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Décisions

CA Besançon, 1re ch., 13 février 2024, n° 22/01129

BESANÇON

Arrêt

Infirmation partielle

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Wachter

Conseillers :

Mme Domenego, Mme Willm

Avocats :

Me Pauthier, Me Robert, Me Mairot

T. com. Lons-le-Saunier, du 20 mai 2022,…

20 mai 2022

EXPOSE DES FAITS, DE LA PROCEDURE ET DES PRETENTIONS

La SARL Etablissements [Y] était initialement composée de M. [I] [Y], de son épouse Mme [C] née [Z], ainsi que de leurs deux enfants MM. [J] et [E] [Y].

Par acte de donation-partage du 30 juillet 2008, M. [I] [Y] et son épouse ont attribué leurs parts sociales à leurs deux enfants, et suite à une cession de parts en date du 1er avril 2013, le capital social s'est trouvé détenu par M. [J] [Y] à hauteur de 251 parts et de M. [E] [Y] à hauteur de 249 parts.

Les deux frères ont travaillé ensemble dans la société et à la suite d'un incendie survenu en 2011, M. [E] [Y] a créé son entreprise.

M. [J] [Y] assure la gérance de la SARL Etablissements [Y].

Par lettre recommandée avec avis de réception du 5 juin 2020, M. [E] [Y] a été convoqué à une assemblée générale extraordinaire de la société en vue d'une augmentation de capital.

L'assemblée générale s'est tenue le 22 juin 2020 sans la présence de M. [E] [Y] et le capital a été porté de 7 622,45 euros à 57 914,45 euros par création de 3 300 parts nouvelles souscrites par M. [J] [Y].

Il est depuis composé de 3 800 parts, M. [J] [Y] étant titulaire de 3 551 parts et M. [E] [Y] de 249 parts.

Par acte du 8 septembre 2020, M. [E] [Y] a fait assigner M. [J] [Y], la SARL Etablissements [Y] et la SELARL AJ Partenaires représentée par Maître [H] [P] ès qualités de mandataire ad litem de la société Etablissements [Y] devant le tribunal de commerce de Lons le Saunier aux fins d'annulation de l'augmentation de capital.

Par jugement rendu le 20 mai 2022, le tribunal de commerce de Lons le Saunier :

- a accueilli les demandes de M. [E] [Y],

- les a dites mal fondées,

- a débouté M. [E] [Y] de l'ensemble de ses demandes,

- a condamné M. [E] [Y] à verser à M. [J] [Y] la somme de 5 000 euros à titre de dommages et intérêts pour abus de droit en voulant nuire à M. [J] [Y],

- a ordonné l'exécution provisoire de la décision,

- a condamné M. [E] [Y] à la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- a condamné aux entiers dépens (sic),

- a rejeté toutes autres demandes, fins et conclusions contraires.

Pour statuer ainsi, le tribunal a relevé :

- que la société Etablissements [Y] avait subi une perte de 110 000 euros en 2019 et qu'une perte de 30 000 euros était envisagée sur l'exercice 2020,

- que la situation comptable et financière serait devenue compliquée sans l'augmentation de capital,

- que l'augmentation de capital par incorporation du compte courant de M. [J] [Y] avait permis de conserver des capitaux propres positifs et d'éviter la perte de la moitié du capital,

- que M. [J] [Y] avait parfaitement observé les statuts,

- que M. [E] [Y] ne s'était pas manifesté à suite de la convocation reçue.

- oOo-

Par déclaration du 8 juillet 2022, M. [E] [Y] a relevé appel du jugement en toutes ses dispositions.

Aux termes de ses dernières conclusions transmises le 7 mars 2023, il demande à la cour :

- d'infirmer les dispositions du jugement du tribunal de commerce de Lons le Saunier du 20 mai 2022 suivantes :

. ' Accueille les demandes de M. [E] [Y] ;

. Les dits mal fondées ;

. Déboute M. [E] [Y] de l'ensemble de ses demandes ;

. Condamne M. [E] [Y] à verser à M. [J] [Y] la somme de 5 000 euros à titre de dommages et intérêts, pour abus de droit en voulant nuire à M. [J] [Y] ;

. Ordonne l'exécution provisoire de la décision à intervenir ;

. Condamne M. [E] [Y] à la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

. Condamne aux entiers dépens ;

