CA Versailles, ch. civ. 1-6, 7 mars 2024, n° 22/05759
VERSAILLES
Arrêt
Autre
PARTIES
Demandeur :
SCI (Sté)
Défendeur :
Moka (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Pages
Conseillers :
Mme Deryckere, Mme Michon
Avocats :
Me Bachelet, Me Pedroletti, Me Regnault, Me Nguyen
EXPOSÉ DU LITIGE
Aux termes d'un acte sous seing privé du 26 février 2019, la SCI P2 a donné à bail commercial aux sociétés Kama et Mily aux droits de laquelle vient la société Moka divers locaux au rez de chaussée d'un immeuble situé au [Adresse 1] à [Localité 4], à destination de « restaurant, notamment à service rapide, à l'exclusion de toute autre utilisation », pour une durée de neuf années à compter du 26 février 2019, moyennant un loyer annuel de 48 000 euros HT et hors charges outre une provision sur charges mensuelle de 600 euros.
Le bail prévoit une franchise de loyers à compter de la prise d'effet du bail et jusqu'au 1er juin 2019 et pour la première année un loyer de 45 000 euros HT et HC
Par acte du 30 avril 2019, la SCI [Localité 6] a acquis auprès de la SCI P2 l'ensemble immobilier susvisé et s'est substituée à elle en qualité de bailleur de la société Moka.
Suivant acte d'huissier du 2 octobre 2020, la SCI [Localité 6] a fait délivrer à la société Moka un commandement visant la clause résolutoire d'avoir à payer la somme en principal de 41 536,33 euros.
Par assignation du 21 octobre 2020, la société Moka a fait citer la SCI [Localité 6] devant le tribunal judiciaire de Versailles en opposition au commandement de payer.
Par jugement contradictoire rendu le 7 juillet 2022, le tribunal judiciaire de Versailles a :
déclaré nul et de nul effet le commandement de payer visant la clause résolutoire délivré par la SCI [Localité 6] à la société Moka le 2 octobre 2020
rejeté les autres demandes des parties
dit qu'il appartient aux parties de faire leurs comptes
condamné la SCI [Localité 6] à verser à la société Moka une somme de 3000 euros au titre des frais irrépétibles exposés
condamné la SCI [Localité 6] aux entiers dépens de l'instance avec droit de recouvrement au profit de Maître Mélina Pedroletti en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile
rappelé que l'exécution provisoire de la présente décision est de droit.
Le 15 septembre 2022, la SCI [Localité 6] a relevé appel de cette décision.
Dans ses dernières conclusions n° 3 transmises au greffe le 10 janvier 2024, auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la SCI [Localité 6], appelante, demande à la cour de :
infirmer le jugement en toutes ses dispositions
Statuant à nouveau,
juger que la SCI [Localité 6] est recevable et bien fondée en l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions
juger que le commandement de payer visant la clause résolutoire délivré le 2 octobre 2020 est valable
constater acquise au profit de la SCI [Localité 6] la clause résolutoire visée dans le commandement du 2 octobre 2020
En conséquence :
- ordonner l'expulsion de la société Moka des lieux qu'elle occupe, ainsi que de tous occupants de son chef, avec l'assistance de la force publique et d'un serrurier s'il y a lieu
juger que le sort des objets mobiliers restant dans les lieux sera soumis aux dispositions de l'article R.433-1 du code des procédures civiles d'exécution
condamner la société Moka a' payer a' la SCI [Localité 6] la somme de 110 301,73€ euros au titre de l'arriéré de loyers et charges arrêté au 8 janvier 2024, avec intérêts au taux légal a' compter du 2 octobre 2020
condamner la société Moka a' payer a' la SCI [Localité 6] l'indemnité de 10% des sommes dues au titre de la clause pénale
condamner la société Moka au paiement d'une indemnité d'occupation, a' compter du 2 novembre 2020 et jusqu'a' parfaite libération des lieux, égale au montant du loyer en principal, charges et taxes en sus, augmenté ' de 50%
condamner la société Moka a' payer a' la SCI [Localité 6] la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile de 1ère instance
condamner la société Moka aux entiers dépens de 1ère instance
débouter la société Moka de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions
dit qu'il appartient aux parties de faire leurs comptes afférent a' la clause d'indexation
En tout état de cause,
condamner la société Moka a' payer a' la SCI [Localité 6] la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en appel
condamner la société Moka aux entiers dépens d'appel.
