CA Riom, ch. com., 28 février 2024, n° 23/01060
RIOM
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Défendeur :
BD Mat (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dubled-Vacheron
Conseillers :
Mme Theuil-Dif, Mme Dufayet
Avocats :
Me Langlais, Me Gutton Perrin, Me Val
EXPOSE DU LITIGE
La SAS BD Mat est une société holding qui était détenue à 50% par Mme [P] [H] et 50% par M. [E] [N].
Mme [H] est présidente de la SAS BD Mat.
M. [N] a été directeur général jusqu'au 16 décembre 2022, date de sa démission.
La SAS BD Mat détient à 100% la SAS [H] Matériaux, dont l'activité est la vente de matériaux de construction.
La SAS BD Mat est présidente de la SAS [H] Matériaux.
En 2018, la SARL [F] Expertise et Conseil a été nommée commissaire aux comptes (CAC) de la SAS BD Mat pour une durée de six exercices.
En 2019, elle a été nommée CAC de la SAS [H] Matériaux. Son mandat arrivera à expiration après l'approbation des comptes de l'exercice clos le 31 décembre 2024.
Les fonctions de commissaire aux comptes sont exercées auprès de la SAS BD Mat et de la SAS [H] Matériaux au nom de la SARL [F] Expertise et Conseil par M. [Y] [F].
Par la suite d'une mésentente entre Mme [H] et M. [N], ce dernier a convenu de céder la totalité de ses parts à Mme [H].
Les modalités de cette opération ont été exposées au travers d'un pacte d'actionnaires signé le 16 décembre 2022. Afin de financer le règlement des parts cédées par M. [N], Mme [H] a sollicité le concours des banques en recourant à un prêt bancaire associé à l'entrée d'un nouvel actionnaire en la personne de M. [M] [V].
Lors du montage financier des désaccords sont nés entre Mme [H] et M. [Y] [F], et ceux-ci n'ont pas été en mesure de trouver un accord permettant de mettre un terme à leur différend.
Exposé du litige
Par acte d'huissier du 7 février 2023, Mme [P] [H] en qualité d'associée et de présidente de la SAS BD Mat, et d'associée de la SAS [H] Matériaux, a fait assigner devant le président du tribunal de commerce d'Aurillac en procédure accélérée au fond, la SARL [F] Expertise et Conseil, aux fins de voir, au visa des articles L.823-7 et R.823-5 du code de commerce, 481-1, 876-1 et 47 du code de procédure civile, et du décret n°2005-1412 du 16 novembre 2005, :
- ordonner le relèvement immédiat de la SARL [F] Expertise et Conseil de ses fonctions de CAC de la SAS BD Mat ;
- ordonner le relèvement immédiat de la SARL [F] Expertise et Conseil de ses fonctions de CAC de la SAS [H] Matériaux ;
- condamner la SARL [F] Expertise et Conseil à une indemnité de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.
Par jugement du 13 juin 2023, le président du tribunal a fait droit aux deux demandes de relèvement et condamné la SARL [F] Expertise et Conseil à une indemnité de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles.
Il a estimé :
- que les pièces versées aux débats démontraient que M. [F] avait eu des comportements incompatibles avec ses fonctions de CAC ; qu'il avait bafoué à de multiples reprises les règles édictées au sein du code de déontologie des CAC ;
que s'il s'avérait qu'il avait été sollicité par Mme [H] pour réaliser des prestations qui n'entraient pas dans le cadre de son mandat, il lui appartenait de mettre en oeuvre une lettre de mission distincte décrivant précisément la nature des prestations annexes souhaitées par sa cliente, mais en aucun cas il ne pouvait intervenir dans l'établissement des comptes pour lesquels il devait opérer en toute impartialité le contrôle de ces derniers ; qu'il était clairement démontré que M. [F] avait participé à l'élaboration des comptes pour lesquels il était censé effectuer le contrôle de ces derniers ; qu'en agissant de la sorte, il s'était trouvé en situation d'auto-révision des comptes ; que cette action constituait une faute et caractérisait la violation de l'article 10 du code de déontologie des CAC ;
- qu'en intervenant de façon active sur le montage financier visant à racheter les parts de M. [N], M. [F] avait violé les dispositions de l'article L.823-10 du code de commerce qui lui interdisaient toute immixtion dans la gestion des entreprises de Mme [H] ; qu'en faisant part à la banque et au futur repreneur de son intention de lancer la phase n°1 de la procédure d'alerte, il avait violé le secret professionnel et le secret des affaires auxquels il était tenu ; que ses différents échanges avec Mme [H] et la banque démontraient qu'en raison du rejet du montage qu'il avait envisagé, il avait sciemment agi dans une volonté de nuire.