. Rejette toutes autres demandes, fins et conclusions contraires',

Statuant de nouveau après avoir constaté la commission d'un abus de majorité par M. [J] [Y], ou à tout le moins une fraude au droit de l'associé minoritaire, lors de son assemblée générale extraordinaire du 22 juin 2020, de prononcer l'annulation pure et simple de l'ensemble des résolutions adoptées par M. [J] [Y] à l'assemblée générale extraordinaire du 22 juin 2020 à 15 heures, adoptant notamment l'augmentation du capital social de la SARL Etablissements [Y] à son seul bénéfice,

- de condamner M. [J] [Y] à rembourser à la SARL Etablissements [Y] l'intégralité des honoraires, frais d'enregistrement, de greffe et de publicité liés à cette augmentation de capital social,

- de condamner M. [J] [Y] à faire procéder à l'ensemble des opérations de mise en conformité des statuts de la société, ainsi qu'à leur publication au greffe du tribunal de commerce de Lons le Saunier, de tous actes en général inhérents à la décision à intervenir, intéressant le capital social,

- de condamner en tant que de besoin, M. [J] [Y], à rembourser l'ensemble des documents commerciaux comportant l'augmentation de capital, ainsi que de procéder ou faire procéder à la destruction de ceux-ci à ses seuls frais, dans le délai de 15 jours à compter de la signification de la décision à intervenir ce, sous astreinte de 500 euros par jour de retard, pendant 3 mois,

- de condamner M. [J] [Y], en tant que de besoin, à faire établir l'ensemble des documents commerciaux en conformité avec le capital social rétabli ce, sous les mêmes conditions d'astreinte,

- de juger que M. [J] [Y] devra justifier de l'intégralité des opérations auxquelles il est condamné dans le délai d'un mois de la signification de la décision à intervenir, auprès de l'associé minoritaire, M. [E] [Y],

- de condamner M. [J] [Y] à lui payer la somme de 1 euro à titre de dommages-intérêts pour le préjudice que lui a occasionné cette opération frauduleuse et abusive,

- de condamner M. [J] [Y] à lui payer la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,

- de débouter M. [J] [Y] de l'ensemble de ses prétentions, fins et conclusions,

- de condamner M. [J] [Y] aux entiers dépens de première instance qui comprendront également, ceux liés à la désignation par voie de requête par le président du tribunal de commerce de céans, du mandataire spécial chargé de représenter la SARL Etablissements [Y] dans le cadre de la présente procédure ainsi qu'aux entiers dépens d'appel au bénéfice de la SCP Dumont Pauthier sur son affirmation de droit.

- oOo-

Aux termes de ses ultimes et dernières conclusions transmises le 15 décembre 2022, M. [J] [Y] demande à la cour :

- de juger qu'il n'a commis aucun abus de majorité,

- de juger qu'il n'a commis aucune fraude,

- de juger que par son action, M. [E] [Y] a commis un abus de droit,

En conséquence,

- de confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Lons le Saunier le 20 mai 2022

(Rôle n°2020J53),

- de débouter M. [E] [Y] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions,

- de condamner M. [E] [Y] à lui payer la somme de 5 000 euros à titre de dommages et intérêts,

- de condamner M. [E] [Y] à lui payer la somme de 3 500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- de condamner M. [E] [Y] aux entiers dépens de l'instance.

- oOo-

L'ordonnance de clôture a été rendue le 21 novembre 2023 et l'affaire a été appelée à l'audience du 12 décembre 2023.

Elle a été mise en délibéré au 13 février 2024.

Pour l'exposé complet des moyens et prétentions des parties, la cour se réfère aux conclusions susvisées, conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

SUR CE, LA COUR

I. Sur l'annulation de l'assemblée générale extraordinaire

1. Sur l'abus de majorité

M. [E] [Y] soutient que l'augmentation de capital n'a pas été effectuée dans l'intérêt de la société. Il fait valoir que le rapport de la gérance à l'assemblée générale extraordinaire du 22 juin 2020 ne justifie pas du motif de l'opération réalisée, que M. [J] [Y] ne s'est jamais expliqué sur le renforcement de crédibilité invoqué, et qu'il aurait été plus conforme à l'intérêt de la société, dans le cadre de la perte de capitaux propres, que celui-ci abandonne son compte courant d'associé. Il indique qu'en recapitalisant la société et en s'attribuant exclusivement la rémunération de cet apport de compte courant d'associé, M. [J] [Y] a profité d'un jeu d'écritures lui permettant soit de bénéficier plus largement de dividendes en cas de retour à des résultats positifs, soit, en cas de cession des titres ou du fonds de commerce, de faire absorber la majeure partie de cette rémunération ou du prix de cession. Il ajoute que l'opération a été réalisée au mépris des statuts, que M. [J] [Y] ne lui a pas laissé la possibilité d'y participer et qu'elle n'a été destinée qu'à diluer sa participation d'associé minoritaire.

