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Décisions

CA Paris, Pôle 1 - ch. 8, 1 mars 2024, n° 23/17484

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

Le Bon État (SARL)

Défendeur :

Lan (SCI)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Lagemi

Conseillers :

Mme Le Cotty, M. Birolleau

Avocats :

Me Kong Thong, Me Giangrasso, Me Jeannot

TJ Paris, du 16 mai 2023

16 mai 2023

Par acte du 19 décembre 2005, la société Lan a consenti à la société Le Bon Etat un renouvellement de bail commercial portant sur des locaux situés [Adresse 2] à [Localité 5], pour une durée de neuf années courant à compter du 16 juillet 2004, pour y exercer une activité de café-restaurant-pizza-bar.

Parvenu à son terme, le bail s'est tacitement prolongé.

Le 7 juillet 2022, la société Lan a fait signifier à la société Le Bon Etat un congé à effet du 31 mars 2023, avec refus de renouvellement et offre de paiement d'une indemnité d'éviction.

Par acte du 3 février 2023, la société Lan a fait assigner la société Le Bon Etat devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris, sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, aux fins de désignation d'un expert judiciaire pour avis sur le montant de l'indemnité d'éviction due à la société locataire depuis le 1er avril 2023.

Par ordonnance du 16 mai 2023, le premier a :

ordonné une expertise, aux frais de la société Lan, et désigné pour y procéder, M. [X], avec mission, notamment, de :

rechercher, en tenant compte de la nature des activités professionnelles autorisées par le bail, de la situation et de l'état des locaux, tous éléments permettant :

1° de déterminer le montant de l'indemnité d'éviction dans le cas :

de la perte de fonds : valeur marchande déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, des frais et droits de mutation afférents à la cession de fonds d'importance identique, de la réparation du trouble commercial,

du transfert de fonds, sans perte conséquente de clientèle, sur un emplacement de qualité équivalente, et, en tout état de cause, le coût d'un tel transfert, comprenant : acquisition d'un titre locatif ayant les mêmes avantages que l'ancien, frais et droits de mutation, frais de déménagement et de réinstallation, réparation du trouble commercial,

2° d'apprécier si l'éviction a entraîné la perte du fonds ou son transfert,

3° de déterminer le montant de l'indemnité due par le locataire pour l'occupation des lieux, objet du bail, à compter du 1er avril 2023, conformément aux modalités de l'article L.145-28 du code de commerce ;

débouté la société Le Bon Etat de sa demande aux fins de voir intégrer dans la mission de l'expert la prise en compte des troubles visés dans ses conclusions ayant eu un impact négatif sur le chiffre d'affaires réalisé.

Par déclaration du 27 octobre 2023, la société Le Bon Etat a interjeté appel de cette décision en ses dispositions l'ayant déboutée de sa demande tendant à ce que l'expert prenne en compte les troubles visés dans ses conclusions ayant eu un impact négatif sur son chiffre d'affaires.

Dans ses dernières conclusions remises et notifiées le 24 janvier 2024, la société Le Bon Etat demande à la cour de :

confirmer le jugement en ce qu'il a désigné M. [X] avec la mission d'usage aux fins d'évaluer l'indemnité d'éviction et l'indemnité d'occupation ;

infirmer le jugement en ce qu'il l'a déboutée de sa demande tendant à ce que l'expert prenne en compte les troubles visés dans ses conclusions ayant eu un impact négatif sur son chiffre d'affaires ;