Par déclaration d'appel en date du 3 juillet 2023, la SARL [F] Expertise et Conseil a interjeté appel du jugement.
Par conclusions déposées et notifiées le 8 décembre 2023, l'appelante demande à la cour de :
- infirmer le jugement du chef des dispositions suivantes :
'- dit et juge recevable et bien fondée la demande de Mme [P] [H] en sa qualité d'associée et présidente de la société BDMAT et d'associée de la société [H] Matériaux.
- ordonne le relèvement immédiat de la société [F] Expertise et Conseil de ses fonctions de commissaire aux comptes de la société BDMAT ;
- ordonne le relèvement immédiat de la société [F] Expertise et Conseil de ses fonctions de commissaire aux comptes de la société [H] Matériaux ;
- condamne la société [F] Expertise et Conseil à payer et porter à la société BDMAT la somme de 1 500 euros au titre de l'article700 du code de procédure civile ;
- condamne la société [F] Expertise et Conseil à payer et porter à la société [H] Matériaux la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamne la société [F] Expertise et Conseil aux entiers';
- et statuant à nouveau :
- débouter Mme [H], ès qualités d'associée et de présidente de la société BD Mat de sa demande de relèvement de fonctions de son mandat de CAC de la société BD Mat ;
- débouter Mme [H] en sa qualité d'associée de la société [H] Matériaux de sa demande de relèvement de fonctions de son mandat de CAC de la société [H] Matériaux ;
- débouter Mme [H] es qualités, la SAS [H] Matériaux et la SAS BD Mat de leur appel incident, et de toutes leurs demandes ;
- condamner Mme [H] es qualités, la SAS [H] Matériaux et la SAS BD Mat à lui payer la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile;
- condamner la SAS [H] Matériaux et la SAS BD Mat aux entiers dépens.
Elle fait valoir qu'une demande en relèvement de fonctions du CAC ne peut prospérer qu'à la condition de démontrer une faute qualifiée du CAC, ce qui n'est manifestement pas établie au cas d'espèce. La jurisprudence a dégagé deux critères cumulatifs, qui doivent être constatés pour justifier le relèvement :
- la faute pouvant justifier une telle mesure doit caractériser « un comportement » manifestant une volonté délibérée du CAC d'ignorer ses obligations légales, réglementaires ou déontologiques qui confirme à la mauvaise foi, à l'intention de nuire,
- l'action doit être engagée rapidement après la découverte de la situation dénoncée.
Ainsi, la prestation du calcul de la CVAE qui a été délivrée à la société [H] Matériaux du fait qu'elle ne disposait pas des outils pour procéder à son calcul, ne constitue pas un manquement suffisamment grave de nature à justifier le relèvement de fonctions du CAC, étant rappelé que la CVAE est d'un montant non significatif. Son calcul n'intervient pas dans le cadre de l'établissement des comptes annuels. Il s'agit d'une déclaration fiscale indépendante.
Elle affirme ensuite qu'elle n'a en aucun cas passé des écritures comptables et qu'elle a juste édité le projet de liasse fiscale à partir des documents comptables établis par les entreprises sous leur seule responsabilité. Il n'y avait donc aucun risque d'auto-révision.
De même, le CAC n'a pas passé les provisions pour créances douteuses : sa réponse en date du 21 septembre 2022 concernant le tableau des créances douteuses établi par Mme [D] s'inscrit non dans le cadre de l'établissement des comptes annuels, mais dans le cadre des contrôles du CAC consistant à vérifier les méthodes d'identification et d'évaluation des créances douteuses.
