïe de son fonds de commerce au profit de la société Audition [O],
- la cession, ultérieurement, par la société Ouïe dudit fonds de commerce à la société Audition [O].
Le contrat précisait qu'il avait vocation à être complété par une prise de participation minoritaire par voie d'acquisition des titres de la société Audilab dans le capital de la société Ouie et d'une promesse de revente par la société Audilab au profit de Mme [W].
Le contrat stipulait par ailleurs que le prix de cession des parts serait réglé par virements interbancaires intégralement comptant à la date de la cession, soit le 4 janvier 2021 et que le contrat de location gérance prendra effet au 4 janvier 2021.
S'agissant de la cession du fonds de commerce, il était stipulé que :
- la société Ouie s'engageait à céder à la société Audition [O] son fonds de commerce dans son intégralité, celle-ci s'engageant à l'acquérir ( article 6.6),
- le cessionnaire aura la pleine propriété du fonds à la date d'échéance du contrat de location-gérance soit le 1er octobre 2022 ( article 6.7), sous condition de la réalisation d'un certain nombre de conditions suspensives sous peine de caducité de la cession ( article 6.11),
- le prix de cession était fixé à la somme de 180 000 euros et serait réglé par chèque de banque ou virement interbancaire par la société Audition [O] à la date de transfert de propriété du Fonds, soit le 1er octobre 2022 ( article 6.9).
L'acte prévoyait enfin la désignation de la société Ouie en qualité de présidente de la société Audition [O].
Le paiement du prix des parts sociales est bien intervenu le 4 janvier 2021 et le contrat de location gérance a pris effet. Les trois associés de la société Audition [O], à savoir, la société Ouie (166 parts), la société Audilab (250 parts) et la société CRH ( 84 parts) ont conclu un pacte d'associés qui comportait une clause de non concurrence.
Le prix de cession du fonds de commerce n'a pas été réglé le 1er octobre 2022.
Par courrier recommandé du 03 octobre 2022, la société Ouie a notifié à la société Audition [O] devenue la société Audilab Bordelais, la caducité de la promesse de vente à défaut de paiement du prix par celle-ci au 1er octobre 2022.
Par courrier du 7 octobre 2022, le conseil de la société Audilab, à qui une copie du courrier adressé à la société Audilab Bordelais avait été communiquée, a écrit à la société Ouie pour contester la caducité de l'acte et la mettre en demeure de régulariser l'acte de cession, sous peine d'une action judiciaire.
Le même jour, une assemblée générale extraordinaire de la société Audilab Bordelais a voté le principe de la poursuite de la société malgré l'existence de capitaux propres inférieurs à la moitié du capital social et a rejeté la résolution visant à donner tout pouvoir à sa présidente, la société Ouie, pour acquérir le fonds de commerce de la société Ouie, à hauteur de 180 000 euros par recours à un endettement complémentaire.
Le 14 octobre 2022, la société Audilab Bordelais a convoqué ses associés aux fins de révocation de la société Ouie de son mandat de présidente. Cette résolution a été adoptée lors de l'assemblée générale mixte du 24 octobre 2022 et la société Audilab a été nommée présidente de la société Audilab Bordelais au lieu et place de la société Ouie.
Par acte d'huissier de justice du 20 octobre 2022, la société Audilab a assigné à bref délai la société Ouie, Mme [W] et la société Audilab Bordelais devant le tribunal de commerce de Bordeaux aux fins de voir ordonner la cession forcée du fonds de commerce et d'obtenir le paiement de dommages et intérêts. Mme [W] et la société Ouie ont demandé au tribunal de constater la caducité ou à défaut la résolution du contrat de cession du fond de commerce.
Par jugement contradictoire du 08 décembre 2022, le tribunal a statué comme suit :
- dit recevable la société Audilab en ses demandes formulées à l'encontre de la société Ouie et Mme [W],
- au fond,
- déboute les sociétés Audilab et Audilab Bordelais de leur demande au titre de l'exécution forcée de la cession du fonds de commerce de la société Ouie,
- déboute la société Ouie et Mme [W] au titre de leur demande sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile,
- déboute les sociétés Audilab et Audilab Bordelais de leur demande au titre des dommages et intérêts,
- condamne la société Audilab à payer à la société Ouie et Mme [W] la somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- déboute les parties du surplus de leurs demandes,
- condamne la société Audilab aux dépens de l'instance.