M. [J] [Y] fait valoir que la décision de procéder à une augmentation du capital a été suggérée par l'expert-comptable de la société. Il précise que l'augmentation de capital par incorporation d'un compte courant d'associé est un jeu d'écriture comptable qui a pour effet d'améliorer la présentation du bilan en renforçant les fonds propres et en réduisant les dettes. Il explique que l'opération a eu pour objet de rassurer les partenaires financiers de la société eu égard au contexte sanitaire, et qu'il ne ressort d'aucun élément que la décision votée a été contraire à l'intérêt de la société. Il précise que l'abus de majorité n'est pas caractérisé, que l'augmentation de capital a permis de couvrir les pertes de l'année 2019, d'anticiper celles à venir sur l'année 2020 et d'éviter la publication de la perte de la moitié du capital. Il explique par ailleurs que l'opération n'était pas fiscalement intéressante pour lui et mentionne qu'il ne ressort d'aucun élément qu'une cession de fonds ou de parts serait envisagée.

Réponse de la cour :

Est constitutive d'un abus de majorité la décision sociale prise contrairement à l'intérêt général de la société et dans l'unique dessein de favoriser les membres de la majorité des associés au détriment de la minorité.

L'abus de majorité suppose la réunion, généralement considérée comme cumulative, de deux éléments : la contrariété à l'intérêt social et la rupture intentionnelle d'égalité entre associés, la décision étant prise dans le seul but de procurer un avantage à l'associé majoritaire, dont sont privés les minoritaires.

Pour qu'une décision soit qualifiée d'abusive, il ne suffit pas qu'elle soit avantageuse pour les majoritaires. Il faut encore qu'elle ait porté préjudice à la société.

En l'espèce, il ressort du rapport de la gérance à l'assemblée générale ordinaire du 14 septembre 2020 ainsi que des comptes de l'exercice clos le 31 décembre 2019 que la société a enregistré une perte de 111 753,73 euros contre 73 320,54 euros pour l'exercice précédent, avec des capitaux propres de 19 366,44 euros (pièces [E] [Y] N°7 et 8).

L'exercice clos le 31 décembre 2020 s'est soldé par un résultat négatif de 30 994,10 euros, avec des capitaux propres de 38 664,34 euros (pièces [E] [Y] N°13 et [J] [Y] N°5), et l'exercice clos le 31 décembre 2021 a enregistré un bénéfice de 8 571,25 euros et des capitaux propres de 47 235,59 euros (pièce [E] [Y] N°15).

Il ressort de ces élements que l'augmentation de capital décidée par l'assemblée générale du 22 juin 2020 n'a présenté aucun caractère contraire à l'intérêt social qui a été de consolider les fonds propres de la SARL Etablissements [Y] en générant de la trésorerie.

L'opération réalisée n'est en conséquence pas nulle et le jugement entrepris sera confirmé sur ce point.

2. Sur la fraude

M. [E] [Y] fait valoir subsidiairement que M. [J] [Y] a commis une fraude à ses droits d'associé minoritaire en diluant sa participation au capital pour la réduire quasiment à néant. Il explique que les conditions d'intervention de la décision prise ont été singulières en ce que l'assemblée avait été fixée à la sortie immédiate de la première période de confinement liée à l'épidémie de Covid-19 alors qu'il n'y avait eu aucune assemblée générale ordinaire d'approbation des comptes au 31 décembre 2019, et que M. [J] [Y] savait qu'il ne participait plus aux assemblées générales de la société. Il précise que sa mise à l'écart ressort du rapport de la gérance puisqu'il ne lui a pas été proposé de participer à l'augmentation de capital. Il soutient en outre que la société a été sous évaluée.

M. [J] [Y] fait valoir qu'une action en responsabilité ne permet pas l'annulation d'une décision mais peut uniquement conduire à la réparation d'un préjudice. Il soutient que M. [E] [Y] est mal fondé à se prétendre victime d'une fraude puisqu'il admet lui-même ne plus assister aux assemblées générales de la société depuis des années. Il relève que l'assemblée générale a été convoquée dans une période autorisant la tenue de telles assemblées et mentionne que M. [E] [Y] ne démontre pas qu'il ait été empêché d'y participer.