De surcroît, c'est le rôle du CAC de contrôler la correcte valorisation du stock par l'entité contrôlée ce qui implique d'apprécier la qualité et la fiabilité des procédures d'inventaires qui conduisent à sa comptabilisation et à sa valorisation par l'entité contrôlée.
Elle ajoute qu'elle n'a pas établi les prévisionnels et qu'elle a refusé de les valider.
Sur la révélation de faits délictueux, elle fait valoir que les pièces sont sorties de leur contexte, et rappelle qu'un délai raisonnable doit s'appliquer en la matière.
Elle expose ensuite que le CAC n'a pas participé à l'ingénierie du montage de rachat des parts de M. [N] : les SMS versés aux débats sont totalement sortis de leur contexte et seuls des extraits sont fournis, ce qui est déloyal.
Sur les échanges avec les banques, le CAC estime avoir été instrumentalisé, ayant été convié aux réunions et mis en copie de tous les mails.
Sur le contexte de l'e-mail adressé au Crédit Agricole le 5 novembre 2022, il n'est pas démontré qu'il y aurait eu un désaccord sur le montage de reprise par le CAC. En outre, aucune intention malveillante dans ses échanges avec le Crédit Agricole n'est caractérisée. Il conteste toute violation du secret professionnel au profit du Crédit Agricole.
Les divergences de vue entre le CAC et Me Raynaud, conseil de l'entreprise, ne constituent en aucun cas un manquement aux obligations professionnelles du CAC.
Sur la procédure d'alerte, elle rappelle que le CAC n'encourt aucune responsabilité en cas de déclenchement de cette procédure, et qu'il doit le faire lorsqu'il relève des faits de nature à compromettre la continuité de l'exploitation. Il a estimé que les conditions de rachat des actions de M. [N] étaient susceptibles de mettre en cause la continuité de l'exploitation car pour financer le rachat de ces parts, il a été prévu une remontée de trésorerie de [H] Matériaux au profit de la SAS BD Mat assez conséquente de 250 K€ en 2023, 2024 et 2025.
Dans un second temps, après communication des comptes prévisionnels établis par le cabinet A Com Expertise, il est apparu qu'ils omettaient des charges importantes, qu'ils ne tenaient pas compte de la très probable baisse d'activité eu égard à la conjoncture économique, de même que de la hausse du coût des matériaux. Il a donc déclenché la phase 2.
Par conclusions déposées et notifiées le 4 décembre 2023, Mme [P] [H], agissant en qualité d'associée et de présidente de la SAS BD Mat et en qualité de d'associée de la SAS [H] Matériaux, la SAS BD Mat et la SAS [H] Matériaux demandent à la cour de :
- débouter la SARL [F] Expertise et Conseil de son appel en tous points mal fondé ;
- confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a ordonné le relèvement immédiat de la SARL [F] Expertise et Conseil de ses fonctions de CAC de la SAS BD Mat;
- confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a ordonné le relèvement immédiat de la SARL [F] Expertise et Conseil de ses fonctions de CAC de la SAS [H] Matériaux ;
- faisant droit a l'appel incident des concluantes ;
- réformer la décision entreprise en ce qu'elle a limité à 1 500 euros l'indemnité allouée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au profit de la SAS BD Mat ;
- réformer la décision entreprise en ce qu'elle a limité à 1 500 euros l'indemnité allouée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au profit de la SAS [H] Matériaux;
- condamner la SARL [F] Expertise et Conseil à leur verser indivisément une indemnité de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles de première instance ;
- y rajoutant, condamner la société [F] Expertise et Conseil à leur verser indivisément une indemnité complémentaire de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles d'appel ;
- condamner la société [F] Expertise et Conseil en tous les dépens de première instance et d'appel.
Elles font valoir qu'il est établi qu'en tant que professionnel, le CAC n'a pas respecté le cadre qui s'imposait à lui concernant les limites de ses interventions ; que s'il a pu être associé par la chef d'entreprise à certaines discussions avec la banque, ceci ne l'autorisait pas ultérieurement à communiquer directement avec la banque en dehors du chef d'entreprise et de surcroît à communiquer avec la banque et pire encore, avec le potentiel investisseur, sur ses doutes, ses craintes et la procédure d'alerte qu'il allait lancer.
