Cass. com., 28 juin 2023, n° 22-13.442
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vigneau
Rapporteur :
M. Regis
Avocats :
Me Haas, SCP Delamarre et Jehannin
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 2 février 2022), la société Corum Asset Management et la société Corum l'Epargne (les sociétés Corum), en charge de la gestion de plusieurs sociétés civiles de placement immobilier (SCPI), ont assigné en référé la société Boutiquedesplacements.com (la société BDP.com), qui propose sur son site internet des investissements financiers, aux fins, notamment, de voir ordonner, au titre de l'existence d'un acte de dénigrement, la suppression de ce site internet d'un entretien vidéo du président de cette société et de la condamner à leur verser une provision à valoir sur la réparation de leur préjudice.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa troisième branche, et sur le second moyen, pris en sa seconde branche
2. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen, pris en ses première, deuxième, quatrième et cinquième branches
Enoncé du moyen
3. Les sociétés Corum font grief à l'arrêt de dire n'y avoir lieu à référé sur leurs demandes, alors :
« 1°/ que constitue une information de nature à jeter le discrédit sur les produits financiers commercialisés par une société de gestion de la SCPI et, ainsi, un acte de dénigrement, le fait, pour le dirigeant d'une société proposant des investissements financiers, de ranger dans la catégorie des "petits malins" la SCPI gérée par une société concurrente, expressément nommée, en indiquant qu'elle prendrait intentionnellement un délai de jouissance long afin de tromper le consommateur en faisant monter artificiellement ses performances ; qu'en refusant, pourtant, d'y voir un acte de dénigrement, au motif que l'expression "petite bidouille" employée pour qualifier une telle pratique ne l'avait pas été par ledit dirigeant mais par le journaliste l'ayant interviewé, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;
2°/ que le juge a l'obligation de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis ; qu'en affirmant qu'il résultait des propres écritures des demanderesses que l'emploi de l'expression "petits malins" n'était pas le fait de M. [U], quand il s'évinçait clairement de l'entretien litigieux qu'une telle expression avait bien été employée par ce dernier et qu'aux termes de leurs conclusions devant la cour d'appel, les sociétés Corum avaient, non seulement expressément cité le passage litigieux employant cette expression, mais encore analysé de tels propos comme présentant la pratique relative au délai de jouissance utilisée par la SCPI Eurion comme "une pratique "de petits malins", sciemment destinée à "gonfler le rendement" ", la cour d'appel, qui a dénaturé les conclusions des sociétés Corum et l'entretien de M. [U], a méconnu l'interdiction faite au juge de dénaturer l'écrit qui lui est soumis ;
4°/ que la divulgation d'une information de nature à jeter le discrédit sur un concurrent constitue un dénigrement, peu important qu'elle soit exacte ; qu'en retenant que la circonstance que l'auteur des propos litigieux a exposé un "fait exact", s'agissant de la pratique de certaines sociétés de gestion de communiquer leurs performances brutes de fiscalité étrangère, était de nature à exclure la qualification de dénigrement, quand une telle circonstance était parfaitement inopérante, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;
5°/ que le juge a l'obligation de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis ; qu'en affirmant que le fait que les SCPI du groupe Corum présentent leurs rendements bruts de fiscalité étrangère était "non contesté par les appelantes", quand, dans leurs conclusions d'appel, ces dernières avaient, au contraire, soutenu, preuves à l'appui, qu'elles communiquaient leurs performances en brut et en net de fiscalité sur ses bulletins trimestriels, la cour d'appel, qui a dénaturé ces conclusions, a méconnu l'interdiction faite au juge de dénaturer l'écrit qui lui est soumis. »
Réponse de la Cour
4. Après avoir constaté que les propos litigieux avaient été tenus par le président de la société BDP.com, M. [U], à l'occasion d'un entretien avec un journaliste, diffusé sur la chaîne de télévision BFM Business, sur le thème « SCPI. Quelles sont leurs astuces pour figurer en bonne place dans les classements des sociétés les plus performantes ? », et énoncé que la sanction du dénigrement devait être conciliée avec la liberté d'expression, ayant un rang normatif supérieur, l'arrêt relève que, répondant aux questions du journaliste, M. [U] a exposé trois pratiques des SCPI leur permettant d'apparaître « en haut des classements de rentabilité ». Il retient, ensuite, que les expressions critiquées, à savoir « Ils savent que marketingnement parlant ça serait moins terrible », « petits malins », « on essaye de se flatter un maximum », « ça fait monter la performance », « pour flatter le rendement », étaient mesurés. Il ajoute que cette analyse était fondée sur des éléments factuels vérifiables, à l'occasion d'un entretien destiné à informer les téléspectateurs sur le thème abordé. L'arrêt en déduit que ces propos relevaient de la libre critique.
5. De ces énonciations, constatations et appréciations, dont il résulte qu'outre leur caractère mesuré, les propos imputés à la société BDP.com se rapportaient à un sujet d'intérêt général et reposaient sur une base factuelle suffisante, la cour d'appel, abstraction faite des motifs surabondants critiqués par les deuxième et cinquième branches du moyen, a exactement déduit que, faute pour les sociétés Corum de justifier du trouble manifestement illicite qu'elles allèguent, l'ordonnance doit être confirmée en ce qu'elle a rejeté leurs demandes.
6. Le moyen n'est donc pas fondé.
Mais sur le second moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
7. Les sociétés Corum font grief à l'arrêt de les condamner in solidum à payer à la société BDP.com la somme de 3 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive, alors « que l'exercice d'une action en justice constitue un droit et ne peut donner lieu au paiement de dommages et intérêts que s'il est caractérisé par une faute faisant dégénérer l'exercice de ce droit en abus ; qu'en se fondant, pour juger que les sociétés Corum avaient commis un abus de droit d'agir en justice, sur la circonstance que celles-ci ne pouvaient ignorer que les propos tenus par M. [U] n'avaient aucun caractère péjoratif ou dénigrant, cependant qu'un tel motif était impropre à caractériser une faute faisant dégénérer en abus leur droit d'agir en justice, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1240 du code civil :
8. Aux termes de ce texte, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
9. Pour condamner les sociétés Corum à payer à la société BDP.com des dommages et intérêts pour abus du droit d'agir en justice, l'arrêt retient que les sociétés Corum ne pouvaient pas ignorer que les propos tenus n'avaient aucun caractère péjoratif ou dénigrant et qu'elles avaient « tronqué » volontairement l'intervention de M. [U], en ne retranscrivant pas l'intégralité de ses propos.
10. En se déterminant ainsi, par des motifs impropres à caractériser une faute ayant fait dégénérer en abus le droit des sociétés Corum d'agir en justice, dès lors que l'appréciation inexacte qu'une partie fait de ses droits n'est pas en soi constitutive d'une telle faute et que la retranscription des propos litigieux faite par les société Corum avait pu être discutée et complétée par la société BDP.com, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne les sociétés Corum Asset Management et Corum l'Epargne à payer à la société Boutiquedesplacements.com la somme de 3 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive, l'arrêt rendu le 2 février 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.