En substance, le tribunal a jugé que :
- les conditions suspensives étaient levées et que la caducité de l'acte n'est dès lors pas encourues,
- le paiement du prix ne s'analyse pas en une condition suspensive mais en une condition substantielle à l'exécution de la cession effective du fonds de commerce,
- le non paiement du prix s'analyse en une inexécution du contrat qui justifie sa résolution par application de la clause 8.1.3 du protocole d'association.
Par déclaration du 23 décembre 2022, la société Audilab et la société Audilab Bordelais ont interjeté appel de cette décision, intimant la société Ouie.
Par ordonnance du 12 janvier 2023, l'affaire a été fixée à bref délai à l'audience du 03 avril 2023.
Le 8 mars 2023, le tribunal de commerce de Bordeaux a ouvert une procédure de sauvegarde judiciaire à l'égard de la société Ouie. La société [T]-Baujet a été désignée en qualité de mandataire judiciaire.
Par ordonnance du 06 avril 2023, le président chargé de la mise en état de la chambre commerciale de la cour d'appel de Bordeaux a constaté l'interruption de l'instance jusqu'au 28 avril 2023, date à laquelle il a dit que devait être justifié, la régularisation de la procédure par intervention volontaire ou forcée du mandataire judiciaire. Ce délai a été reporté au 30 mai 2023.
Par acte d'huissier du 16 mai 2023, les sociétés Audilab et Audilab Bordelais ont assigné en intervention forcée la société [T]-Baujet, ès qualités, devant cette cour.
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Par dernières écritures notifiées par RPVA le 26 octobre 2023, auxquelles la cour se réfère expressément, les sociétés Audilab et Audilab Bordelais, demandent à la cour de :
vu l'article 1583 du code civil, vu le protocole d'association en date du 22 décembre 2020, ainsi que les pièces versées aux débats, vu l'article 1240 du code civil,
- confirmer le jugement en ce qu'il a déclaré ses demandes recevables,
- infirmer le jugement en ce qu'il les a déboutés de leurs demandes et les a condamnés à la somme de 2 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens,
- en conséquence, statuant à nouveau,
- constater le caractère parfait de la cession de fonds de commerce au 1er octobre 2022, en ordonner l'exécution,
- dire et juger inopérants et le cas échéant nuls et de nul effet, les actes abusifs et déloyaux de la société Ouie agissant en qualité de présidente de Ouie entre le 1er et le 20 octobre 2022 notamment pour tenir en échec la cession du fonds de commerce,
- ordonner la cession forcée du fonds de commerce appartenant à la société Ouie au bénéfice de la société Audilab Bordelais, sis [Adresse 4] portant sur l'exploitation d'une activité d'achat, vente, adaptation, entretien et réparation de prothèses auditives et de tous accessoires ou matériels s'y rapportant ou se rapportant à la protection contre les bruits, comprenant la clientèle l'achalandage, l'enseigne, le nom commercial, le droit aux baux portant sur les locaux d'exploitation, les fichiers clients, les matériels, agencements, mobiliers, outillages nécessaires à son exploitation et figurant à l'actif de la société Ouie tels que décrit à l'article 6.1 et en annexes 3,4 et 5 du protocole régularisé le 29 décembre 2020, au prix de 180 000 euros,
- fixer la date de transfert de propriété rétroactivement au 1er octobre 2022,
- ordonner le paiement de la somme de 180 000 euros par la société Audilab Bordelais au profit de la société Ouie en règlement du prix convenu au protocole en date du 22 décembre 2020,
- donner acte à la société Audilab Bordelais de son acceptation d'y procéder,
- dire et juger que ce prix sera séquestré entre les mains de qui il plaira à la cour, aux fins d'assurer la protection des créanciers inscrits ou opposants, par application des articles L. 141-12 et suivants du code de commerce,
- ordonner qu'il soit procédé aux formalités de publicité prévues par les articles L. 141-12 et suivants du code de commerce et ce, aux frais de la société Ouie,
- débouter la société Ouie et Mme [W] de leur appel incident, et de toutes demandes, fins et prétentions,
- débouter la société [T] Baujet mandataire judiciaire, de ses demandes fins et prétentions,
- fixer au passif de la société Ouie et ce à leur bénéfice, la somme de 50 000 euros chacune, à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi,
- fixer au passif de la société Ouie la somme de 30 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile au bénéfice de la société Audilab,
- condamner solidairement Mme [W] aux sommes fixées au passif de la société Ouie,
- condamner la société Ouie et Mme [W] aux entiers dépens.