Elles ajoutent que de même, s'il ne peut pas lui être reproché de ne pas apprécier le conseil habituel de l'entreprise, rien ne l'autorisait à mettre son éviction dans la balance, et à se livrer à un chantage subordonnant le maintien de sa propre intervention à l'éviction de l'avocat.
Elles considèrent enfin que si la procédure d'alerte relève effectivement de sa mission, et n'engage pas par principe sa responsabilité, il en va différemment lorsque cette procédure d'alerte est délibérément lancée à un moment où l'entreprise n'est pas en situation de risque, mais où les communications sur la procédure d'alerte, intervenant au moment même où la restructuration de l'entreprise se met en place avec l'intervention d'un investisseur, risque d'avoir pour effet de faire échouer cette opération .
Aussi, pour l'ensemble de ces raisons, tant au regard des principes applicables qu'au regard de la réalité de la situation de fait, elles estiment que la procédure de relèvement était parfaitement justifiée.
Il sera renvoyé aux conclusions des parties pour l'exposé complet de leurs demandes et moyens.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 11 décembre 2023.
MOTIFS :
- Aux termes de l'article L. 823-7 du code de commerce, en cas de faute ou d'empêchement, les commissaires aux comptes peuvent, dans les conditions fixées par décret en Conseil d'Etat, être relevés de leurs fonctions avant l'expiration normale de celles-ci, sur décision de justice, à la demande de l'organe collégial chargé de l'administration, de l'organe chargé de la direction, d'un ou plusieurs actionnaires ou associés représentant au moins 5 % du capital social, du comité d'entreprise, du ministère public ou de l'Autorité des marchés financiers pour les personnes dont les titres financiers sont admis aux négociations sur un marché réglementé et entités. (...)
L'article R. 823-5 du même code précise par ailleurs que dans les cas prévus aux articles L.823-6 et L. 823-7, le président du tribunal de commerce statue selon la procédure accélérée au fond sur la récusation ou le relèvement de fonctions d'un commissaire aux comptes. La demande de récusation ou de relèvement de fonctions est formée contre le commissaire aux comptes et la personne ou l'entité auprès de laquelle il a été désigné. La demande de récusation du commissaire aux comptes est présentée dans les trente jours de sa désignation. Lorsque la demande émane du procureur de la République, elle est présentée par requête. L'appel est formé et jugé selon les règles applicables à la procédure prévue à l'article 905 du code de procédure civile ou à la procédure à jour fixe. Lorsque le commissaire aux comptes est relevé de ses fonctions, il est remplacé par le commissaire aux comptes suppléant.
Ni la loi ni la réglementation applicable aux commissaires aux comptes n'ont donné de définition de la faute susceptible de justifier le relèvement de fonctions. La Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC) observe que s'il semble évident que la faute du commissaire aux comptes justifiant son relèvement peut être également retenue pour engager sa responsabilité civile, la réciproque ne l'est pas.
L'idée générale est qu'il convient de trouver un équilibre entre la sanction de fautes suffisamment caractérisées et la nécessaire pérennité du contrôle légal.
La jurisprudence et la doctrine considèrent que celle-ci doit résulter soit d'un contrôle insuffisant sans qu'il soit besoin de prouver sa mauvaise foi, soit d'un excès de contrôle et de diligence, mais alors il faudra établir sa mauvaise foi
Par ailleurs, l'article L.823-10 du code de commerce précise que les commissaires aux comptes ont pour mission Motivation permanente, à l'exclusion de toute immixtion dans la gestion, de vérifier la valeur et les documents comptables de la personne ou de l'entité dont ils sont chargés de certifier les comptes et de contrôler la conformité de sa comptabilité aux règles en vigueur.