Dans ses dernières conclusions n°2 transmises au greffe le 10 janvier 2024, auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la SARL Moka, intimée et appelante incidente, demande à la cour de :
A titre principal :
- infirmer le jugement rendu le 7 juillet 2022 par le tribunal judiciaire de Versailles mais uniquement en ce qu'il a :
rejeté les autres demandes de la société Moka
dit qu'il appartient aux parties de faire leurs comptes
- confirmer le jugement rendu le 7 juillet 2022 par le tribunal judiciaire de Versailles en ce qu'il a :
déclaré nul et de nul effet le commandement de payer visant la clause résolutoire délivré par la SCI [Localité 6] à la société Moka le 2 octobre 2020
rejeté les autres demandes de la SCI [Localité 6]
condamné la SCI [Localité 6] à verser à la société Moka une somme de 3000 euros au titre des frais irrépétibles exposés
condamné la SCI [Localité 6] aux entiers dépens de l'instance avec droit de recouvrement au profit de Maître Mélina Pedroletti en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile
rappelé que l'exécution provisoire de la présente décision est de droit
débouter la SCI [Localité 6] de son appel de ces chefs du jugement rendu le 7 juillet 2022
débouter la SCI [Localité 6] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions
En conséquence, statuant a' nouveau :
juger que le commandement de payer du 2 octobre 2020 a été délivré de mauvaise foi, qu'il est imprécis et que les montants qu'il vise ne sont pas exigibles
juger que le bail commercial du 26 février 2019 ne permet pas au bailleur de refacturer des charges au preneur et donc d'appeler a' ce dernier des provisions de charges
juger que les loyers correspondant a' la période du 15 mars 2020 inclus au 15 juin 2020 et du 30 octobre 2020 au 9 juin 2021 ne sont pas dus par la société Moka
déclarer nul et de nul effet le commandement de payer du 2 octobre 2020
condamner la SCI [Localité 6] a' rembourser a' la société Moka la somme de 3.600 euros correspondant aux provisions de charges qui ont été' réglées à la SCI [Localité 6]
débouter la SCI [Localité 6] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions
A' titre subsidiaire :
dire que la société Moka disposera d'un délai de deux ans pour régler les sommes dont elle serait jugée redevable
suspendre les effets de la clause résolutoire du bail
juger que la clause résolutoire ne jouera pas si la société Moka s'acquitte des sommes dont elle est redevable dans les conditions fixées par la cour
En tout état de cause :
condamner la SCI [Localité 6] a' rembourser a' la société Moka la somme de 3 600 euros correspondant aux provisions de charges qui ont e'te' réglées a' la SCI [Localité 6]
condamner la SCI [Localité 6] a' payer a' la société Moka la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile
condamner la SCI [Localité 6] aux entiers dépens dont le montant sera recouvre' par Maître Mélina Pedroletti, avocat conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
La clôture de l'instruction a été prononcée le 16 janvier 2024.
L'audience de plaidoirie a été fixée au 7 février 2024 et le délibéré au 7 mars 2024.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la régularité du commandement de payer en date du 2 octobre 2020
Pour déclarer le commandement de payer du 2 octobre 2020 délivré par la SCI [Localité 6] à la SARL Moka nul et de nul effet, le tribunal a retenu qu'il avait été délivré par la bailleresse de mauvaise foi, au motif qu'à sa date, la preneuse était dans l'attente d'une réponse de sa bailleresse quant au bien fondé de la plupart des sommes sollicitées par le commandement litigieux.
En cause d'appel, la SCI [Localité 6] soutient au contraire qu'elle a délivré le commandement de payer de bonne foi. Elle explique en premier lieu qu'un an après l'exigibilité du loyer, l'arriéré locatif s'élevait à une somme presque équivalente à un an de loyers impayés alors qu'elle avait accordé non seulement une franchise de loyers pour travaux de trois mois mais aussi une réduction du montant du loyer pour la première année. En deuxième lieu, elle ajoute que le commandement de payer mentionne pour l'essentiel des sommes non contestées par la partie adverse. Et en troisième lieu, elle fait valoir qu'elle a régulièrement procédé aux régularisations de charges facturées conformément aux dispositions du bail.