Par dernières écritures notifiées par RPVA le 26 octobre 2023, auxquelles la cour se réfère expressément, Mme [W] et la société Ouie, demandent à la cour de :
vu l'article 122 du code de procédure civile, vu l'article 1199 du code civil, vu l'article 1224 du code civil,vu les articles 1650 et 1654 du code civil, vu l'article 32-1 du code de procédure civile, vu l'article 564 du code de procédure civile,
- confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Bordeaux le 08 décembre 2022 en ce qu'il a débouté les sociétés Audilab et Audilab Bordelais de leurs demandes au titre de l'exécution forcée de la cession du fonds de commerce de la société Ouie et de leurs demandes à titre de dommages-intérêts contre la société Ouie et Mme [W],
- confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Bordeaux le 08 décembre 2022 en ce qu'il a condamné la société Audilab au paiement d'une somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et les dépens,
- à titre incident,
- infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Bordeaux le 08 décembre 2022 en ce qu'il a dit recevable la société Audilab en ses demandes formulées à l'encontre de la société Ouie et de Mme [W] et ce qu'il a débouté la société Ouie de sa demande sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile,
- et statuant à nouveau,
- à titre principal,
- déclarer irrecevables les sociétés Audilab et Audilab Bordelais en leurs demandes,
- à titre subsidiaire,
- débouter les sociétés Audilab et Audilab Bordelais de l'ensemble de leurs demandes, fins et prétentions,
- y ajoutant,
- condamner la société Audilab Bordelais à payer à la société Ouie une somme de 82 000 euros titre de dommages-intérêts pour rupture anticipée de la convention d'assistance et de prestations de services techniques d'audioprothésiste signée le 29 décembre 2022,
- en tout état de cause,
- condamner les sociétés Audilab et Audilab Bordelais au paiement d'une somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile,
- condamner les sociétés Audilab et Audilab Bordelais au paiement d'une indemnité de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner les sociétés Audilab et Audilab Bordelais aux entiers dépens.
Par dernières écritures notifiées par RPVA le 13 juillet 2023, auxquelles la cour se réfère expressément, la société [T]-Baujet, en sa qualité de mandataire judiciaire de la société Ouie, demande à la cour de :
vu les articles L. 624-16 et suivantes du code de commerce,
- rejeter toute demande portant sur la cession forcée du fonds de commerce sis [Adresse 4] faute d'introduction d'une action en revendication devant le juge commissaire dans le délai préfix de 3 mois prévu par les articles L. 624-16 et suivants du code de commerce,
- rejeter les autres demandes formées par les sociétés Audilab et Audilab Bordelais faute de démonstration d'une faute, d'un préjudice et d'un lien de causalité.
Pour un plus ample exposé des faits, des prétentions et des moyens des parties, il y a lieu de se référer au jugement entrepris et aux conclusions déposées.
Motivation
MOTIFS
Sur la demande de cession forcée du fonds de commerce et de dommages et intérêts formée par les appelantes :
* sur les fins de non recevoir soulevée par les intimées :
1-Aux termes de l'article 122 du code de procédure civile, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.
* sur la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité et/ou d'intérêt à agir de la société Audilab :
2- Les intimés soutiennent que la société Audilab n'a pas qualité à agir en cession forcée du fond car elle est tiers à l'acte de cession. Le fait que la société Audilab soit associée des sociétés Ouie et Audilab Bordelais est indifférent. Par ailleurs, elle ne justifie d'aucun préjudice tiré de la non-réalisation de la cession.
3- La société Audilab Bordelais fait valoir qu'elle était partie au protocole d'association qui réserve le droit à toute partie d'agir, que les opérations envisagées dans le cadre de ce protocole sont indivisibles et que la rétention opérée par la société Ouie sur son fonds de commerce créé une 'incompatibilité entre les engagements juridiques souscrits en leur temps', et notamment la clause de non-concurrence.