Réponse de la cour :

Il est établi que M. [E] [Y] a été régulièrement convoqué à l'assemblée générale extraordinaire de la société par lettre recommandée avec avis de réception en date du 5 juin 2020 et il n'est démontré par aucun élément qu'il s'est trouvé dans l'impossiblité de s'y rendre ou que des manoeuvres ont été employées pour l'empêcher de s'y présenter, celui-ci écrivant d'ailleurs dans ses conclusions qu'il ne participe plus à aucune assemblée depuis son départ de la société.

M. [E] [Y] n'a donc pas été évincé du débat, et aurait ainsi pu s'opposer à la décision prise.

M. [E] [Y] ne donne par ailleurs aucune explication sur la sous-évalutation notoire de la société qu'il invoque, et il ne justifie par nulle pièce que l'opération d'augmentation de capital a été faite en fraude de ses droits.

Dès lors ainsi que n'est caractérisée aucune fraude dans l'augmentation de capital votée par la société Etablissements [Y] lors de l'assemblée générale extraordinaire du 22 juin 2020, le jugement entrepris sera confirmé sur ce point.

II. Sur la demande de dommages et intérêts pour opération frauduleuse et abusive

M. [E] [Y] fait valoir que les agissements de M. [J] [Y] sont constitutifs d'un préjudice moral. Il demande sa condamnation symbolique à des dommages et intérêts.

M. [J] [Y] ne conclut pas sur ce point.

Réponse de la cour :

Au regard de ce qui a été décidé supra, la demande de M. [E] [Y] en dommages et intérêts pour opération frauduleuse et abusive n'est pas fondée et le jugement entrepris sera confirmé sur ce point.

III. Sur la demande de dommages et intérêts formée par M. [J] [Y]

M. [J] [Y] rappelle que M. [E] [Y] se désintéresse totalement de la société depuis près de 10 ans. Il fait valoir que son action a pour seul objectif de lui nuire, et il lui reproche également de faire de la concurrence à la société et de porter atteinte à son image. Il mentionne que M. [E] [Y] ne fait valoir que des contre-vérités notamment au sujet des bâtiments dans lequel le fonds est exploité, et explique avoir perdu le sommeil.

M. [E] [Y] indique qu'il n'est pas démontré en quoi son action serait constitutive d'un abus de droit. Il critique le certificat médical produit par son frère, et soutient qu'il n'a jamais souhaité engager la procédure dans le but de dégrader son état de santé.

Réponse de la cour :

L'exercice d'une action en justice de même que la défense à une telle action constitue en principe un droit et ne dégénère en abus pouvant donner lieu à l'octroi de dommages et intérêts que lorsqu'est caractérisé

une faute en lien de causalité avec un préjudice.

En l'espèce, M. [J] [Y] ne démontre ni le caractère abusif de la procédure initiée à son encontre, ni la volonté de nuire de son frère, étant observé que le certificat médical qu'il verse aux débats et qui mentionne qu'il explique avoir perdu le sommeil de peur d'avoir commis une erreur en suivant les préconisations de l'expert-comptable de la société, est sans rapport avec une faute supposée de M. [E] [Y].

M. [J] [Y] est en conséquence débouté de sa demande de dommages et intérêts et le jugement sera infirmé sur ce point.

IV. Sur les dépens et sur l'article 700 du code de procédure civile

Le jugement entrepris sera confirmé sur les dépens et sur l'article 700 du code de procédure civile.

M. [E] [Y] sera condamné aux dépens d'appel.

Il sera en outre condamné à payer à M. [J] [Y] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et il sera débouté de sa demande formée sur ce point.

PAR CES MOTIFS,

La cour, statuant par arrêt contradictoire, après débats en audience publique et après en avoir délibéré,

INFIRME le jugement rendu par le tribunal de commerce de Lons le Saunier le 20 mai 2022 en ce qu'il a condamné M. [E] [Y] à verser à M. [J] [Y] la somme de 5 000 euros à titre de dommages et intérêts pour abus de droit ;

LE CONFIRME pour le surplus ;

STATUANT A NOUVEAU DU CHEF INFIRME ET Y AJOUTANT

DEBOUTE M. [J] [Y] de sa demande de dommages et intérêts ;

CONDAMNE M. [E] [Y] aux dépens d'appel ;

CONDAMNE M. [E] [Y] à payer à M. [J] [Y] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

DEBOUTE M. [E] [Y] de sa demande formée au titre de l'article 70 du code de procédure civile.