La clause résolutoire établit un système conventionnel de résiliation automatique. La sanction du jeu de la clause résolutoire ne peut être utilement mise en oeuvre que de bonne foi par le bailleur.
L'article L 145-40-2 du code de commerce dans ses dispositions issues de la loi du 18 juin 2014 applicable au bail en cause compte tenu de sa date de conclusion, exige un inventaire précis et limitatif des catégories de charges, impôts, taxes et redevances liés à ce bail, comportant l'indication de leur répartition entre le bailleur et le locataire.
L'inventaire prévu par les dispositions susvisées a un caractère limitatif et il constitue la seule façon d'imputer des charges au locataire, puisqu'elles doivent nécessairement y être récapitulées, de telle sorte que toute catégorie de charges non mentionnée à cet inventaire ne pourra être récupérée par le bailleur.
La bailleresse fait valoir que les articles 11, 12 , 17 et 23 du bail commercial établissent les catégories de charges pouvant être récupérées par elle.
L'article 11 énonce que : le preneur entretiendra les lieux loués en bon état de réparations locatives pendant toute la durée du bail.
Il ne pourra exiger du bailleur, pendant cette même durée, aucune mise en état ni aucun réparation de quelque nature que ce soit, sauf les grosses réparations telles que prévues à l'article 606 du code civil (réfection en leur entier des couvertures, des poutres, des gros murs) et la mise en conformité avec la réglementation le bien loué dès lors qu'elles relèvent des grosses réparations prévues à l'article 606 du code civil.
Le preneur sera tenu d'effectuer dans les lieux loués pendant toute la durée du bail et à ses frais, toutes les réparations et les travaux d'entretien, le nettoyage en général, toute réfection ou remplacement s'avérant nécessaire.
Il devra plus particulièrement maintenir en bon état d'entretien, de fonctionnement, de sécurité et propreté l'ensemble des locaux loués, les vitres plomberie, serrurerie, menuiserie, les ferrures de portes croisée, persiennes, volets roulants, robinetterie, canalisation d'eau, de gaz éventuellement, tuyaux de vidange ainsi que plus généralement les accessoires et éléments d'équipements, procéder à la peinture de ceux ci aussi souvent qu'il sera nécessaire.
Il prendra également toutes les précautions utiles pour éviter le gel de tous appareils, conduits et canalisations d'eau ou de gaz, de chauffage ou autres ; il supportera les frais de réparations ou dégâts de toute espèce causée par l'inobservation des conditions ci dessus.
Il devra en outre entretenir tous équipements spécifiques tels que climatisation, ventilations, installations électriques et téléphoniques conformément aux normes en vigueur et les rendre en bon état d'utilisation.
Enfin, il devra rendre les revêtements de sols en bon état, compte tenu d'une usure normale, à l'exclusion des taches, brûlures ou déchirures.
Le bailleur pourra solliciter auprès du preneur la réalisation des travaux d'entretien ci-dessus mentionnés en envoyant à ce dernier une lettre recommandée avec accusé de réception exposant les manquements allégués à l'entretien des locaux. À défaut de début d'exécution de ces travaux dans le mois suivant la remise du courrier ci dessus mentionné, le bailleur pourra se substituer au preneur et les faire réaliser par une entreprise de son chois, aux frais exclusifs du preneur, sans préjudice de tous frais de remise en état consécutifs à des dommages et intérêts causés par l'inobservation des dispositions de la présente clause.
Et l'article 12 que : Le bailleur n'aura notamment à sa charge que l'ensemble des grosses réparations telles qu'elles sont définies par l'article 606 du code civil (réfection en leur entier des couvertures, des poutres, des gros murs), les honoraires liés à la réalisation de ces travaux, les dépenses liées à la mise en conformité du bien loué avec la réglementation dès lors qu'elles relèvent des grosses réparation s mentionnées à l'article 606 du code civil.
Et l'article 23 que : le preneur fera son affaire personnelle du gardiennage et de la surveillance des locaux, le bailleur ou son mandataire et /ou représentant ne pouvant en aucun cas et à aucun titre être responsable des vols ou détournements dont le preneur pourrait être victime dans les locaux.