Sur ce :
4- Aux termes de l'article 8 du protocole, en cas de défaut de l'opération par l'inexécution fautive de l'une des parties, les autres se réservent le droit de saisir le tribunal de commerce de Bordeaux pour obtenir la réalisation des opérations promises et leur exécution forcée sans préjudice du droit à obtenir des dommages et intérêts.
5- L'opération est définie à l'article 2 du protocole comme l'ensemble des opérations listées dans l'acte. L'article 8 ne précise pas que la partie autorisée à saisir le tribunal doit être personnellement partie à celle des opérations qui est inexécutée. Il est par ailleurs exact que le protocole avait envisagé ces différentes opérations comme un tout sans prévoir cependant que celles-ci étaient indivisibles et que la caducité ou la résiliation de l'une ait un effet juridique sur les autres. Il est cependant incontestable que chacune des parties avait un intérêt à la réalisation de l'opération prise dans son ensemble.
6- La société Audilab caractérise ainsi sa qualité et son intérêt à agir. La décision de première instance sera confirmée de ce chef.
* sur la fin de non-recevoir tirée de l'estoppel :
7- Les intimées exposent que la société Audilab Bordelais dans le cadre de ses premières conclusions devant le tribunal de commerce de Bordeaux, instance dans laquelle elle était défenderesse, avait reconnu qu'elle était dans l'incapacité de procéder à l'acquisition du fond de commerce de la société Ouie, ce dont elle apportait la preuve par la production de son dernier solde intermédiaire de gestion, de ses relevés bancaires et des procès-verbaux d'assemblée générale ayant voté contre l'acquisition de ce fond. La société Audilab a ensuite pris la présidence de la société Audilab Bordelais et celle-ci, dans le cadre de nouvelles conclusions, et par le biais d'un nouveau conseil, a changé sa position et a sollicité l'exécution forcée de la vente. Les intimées font valoir que les jeux de conclusions successifs ont tous été signifiés dans le cadre de la première instance, procédure écrite, et lui sont opposables, peu importe les changements de présidence de la société Audilab Bordelais.
8- La société Audilab Bordelais soutient que sa position 'passagère' sous la présidence de la société Ouie exprimées dans des conclusions du 21 octobre 2022 qui n'ont pas été déposées au tribunal lors de l'audience n'a pas d'effet compte tenu de l'oralité des débats devant le tribunal de commerce par application de l'article 446-1 du code de procédure civile.
Sur ce :
9- 'Nul ne peut se contredire au détriment d'autrui ' (Com. 20 sept. 2011, no 10-22.888).
10- Par principe, et en application de l'article 860-1 du code de commerce, la procédure est orale devant le tribunal de commerce, sauf aménagement par le tribunal par application des dispositions de l'article 861-1 du même code, ce qui n'a pas été le cas en l'espèce.
11- Dès lors, les premiers juges n'ont pas été saisis des conclusions notifiées entre parties avant l'audience mais des seules conclusions déposées et plaidées lors de l'audience.
12- Le principe de l'estoppel ne peut être retenu. Ce moyen d'irrecevabilité est inopérant.
* sur la forclusion de l'action tirée des dispositions des articles L 624-9 et L 624-16 du code de commerce relatif à la revendication des meubles :
13- Maître [T], en sa qualité de mandataire judiciaire de la société Ouie, et la société Ouie soutiennent que l'action en exécution forcée de la cession s'analyse en une action en revendication d'un bien mobilier dépendant du patrimoine d'un débiteur placé en procédure collective et qu'à ce titre, elle aurait dû être exercée dans les trois mois de la publication d'ouverture de la procédure de sauvegarde judiciaire, ce qui n'a pas été fait. Ils affirment que le fonds avait été remis à la société Ouie dans le cadre du contrat de location gérance et que celle-ci l'a conservé par la suite à titre précaire.
14- Les sociétés appelantes rétorquent que leur action ne rentre pas dans le périmètre d'action de l'action en revendication, la qualité de propriétaire de la société Audilab Bordelais ne pouvant découler que de la décision à intervenir. Elles arguent du fait que la société Audilab Bordelais ne pouvait pas exercer une action en
revendication car elle n'était ni un propriétaire ayant remis le fonds de commerce à titre précaire au débiteur ni un vendeur bénéficiant d'une clause de propriété.
Sur ce :
15- Aux termes de l'article L 624-9 du code de commerce, la revendication des meubles ne peut être exercée que dans le délai de trois mois suivant la publication du jugement ouvrant la procédure.