Statuant à nouveau,

juger que les manquements du bailleur à son obligation de délivrance sont constitutifs de troubles de jouissance et d'exploitation dont il doit réparation ;

juger que ce préjudice doit être apprécié en tant que tel par l'expert judiciaire ;

juger que la mission de l'expert doit être étendue à l'évaluation du trouble de jouissance, lequel devra être pris en compte pour l'estimation de l'indemnité d'occupation et à l'évaluation du trouble d'exploitation pour l'estimation de l'indemnité d'éviction ;

suspendre le paiement de l'indemnité d'occupation et des charges locatives jusqu'à la réalisation des travaux de remise aux normes et de suppression des désordres ;

condamner la société Lan à réaliser, sous astreinte de 500 euros par jour de retard à compter de la décision à intervenir, les travaux suivants :

le rétablissement de la cheminée du four à pizza et la condamnation de l'évacuation en façade de l'immeuble ;

la réouverture de la sortie de secours située au niveau de la cuisine, en face des WC ;

la mise en conformité du système d'extraction de la cuisine ;

la mise en conformité du local aux normes handicapées ;

le rétablissement des soupiraux en façade permettant la ventilation de la salle en R-1 ;

juger que les demandes de la société Lan sont irrecevables comme nouvelles en cause d'appel ;

débouter la société Lan de son appel incident ;

condamner la société Lan à lui payer, la somme de 3.000 euros, au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi que les entiers dépens d'appel avec application de l'article 699 du code de procédure civile.

Dans ses dernières conclusions remises et notifiées le 30 janvier 2024, la société Lan demande à la cour de :

dire la société Le Bon Etat mal fondée en son appel et la débouter de toutes ses prétentions ;

confirmer l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions ;

Y ajoutant,

condamner la société Le Bon Etat à lui payer la somme de 34.609,62 euros à titre d'arriérés d'indemnité d'occupation arrêtés à la date du 31 décembre 2023 ;

condamner la société Le Bon Etat à lui payer la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens d'appel.

La clôture de la procédure a été prononcée le 31 janvier 2024.

A l'audience du 1er février 2024 fixée pour les plaidoiries, les parties ont été invitées à présenter une note en délibéré sur la recevabilité des demandes relatives au paiement ou à la suspension de l'indemnité d'occupation et à la réalisation de travaux, ces demandes apparaissant nouvelles en cause d'appel.

Par note en délibéré remise et notifiée le 7 février 2024, la société Le Bon Etat a soutenu que les demandes ajoutées en appel tendant à la suspension du paiement de l'indemnité d'occupation jusqu'à la réalisation des travaux de remise aux normes à effectuer par le bailleur et à l'exécution de ces travaux sous astreinte sont 'le complément nécessaire et les conséquences' de la demande tendant à évaluer le trouble de jouissance et le trouble d'exploitation. Elle considère en revanche que la demande en paiement des indemnités d'occupation formée par la société Lan est une demande nouvelle en appel.

Par note en délibéré remise et notifiée le 8 février 2024, la société Lan a soutenu que les demandes de la société appelante n'ayant pas été formées devant le premier juge, sont nouvelles et, par suite irrecevables en cause d'appel.

Pour un exposé plus détaillé des faits, de la procédure, des moyens et prétentions des parties, la cour renvoie expressément à la décision déférée ainsi qu'aux conclusions susvisées, conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

SUR CE, LA COUR

Sur la recevabilité des demandes nouvelles

Il résulte des articles 564, 566 et 567 du code de procédure civile, qu'à peine d'irrecevabilité relevée d'office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait ; elles ne peuvent ajouter aux prétentions soumises au premier juge que les demandes qui en sont l'accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire ; enfin, les demandes reconventionnelles sont recevables en cause d'appel.

La présente action a été engagée par la société Lan aux fins d'obtenir, sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, la désignation d'un expert judiciaire devant déterminer le montant de l'indemnité d'éviction due par le bailleur en raison du non renouvellement du bail et celui de l'indemnité d'occupation due par le preneur postérieurement à l'expiration du contrat.

La société Le Bon Etat ne s'est pas opposée à la demande d'expertise, sa seule demande reconventionnelle ayant porté sur une extension de la mission de l'expert à la prise en compte de troubles de jouissance invoqués, ayant, selon cette partie, eu une incidence sur la jouissance des locaux et leur exploitation.