En l'espèce, si les intimées reprochent en premier lieu à la SARL [F] Expertise et Conseil d'avoir accompli des tâches qui ne relevaient pas de ses fonctions de CAC, mais de celles de l'expert-comptable et qu'elle s'était ainsi trouvée en situation d'auto-révision, l'appelante répond à juste titre:
- que le calcul de la CVAE (cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises) n'intervient pas dans le cadre de l'établissement des comptes annuels, il s'agit d'une déclaration fiscale indépendante ; en outre le CAC s'est ici limité à saisir sur le logiciel les comptes de produits et charges de la balance établie et envoyée par la salariée de la SAS [H] Matériaux (Mme [D]), il a renvoyé les informations à Mme [D] et celle-ci a ensuite déclaré la CVAE sur le site des impôts ; le CAC ne s'est pas donc trouvé en situation d'auto-révision ;
- que la saisie des écritures comptables et l'établissement de la balance ont été réalisés en interne par les comptables et la responsable administrative, de même que la révision des comptes, le CAC a seulement édité la liasse fiscale à partir des documents comptables établis par les entreprises sous leur responsabilité : il n'y avait ici non plus aucun risque d'auto-révision.
Toutefois, s'agissant des créances douteuses ou de l'embauche de Mme [D], les échanges versés aux débats interrogent davantage sur le rôle de la SARL [F] Expertise et Conseil.
Ainsi dans un courriel du 23 novembre 2020, la SARL [F] Expertise et Conseil a écrit à la SAS [H] Matériaux : 'Bonjour, j'ai eu madame [D] au téléphone ce matin. Bien sur elle s'attendait à une période d'essai même si nous n'avions pas évoqué ce sujet. Je suis Ok sur une période d'essai de 4 mois mais non renouvelable - je suis confiant et si nous avions un problème, on s'en rendra compte très tôt'.
Le même jour, M. [Y] [F] a demandé l'envoi en copie de la lettre d'embauche de Mme [D].
Il est ainsi intervenu sur le volet social des entreprises en donnant des conseils sur le type d'embauche à retenir. Il s'agit d'une immixtion dans la gestion de l'entreprise, le CAC se substituant au rôle du chef d'entreprise au titre de la gestion du personnel, ce qui est contraire en outre au code de déontologie résultant du décret 2005-1412 du 16 novembre 2005 : (article 10 2° et 3° : ...il est interdit au CAC de procéder, au bénéfice, à l'intention ou à la demande de la personne ou de l'entité dont il certifie les comptes: 2° à la réalisation de tout acte de gestion ou d'administration, directement ou par substitution aux dirigeants ; 3° au recrutement du personnel).
Ladite salariée, Mme [D] travaillait systématiquement en binôme avec un salarié de la SARL [F] Expertise et Conseil, de nombreux échanges ont eu lieu entre eux. Or, s'agissant des créances douteuses, Mme [D] a communiqué le 'fichier Clients de 2021 non réglé en 2022 + les clients douteux provisionnés en 100 %' le 21 septembre 2022, après avoir reçu la veille, la demande suivante de la part du salarié de la SARL [F] Expertise et Conseil : 'Pour recalculer les dotations et/ou reprises, pouvez-vous m'envoyer votre tableau de créances douteuses 2021 ''
Suite à la communication demandée, il a été répondu le 21 septembre 2022 par la SARL [F] Expertise et Conseil :
'Voici le tableau après correction des formules. J'ai ajouté à droite une colonne pour vérifier s'il y a un écart entre la valeur HT des créances et le montant de la provision en fonction du taux de dépréciation. Au final nous avons une dotation de 141 825,50 euros et une reprise de 6 362,56 euros, soit un impact sur le résultat de 135 462,94 de charges contre 129 826,45 euros dans la version d'origine. Nous parvenons à limiter les dégâts. Je communique ces éléments à M. [F] pour qu'il prenne la décision en toute connaissance de cause.'
Il apparaît à travers ces échanges que la SARL [F] Expertise et Conseil est allée au-delà de sa mission de contrôle, et que M. [F] a pris des décisions de gestion quant au traitement des créances douteuses recensées.
Or, si ces manquements ne présentent pas le degré de gravité exigé pour prononcer le relèvement du CAC, d'autres manquements invoqués reposant également sur une immixtion dans la gestion de l'entreprise, présentent au contraire les caractéristiques requises pour prononcer le relèvement.