16- Aux termes de l'article L 624-16 du code de commerce, "peuvent être revendiqués, à condition qu'ils se retrouvent en nature, les biens meubles remis à titre précaire au débiteur ou ceux transférés dans un patrimoine fiduciaire dont le débiteur conserve l'usage ou la jouissance en qualité de constituant.
Peuvent également être revendiqués, s'ils se retrouvent en nature au moment de l'ouverture de la procédure, les biens vendus avec une clause de réserve de propriété. Cette clause doit avoir été convenue entre les parties dans un écrit au plus tard au moment de la livraison. Elle peut l'être dans un écrit régissant un ensemble d'opérations commerciales convenues entre les parties.
Dans tous les cas, il n'y a pas lieu à revendication si, sur décision du juge-commissaire, le prix est payé immédiatement. Le juge-commissaire peut également, avec le consentement du créancier requérant, accorder un délai de règlement. Le paiement du prix est alors assimilé à celui des créances mentionnées au I de l'article L. 622-17."
17- A la date d'ouverture de la procédure de sauvegarde, le contrat de location gérance avait pris fin et la société Ouie détenait le fonds en sa qualité de propriétaire, le tribunal de commerce de Bordeaux ayant prononcé la résolution du contrat de cession de celui-ci.
18- La société Ouie ne détenait donc pas le bien à titre précaire. Les dispositions de l'article L 624-16 du code de commerce sont donc inapplicables.
19- Cette fin de non-recevoir sera rejetée.
* sur l'application des dispositions de l'article 564 du code de procédure civile relatif aux demandes nouvelles en appel :
20- Les sociétés appelantes demandent à la cour de déclarer inopérants et nuls les actes accomplis entre le 1er octobre 2022 et le 24 octobre 2022 par la société Ouie en sa qualité de présidente de la société Audilab Bordelais puisque la société Ouie ne peut se prévaloir de sa propre carence dans le défaut de paiement et que ces actes relèvent d'un abus de pouvoir dans l'exercice du mandat de présidente de la société Audilab Bordelais ' faits auxquels les concluantes entendent donner suite devant l'autorité compétente'.
21- La société Ouie demande à la cour de déclarer irrecevable cette demande présentée pour la première fois en appel par voir de conclusions du 25 octobre 2023 sur le fondement de l'article 564 du code civil.
22- Les sociétés appelantes soutiennent qu'il ne s'agit pas d'une prétention nouvelle puisque 'ce moyen' avait déjà été développé en première instance et que 'la prétention' découle de celle de la société Ouie qui se prévaut de ces actes pour solliciter la caducité ou la résolution de la vente.
Sur ce :
23- Aux termes de l'article 564 du code de procédure civile, à peine d'irrecevabilité relevée d'office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait.
24- Les sociétés Audilab et Audilab Bordelais n'avaient formé aucune prétention devant le premier juge visant à voir déclarer nuls ou inopposables certains actes de la société Ouie.
25- Outre que le fait que les appelantes n'énumérent pas 'les actes' qu'elles souhaitent voir déclarer nuls ou inopérants, la cour relève que :
- s'agissant de la prétention visant à voir déclarer des actes inopérants, cette demande ne repose sur aucun fondement juridique et s'analyse en réalité en un simple moyen qui sera étudié dans le cadre de l'examen au fond de la demande,
- s'agissant de la demande visant à voir déclarer nuls des actes accomplis par la société Ouie dans l'exercice de son mandat de présidente de la société Audilab Bordelais car contraire à l'intérêt de la société, cette demande ne relève pas de cette juridiction, les appelantes indiquant elles même qu'elles entendent y donner suite devant la juridiction compétente. Il s'agirait en tout état de cause d'une demande nouvelle qui ne vise pas directement à faire écarter les prétentions adverses.
26- Cette demande sera donc déclarée irrecevable.
* sur le fond :
27- Les appelantes soutiennent que l'ensemble des conditions suspensives ont été levées et que la vente n'encourt dès lors aucune caducité. Elles font valoir que le paiement du prix n'a pas été érigé en condition suspensive de l'acte et que le défaut de paiement de celui-ci n'affecte pas la validité du contrat mais son exécution. Elles font valoir que la cédante, la société Ouie, n'a rien fait avant le 30 septembre 2022 pour concourir à la réalisation de la cession, sauf à adresser un email du 28 août 2022 pour exprimer une inquiétude.