Aucune demande portant sur le paiement d'un arriéré d'indemnité d'occupation ou sur la suspension du paiement de ces indemnités ou encore sur la réalisation de travaux de mise en conformité devant être entrepris par le bailleur n'a été soumise à l'appréciation du premier juge.

Ces demandes, qui ne sauraient, dans ces circonstances, s'analyser comme le complément, la conséquence ou l'accessoire de la demande d'expertise, sont nouvelles en appel et, donc irrecevables en application de l'article 564 du code de procédure civile.

Sur l'extension de la mission de l'expert

Aux termes de l'article 145 du code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé.

L'article L.145-14 du code de commerce dispose que le bailleur, s'il refuse le renouvellement du bail, doit, sauf exceptions prévues aux articles L. 145-17 et suivants du même code, payer au locataire évincé une indemnité dite d'éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement.

L'article L.145.28 du même code énonce qu'aucun locataire pouvant prétendre à une indemnité d'éviction ne peut être obligé de quitter les lieux avant de l'avoir reçue et jusqu'au paiement de cette indemnité, il a droit au maintien dans les lieux aux conditions et clauses du contrat de bail expiré.

La société Le Bon Etat, qui ne conteste pas la mesure d'expertise ordonnée, demande que l'expert prenne en considération les troubles de jouissance subis du fait de la société Lan, ayant eu un retentissement sur son chiffre d'affaires.

Elle explique que le local commercial est dégradé et non conforme du fait de la société Lan, qui a réalisé des travaux pour les besoins de l'hôtel qu'elle exploite, lesquels ont gravement affecté ses propres conditions d'exploitation.

Elle indique ainsi que la société Lan, qui est propriétaire de l'ensemble de l'immeuble, a condamné la cheminée d'évacuation du four à pizza ainsi que les sorties de secours au fond de l'arrière salle et en sous-sol, bouché en façade les soupiraux de ventilation des deux salles en sous-sol et causé des infiltrations et divers problèmes électriques consécutivement à l'aménagement de la toiture en terrasse.

Elle ajoute que l'analyse de ses bilans, entre 2018 et 2022, révèle une baisse notable de son chiffre d'affaires, qu'elle a dû renoncer à l'exploitation d'une salle en sous-sol en raison de son défaut de ventilation et que l'état des locaux a compromis le processus de vente du fonds de commerce qu'elle avait entrepris en 2020.

La société Lan conteste le trouble invoqué en soutenant que celui-ci n'a pas été porté à sa connaissance avant la présente procédure, que les procès-verbaux de constats sur lesquels se fonde la société Le Bon Etat ainsi que le rapport de l'architecte du 10 décembre 2023 n'ont pas été établis contradictoirement, que la lettre du 26 juillet 2021, qui lui a été adressée au sujet de prétendus troubles de jouissance, a fait l'objet d'une réponse circonstanciée de la part de son conseil et que rien ne démontre qu'elle serait responsable des infiltrations subies.

Elle ajoute que la condamnation de l'issue de secours au fond de l'arrière salle du restaurant n'a pu causer de préjudice dès lors qu'il existe deux autres issues de secours, au sous-sol et au rez-de-chaussée, que la suppression d'une grille d'aération afin d'aménager un accès aux personnes à mobilité réduite, n'a pu rendre le local non conforme dès lors que subsiste une aération sous les marches de l'entrée principale de l'hôtel, qu'elle n'est pas à l'origine de la déviation du conduit d'évacuation de la cheminée du four à pizza que la société appelante continue d'utiliser.

Le bail ayant lié les parties porte sur des locaux ainsi définis 'une salle sur l'[Adresse 6], une arrière salle sur cour, une cuisine au fond, deux salles au sous-sol, dont une donne sur l'avenue et l'autre sur la cour, un wc', destinés à l'exploitation d'un fonds de commerce de café, restaurant, pizza, bar.

Il résulte des pièces produites et, notamment, des procès-verbaux de constat en date du 10 février 2009, 20 septembre 2021et 19 janvier 2024, que les locaux donnés à bail ont été modifiés et sont affectés par un désordre d'infiltrations.