Les pièces versées aux débats démontrent que M. [F] a initialement été associé à la négociation du financement en vue de racheter les parts de M. [N].
Il sera tout d'abord relevé la teneur du message que M. [F] a adressé à Mme [H] le 14 juin 2022 par SMS : 'Mon instinct m'a toujours dit que vous étiez celle qui reprendrait cette entreprise parce qu'elle porte votre nom et que vous seule êtes capables de l'amener dans une nouvelle direction. Je suis content pour vous et pour tout ce nous allons pouvoir construire...'.
L'examen des courriels échangés fin juin 2022 entre Mme [H], M. [F] et le Crédit Agricole (représenté par [I] [G]) atteste de l'intervention 'inappropriée' du CAC en cette qualité. Il convient de reprendre les termes de quelques courriels en ce sens :
- 28 juin 2022 à 12h28 : 'concernant la provision pour dépréciation des clients, le montant était de 75K€ en 2020 et 130 K€ en 2021 (en net -dotation reprise) : j'ai souhaité que l'on ait une approche très prudente...Par ailleurs, il y a beaucoup de gisement d'économie à aller chercher...Mme [H] avait évoqué l'idée d'un portage sous forme d'entrée au capital ou autre solution. Ce dont nous avons besoin aujourd'hui c'est une lettre d'intérêt assez marqué de votre établissement afin que madame [H] rachète quelques actions à monsieur [N] et puisse prendre seule certaines décisions d'ores et déjà au niveau de l'organisation de l'entreprise, le temps de mettre en place les solutions de financement définitives' ;
- 28 juin 2022 à 19h12 après réponse positive du Crédit Agricole : 'Je fais suite à notre entretien de ce jour concernant la gestion de la sortie du capital de monsieur [E] [N] et j'ai noté que vous confirmiez votre intérêt pour une participation au financement sous forme de dette senior pour un montant de 750K€. Mme [H] qui nous lit vous confirmera qu'elle accepte volontiers votre proposition. Monsieur [V] fera quant à lui un apport en capital d'un montant identique ou légèrement supérieur dans le cadre d'une holding à créer'.
Si le CAC a en effet été associé à ces négociations par Mme [H] elle-même, il a pris une part active et directe à celles-ci en échangeant directement avec le banquier de l'entreprise, et ce, en totale contradiction avec sa mission et ses obligations définies dans ses mandats de commissaire aux comptes qui le liaient aux sociétés BD Mat et [H] Matériaux.
Ainsi que le soulignent les intimées, M. [F] a pu manifester sa mauvaise humeur lorsqu'il estimait que son avis n'était pas suffisamment sollicité. Dans un SMS du 4 août 2022, celui-ci a pu écrire à Mme [H] : 'Pour le cash on a travaillé ensemble pour sortir [E]. Et maintenant j'ai l'impression que vous avancez seul ce qui est votre droit sur les futurs montages et ceux alors même que le manager qui va rentrer il va falloir qu'il fasse ses proches [preuves] pendant deux ans. Moi, j'ai besoin d'être au courant des décisions qui vont être prises parce que j'ai validé beaucoup de choses en prenant des risques je ne regrette pas mais aujourd'hui j'ai besoin de savoir'.
Il a de surcroît outrepassé son rôle en effectuant des recherches sur le futur repreneur puisqu'il faisait part à Mme [H] le 25 août 2022 par SMS des éléments suivants : '...Pour être cash, je suis en train de mener certaines investigations. Je vous tiens au courant. Après avoir écarté [E], il n'est pas possible de se tromper'.
Il apparaît ainsi qu'au fil des négociations, les points de vue de M. [F] et de Mme [H] ont divergé, et ce, dans un contexte ouvert de conflit entre M. [F] et le nouveau conseil de Mme [H], Me Raynaud (tel que ressort des pièces du dossier).
Le 4 novembre 2022, M. [G] du Crédit Agricole a adressé un courriel à Mme [H], M. [V] et M. [F] afin de solliciter des éléments nécessaires à l'étude du dossier de financement de la mobilité du capital de la SAS BD Mat dans le cadre de la sortie de l'associé (M. [N]), à savoir : projet de pacte d'associé précisant les modalités de remontée des flux financiers pour servir les dettes senior, prévisionnel intégrant le plan de financement de l'opération.