Sur la résolution de la vente, elles font valoir que :
- le courrier du 3 octobre 2022 ne fait état que de la caducité de l'acte et non de sa résolution,
- la société Ouie n'a jamais mis en oeuvre une demande de résiliation du contrat au sens de l'article 1225 du code civil qui impose une mise en demeure,
- la société Ouie ne peut se prévaloir du comportement de la société Audilab Bordelais dont elle était la dirigeante,
- la résiliation prononcée par les premiers juges rend incompatible l'exploitation directe du fonds par la société Ouie et 'la non concurrence réservée à Audilab Bordelais, la société Ouie étant associée',
- la résiliation est conditionnée à l'opposabilité à toutes les parties à l'opération, or la société MBH n'est pas partie à la procédure,
- aucun comportement fautif de la société Audilab bordelais ne peut être retenu au titre d'un défaut de paiement du prix alors que la société Ouie dans l'exercice de son mandat n'a pas honoré le paiement du prix de cession, qu'elle ne peut se prévaloir de sa propre turpitude, et ce d'autant plus que les fonds ont été mis à disposition par la société Audilab selon virement du 6 octobre 2022 qu'elle a rejeté,
- la société Ouie n'a jamais sollicité la résolution de la vente avant ses conclusions d'appel du 15 février 2023,
- le paiement du prix est suspendu à la décision judiciaire visant à obtenir que soit ordonnée la cession du fonds et les dispositions de l'article 1653 du code civil sont applicables compte tenu du trouble causé par le vendeur,
- le juge garde un pouvoir souverain d'appréciation pour apprécier l'opportunité de la résiliation compte tenu de l'inexécution, or en l'espèce, le vendeur multiple les actes d'obstruction à la vente.
28- Les intimés sollicitent à titre principal la résolution du contrat pour défaut de paiement du prix au 30 septembre 2022 en se fondant sur les articles 1650 et 1654 du code civil. Elles font valoir que le paiement du prix était une obligation essentielle du contrat et que le non respect de cette obligation est une inexécution grave justifiant la résolution du contrat. La société Ouie soutient avoir régulièrement notifié la résolution du contrat. En tout état de cause, la résolution du contrat est encourue par application de l'article 8.1.3 du protocole.
Elles font valoir en second lieu que le contrat est caduc en raison de l'absence de réalisation des conditions suspensives.
Sur ce :
29- Aux termes des articles 1582 et 1583 du code civil, la vente est une convention par laquelle l'un s'oblige à livrer une chose, et l'autre à la payer. Elle peut être faite par acte authentique ou sous seing privé. Elle est parfaite entre les parties, et la propriété est acquise de droit à l'acheteur à l'égard du vendeur, dès qu'on est convenu de la chose et du prix, quoique la chose n'ait pas encore été livrée ni le prix payé.
30- Aux termes de l'article 1589 du code civil, la promesse de vente vaut vente, lorsqu'il y a consentement réciproque des deux parties sur la chose et sur le prix.
31- Aux termes de l'article 1650 du code civil, la principale obligation de l'acheteur est de payer le prix au jour et au lieu réglés par la vente.
32- Aux termes de l'article 1653 du code civil, si l'acheteur est troublé ou a juste sujet de craindre d'être troublé par une action, soit hypothécaire, soit en revendication, il peut suspendre le paiement du prix jusqu'à ce que le vendeur ait fait cesser le trouble, si mieux n'aime celui-ci donner caution, ou à moins qu'il n'ait été stipulé que, nonobstant le trouble, l'acheteur payera.
33- Aux termes de l'article 1224 du code civil, la résolution résulte soit de l'application d'une clause résolutoire soit, en cas d'inexécution suffisamment grave, d'une notification du créancier au débiteur ou d'une décision de justice.
34- Aux termes de l'article 1225 du code civil, la clause résolutoire précise les engagements dont l'inexécution entraînera la résolution du contrat.La résolution est subordonnée à une mise en demeure infructueuse, s'il n'a pas été convenu que celle-ci résulterait du seul fait de l'inexécution. La mise en demeure ne produit effet que si elle mentionne expressément la clause résolutoire.