C'est ainsi, qu'une sortie de secours située au fond de l'arrière salle, devant la cuisine, a été condamnée et qu'une des deux aérations en façade a été bouchée, alors que deux grilles de ventilation sont visibles dans une salle du sous-sol, la société Lan ne contestant pas être à l'origine de ces modifications.

Il apparaît en outre que l'extraction du four à pizza est visible en façade sur rue, un percement circulaire dépourvu de grille ayant été constaté entre le rez-de-chaussée et le premier étage alors que la cheminée de l'immeuble, au-dessus du restaurant, qui pouvait être utilisée pour le passage du conduit d'extraction, a été condamnée aux étages supérieurs.

Par ailleurs, il a été observé tant en 2021 qu'en 2024, dans l'arrière salle du restaurant, située sous la toiture comportant un skydôme, d'importantes traces d'infiltrations, de décollement de peinture et d'auréoles au plafond et sur les murs. Le constat de 2024 a également mis en évidence la présence d'une substance liquide dans plusieurs ampoules ainsi que des traces bistres et des boursouflures de peinture en pourtour de l'alimentation des éclairages à deux angles de la pièce.

Deux rapports en date des 1er février 2023 et 10 décembre 2023, de Mme [C] [F], architecte, mettent en évidence des non-conformités quant au conduit d'extraction du four à pizza, lequel serait, de surcroît, source de gêne pour le restaurant en raison d'un mauvais tirage des fumées, l'aération de la pièce en sous-sol et les sorties de secours.

S'il est exact que ces documents n'ont pas été établis contradictoirement et sont insuffisants pour caractériser, à ce stade, un manquement du bailleur à son obligation de délivrance, ils démontrent cependant l'existence d'un trouble subi par le locataire dans la jouissance et l'exploitation des locaux.

A cet égard, il ressort de deux courriels des 6 mai 2022 et 11 mai 2023, émanant de M. [T] et de Mme [N], que ces derniers, ayant effectué un repérage de lieux pour organiser différents événements professionnels, n'ont pas donné suite à la proposition de la société Le Bon Etat en raison du manque d'aération de la salle en sous-sol et de l'absence de sortie de secours adéquate.

Enfin, si les chiffres d'affaires réalisés au cours des années 2020 et 2021 ne sont pas significatifs au regard de la crise sanitaire ayant eu un retentissement certain sur l'activité des restaurateurs, il est observé que la société appelante a enregistré une baisse de son chiffre d'affaires entre 2019 (267.700 euros) et 2022 (201.037 euros).

Ces éléments justifient donc l'extension de mission sollicitée par la société Le Bon Etat.

Il convient en conséquence de réformer l'ordonnance entreprise de ce chef.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Au regard de la nature du litige, chacune des parties supportera ses frais et dépens exposés en appel.

PAR CES MOTIFS

Déclare irrecevables les demandes de la société Le Bon Etat relatives à la suspension des indemnités d'occupation et à la réalisation de travaux ainsi que celle de la société Lan tendant à la condamnation de la société Le Bon Etat au paiement d'un arriéré d'indemnités d'occupation ;

Infirme l'ordonnance en ses dispositions dont il a été fait appel relatives au rejet de l'extension de la mission de l'expert ;

Statuant à nouveau du chef infirmé,

Dit que l'expert devra :

- rechercher si la suppression d'une aération de la salle en sous-sol et d'une sortie de secours ainsi que la déviation du conduit d'extraction du four à pizza ont eu une incidence sur la jouissance et l'exploitation des locaux par la société Le Bon Etat,

- dans l'affirmative, tenir compte de cette incidence et la chiffrer en vue de déterminer la valeur locative des locaux, l'indemnité d'occupation due par la société Le Bon Etat et le montant de l'indemnité d'éviction à laquelle celle-ci peut prétendre ;

Laisse à chacune des parties la charge de ses frais et dépens exposés en appel.