Le 5 novembre 2022, M. [Y] [F] a répondu à M. [G] (Crédit Agricole), Mme [H] et M. [V] (et en copie à la banque de ce dernier) :
'Jusqu'à ce jour j'ai été exclu des opérations concernant la mobilité du capital, juste tenu au courant des grandes lignes et surtout non associé au planning du déroulement de l'opération...
Aujourd'hui, Mme [H] m'envoie un mail avec les documents qui si je comprends bien vous ont été remis en me disant comment je dois faire et avec qui !!! (...)
Je me laisse le week-end pour la réflexion - lancer ou non une procédure d'alerte ou répondre à votre demande mais à mes conditions c'est à dire en tant que commissaire aux comptes. (...)
Je peux aussi pour être franc déclencher une procédure d'alerte au niveau du Groupe'.
En évoquant à des tiers, à savoir la banque devant financer le projet de restructuration du capital, le futur repreneur et sa banque, la menace du lancement de la procédure d'alerte, M. [F] (et sa société) a trahi le secret professionnel, ce qui aurait pu avoir pour conséquence directe de mettre à mal la restructuration des entreprises BD Mat et [H] Matériaux.
Quels qu'aient pu être les doutes du CAC, il n'avait pas le droit d'en faire état au tiers non autorisé qu'est le banquier. Il s'agit là d'une violation caractérisée du secret professionnel et du secret des affaires (article 9 du code de déontologie : le CAC respecte le secret professionnel auquel la loi le soumet. Il ne communique les informations qu'il détient qu'aux personnes légalement qualifiées pour en connaître).
Ce n'est pas l'exercice de la procédure d'alerte qui est ici reproché au CAC, bien que celle-ci n'ait abouti à l'adoption d'aucune mesure immédiate après saisine du président du tribunal de commerce, mais le fait de brandir cette procédure comme une menace dans un courrier adressé à la banque devant financer la restructuration du capital, au futur repreneur et son banquier, avec le risque de faire échouer le rachat des parts de l'associé sortant.
M. [V] a d'ailleurs attesté qu'à partir du mois de septembre 2022, il avait reçu de nombreux appels téléphoniques, SMS, mails en copie de mails adressés à Mme [H], et en déduit, outre l'exercice de la procédure d'alerte qu'il considère sans motifs sérieux, que M. [F] voulait l'effrayer et qu'il abandonne son choix d'investissement.
La violation du secret des affaires et la violation du secret professionnel ci-dessus caractérisées démontrent à elles seules l'intention maligne qui est était celle de la SARL [F] Expertise et Conseil, puisque la communication faite au banquier ne pouvait qu'avoir un effet négatif à l'égard des entreprises. En outre, lancer une procédure d'alerte entre la signature du compromis et la réitération de la vente était manifestement un timing démontrant la volonté de faire échouer la reprise.
Ainsi, sans qu'il soit nécessaire d'examiner le bien fondé ou non de l'exercice de la procédure d'alerte par le CAC, les manquements ainsi caractérisés de ce dernier justifient que soit prononcé son relèvement des deux sociétés BD Mat et [H] Matériaux, la mauvaise foi du CAC étant ici caractérisée.
Le jugement sera ainsi confirmé par motifs substitués.
- Succombant à l'instance, la SARL [F] Expertise et Conseil sera condamnée aux dépens d'appel et à payer aux intimées une indemnité de 4 000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel.
PAR CES MOTIFS :
La cour, statuant publiquement, par arrêt mis à disposition au greffe, contradictoire,
Confirme le jugement par motifs substitués ;
Condamne la SARL [F] Expertise et Conseil à verser à la SAS BD Mat, la SAS [H] Matériaux, et Mme [P] [H], ès qualités d'associée et de présidente de la SAS BD Mat, et ès qualités d'associée de la SAS [H] Matériaux, une indemnité globale de 4 000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel, sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SARL [F] Expertise et Conseil aux dépens d'appel.