35- Les parties ont conclu une promesse synallagmatique de vente du fonds de commerce sous certaines conditions suspensives. Le prix et la chose vendus étaient déterminés. Il n'a pas été stipulé qu'une réitération de l'acte devait intervenir une fois les conditions suspensives levées et le paiement du prix n'a pas été érigé en condition suspensive.
36- Les appelantes soutiennent ainsi avec raison que la vente était parfaite dès la signature de l'acte, sous réserve de la levée des conditions suspensives, et que le non- paiement du prix ne peut affecter la validité de l'acte mais relève de son exécution.
37- L'acte de cession du fonds de commerce comporte une clause résolutoire. Le vendeur ne justifie cependant d'aucune mise en demeure mentionnant expressément cette clause. La résolution du contrat de vente ne peut donc résulter de cette clause mais uniquement d'une décision judiciaire constatant une grave inexécution du contrat.
38- En l'espèce, le paiement du prix est une obligation essentielle du contrat. La société Audilab Bordelais n'a pas réglé le prix de vente au terme fixé par le contrat et n'a pas sollicité de sa cocontractante avant l'échéance du terme une prorogation de celui-ci lorsqu'il est apparu que le paiement du prix ne pourrait être effectué à la date convenue.
39- La société Audilab Bordelais argue de la duplicité de sa présidente de l'époque mais n'apporte aucun élément probant établissant qu'elle était en mesure de payer le prix à la date convenue. En effet, sa trésorerie était de 41 393 euros au 30 septembre 2022 alors même que sa holding lui avait fait une avance de 50 000 euros le 22 septembre 2022 pour faire face à ses charges sur son compte courant associé rémunéré. Le résultat net comptable au 31 août 2022 de la société Audilab Bordelais était de - 124 228 euros.
40- Par ailleurs, le fait pour la société Ouie, en sa qualité de présidente de la société Audilab Bordelais de refuser que la société Audilab, principale actionnaire de la société Audilab Bordelais, abonde à nouveau son compte courant associé rémunéré, sans convention réglementée, à hauteur de 180 000 euros, et alors que la société était déjà endettée, n'apparaît pas fautif.
41- En tout état de cause, les actes réalisés par sa présidente en exercice régulier engage la société Audilab Bordelais.
42- Les dispositions de l'article 1653 du code civil ne sont pas applicables au cas d'espèce aucune action hypothécaire ou en revendication n'étant alléguée. Aucun motif de suspension du paiement du prix n'est donc démontré.
43- S'agissant de l'indivisibilité juridique des différentes opérations, elle ne résulte pas de l'acte contrairement à ce qui est soutenu. L'absence d'une des parties à ce protocole, la société MBH, qui a cédé ses actions dans le capital de la société Audilab Bordelais ne fait pas obstacle à la résolution de l'acte de cession du fonds de commerce de la société Ouie à la société Audilab bordelais.
44- Le protocole d'association ne prévoit aucune clause de non-concurrence. Celle-ci est en effet stipulée aux termes du pacte d'associés qui permet à chacun des associés de céder ses parts. L'existence de cette clause ne permet pas de faire obstacle à la résolution de l'acte de cession.
45- Contrairement à ce qui est soutenu, la demande de résolution de l'acte avait bien été formée par les appelantes devant le premier juge. Elle est donc recevable. Sur le fond, l'inexécution de l'obligation essentielle du contrat de paiement du prix présente une gravité suffisante pour justifier la résolution judiciaire de ce dernier et le débouté de l'ensemble des demandes de la société Audilab et de la société Audilab Bordelais, y compris celle de dommages et intérêts. La décision de première instance sera ainsi confirmée, sauf à préciser que la résolution de l'acte de cession est une résolution judiciaire.
* sur la demande de dommages et intérêts formée par la société Ouie pour rupture anticipée de la convention d'assistance et de prestations de services techniques d'audioprothésiste :
46- La société Ouie sollicite la condamnation de la société Audilab Bordelais à lui verser la somme de 82 000 euros à titre de dommages-intérêts pour rupture anticipée de la convention d'assistance et de prestations de services techniques d'audioprothésiste signée le 29 décembre 2020 et non le 29 décembre 2022 comme indiqué par erreur dans le dispositif des conclusions. Elle reproche à sa cocontractante d'avoir résilié cette convention qui s'était reconduite tacitement sans respecter le préavis contractuel de trois mois. Elle soutient que celle-ci ne peut arguer d'une résiliation de plein droit, en l'absence de modification substantielle dans les organes de direction de l'une ou l'autre des sociétés. En effet, selon elle, son remplacement à la présidence de la société Audilab Bordelais n'est pas une modification substantielle dans la direction de la société Audilab Bordelais, s'agissant du remplacement d'un associé par un autre, et sans changement du directeur général. Par ailleurs, le principe même du changement de présidence a fait l'objet d'un refus unanime des associés lors de l'assemblée générale extraordinaire du 14 décembre 2022 qui ont refusé d'approuver le procès-verbal de l'assemblée générale du 24 octobre 2022 ayant désigné la société Audilab comme présidente de la société Audilab Bordelais. Elle doit ainsi selon elle être indemnisée de son préjudice égal aux neuf mois de prestations dont elle aurait été réglée si le contrat n'avait pas été résilié.
47- La société Audilab Bordelais soutient que l'article 8 du contrat prévoit une résiliation de plein droit de la convention en cas de changement de majorité ou de modification substantielle dans les organes de direction de l'une ou l'autre des sociétés. Elle met en avant l'engagement de non concurrence de la société Ouie à son égard auquel celle-ci contrevient par l'exploitation en direct de son fonds de commerce. A titre subsidiaire, elle argue de l'interdépendance du contrat de cession du fonds de commerce et du contrat de prestation de service, la résiliation de l'un entrainant la résiliation de l'autre.
Sur ce :
48- L'article 8 du contrat litigieux stipulait que celui-ci pouvait être résilié de plein droit en cas de modification substantielle dans les organes de direction de l'une ou de l'autre des deux sociétés.
49- La révocation de la société Ouie de son mandat de présidente de la société Audilab Bordelais et son remplacement par la société Audilab constitue bien une modification substantielle dans les organes de direction de la société Audilab Bordelais même si le directeur général. Il en est d'ailleurs résulté des prises de décisions en opposition avec celles-ci prises sous la présidence de la société Ouie.
50- A ce jour, il n'est pas contesté que la société Audilab assure la présidence de la société Audilab Bordelais quel que soit le vote intervenu lors de la dernière assemblée générale qui ne portait pas spécifiquement sur le changement de présidence.
51- La société Audilab Bordelais a pu ainsi à bon droit résilier sans préavis le contrat la liant à la société Ouie par application des dispositions de l'article 8 du contrat.
52- La société Ouie sera déboutée des demandes de ce chef.
Sur les autres demandes :
53- Il n'est pas justifié que les appelantes ont abusé de leur droit de former un appel dans un but dilatoire. La demande de dommages et intérêts pour procédure abusive sera rejetée.
54- Les sociétés Audilab et Audilab Bordelais qui succombent seront condamnées aux dépens d'appel.
55- Elles seront condamnées chacune à verser la somme de 1000 euros à la société Ouie et la somme de 1000 euros à Mme [W].
Dispositif
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, par décision contradictoire et en dernier ressort,
Déclare recevables les demandes des sociétés Audilab et Audilab Bordelais,
Confirme la décision du 8 décembre 2022 du tribunal de commerce de Bordeaux sauf à préciser que la résolution de l'acte de cession est une résolution judiciaire,
y ajoutant
Déclare irrecevable la demande de la société Audilab et de la société Audilab Bordelais aux fins de 'dire et juger inopérants et le cas échéant nuls et de nul effet, les actes abusifs et déloyaux de la société Ouie agissant en qualité de présidente de Ouie entre le 1er et le 20 octobre 2022 notamment pour tenir en échec la cession du fonds de commerce',
Déboute la société Ouie de sa demande de dommages et intérêts au titre de la résiliation de la convention d'assistance et de prestations de services techniques d'audioprothésiste du 29 décembre 2020,
Déboute la société Ouie et Mme [V] [W] de leurs demandes de dommages et intérêts pour procédure abusive,
Condamne les sociétés Audilab et Audilab Bordelais aux dépens d'appel,
Condamne les sociétés Audilab et Audilab Bordelais à verser chacune la somme de 1000 euros à la société Ouie et la somme de 1000 euros à Mme [V] [W].
Le présent arrêt a été signé par Monsieur Jean-Pierre FRANCO, président, et par Monsieur Hervé GOUDOT, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.