Force est de constater que l'article 11 précise l'obligation d'entretien des locaux loués à la charge du preneur sans préciser quelles charges pourraient donner lieu à refacturation par le bailleur au preneur à ce titre, l'article 12 se borne à rappeler les dispositions d'ordre public de l'article R 145-35 du code de commerce selon lesquelles le bailleur ne peut refacturer au preneur les grosses réparations au sens de l'article 606 du code civil et l'article 23 n'est pas non plus de nature à justifier une quelconque refacturation au preneur auquel il est rappelé par cet article qu'il doit prendre en charge la surveillance et l'entretien des locaux loués.
Les travaux incombant directement au locataire ou les dépenses qu'il est tenu d'assumer directement pour l'exploitation du local, comme mentionné par les articles susvisés ne peuvent être qualifiées de charges relevant de l'inventaire puisqu'il ne s'agit pas à proprement parler de charges locatives, dès lors qu'elles ne sont pas dues au bailleur lui-même et ne sont en rien des accessoires du loyer.
Et enfin, l'article 17 du bail conclu entre les parties intitulé 'impôts et taxes', énonce que le preneur devra rembourser chaque année au bailleur, à l'époque fixée par l'administration, les taxes d'enlèvement des ordures ménagères, déversement au tout à l'égout, ou toute autre taxe pouvant s'adjoindre à celles ci dessus indiquées.
Le preneur devra acquitter les contributions personnelles mobilières, taxes professionnelles et généralement tous impôts, contributions et taxes auxquelles il est et sera assujetti personnellement. Il remboursera au bailleur le montant de la taxe foncière.
Il convient de relever que les parties s'accordent quant à l'absence d'inventaire annexé au bail qui en est dès lors privé d'un inventaire régulier comme exigé par l'article susvisé, mais contient néanmoins une clause en son article 17 prévoyant le remboursement de certaines charges par la locataire. Or, cette stipulation contourne l'exigence d'inventaire des charges édictée par l'article L 145-40-2 du code de commerce, d'ordre public précédemment énoncé, et a donc pour effet d'y faire échec au sens de l'article L 145-15 du même code. Celle clause sera par conséquent réputée non écrite.
Il s'en déduit que la bailleresse ne peut prétendre à des charges récupérables malgré la production en cause d'appel des décomptes de régularisations de charges pour l'année 2019, 2020 et 2021 versées aux débats par l'appelante en pièces n° 25, 26 et 27 dont la régularité est par ailleurs contestée par la locataire en l'absence de décompte et de justificatifs.
Si le commandement de payer litigieux vise des charges indues, il reste cependant effectivement efficace pour le montant des éventuels loyers impayés.
La SARL Moka revendique le bénéfice des dispositions prévues par l'article 4 de l'ordonnance 2020 -316 du 25 mars 2020.
Cette disposition énonce que les personnes mentionnées à l'article 1er, soit les personnes physiques et morales de droit privé exerçant une activité économique qui sont susceptibles de bénéficier du fonds de solidarité mentionné à l'article 1er de l'ordonnance n° 2020-317 du 25 mars 2020 susvisée, ne peuvent encourir de pénalités financières ou intérêts de retard, de dommages-intérêts, d'astreinte, d'exécution de clause résolutoire, de clause pénale ou de toute clause prévoyant une déchéance, ou d'activation des garanties ou cautions, en raison du défaut de paiement de loyers ou de charges locatives afférents à leurs locaux professionnels et commerciaux, nonobstant toute stipulation contractuelle et les dispositions des articles L. 622-14 et L. 641-12 du code de commerce.
Les dispositions ci-dessus s'appliquent aux loyers et charges locatives dont l'échéance de paiement intervient entre le 12 mars 2020 et l'expiration d'un délai de deux mois après la date de cessation de l'état d'urgence sanitaire déclaré par l'article 4 de la loi du 23 mars 2020 précitée.
Ces dispositions ont eu pour effet de suspendre l'exigibilité des loyers et charges dont l'échéance de paiement est intervenue pendant la durée de l'état d'urgence, comme demandé par la locataire mais uniquement pour les personnes mentionnées à l'article 1er, dont la SARL Moka ne démontre pas qu'elle remplit les conditions pour en faire partie.
Pour autant, elle justifie avoir informé sa bailleresse par courrier du 28 août 2020 de ne devoir payer aucune charge locative ainsi qu'aucune provision mensuelle de charges en l'absence d'inventaire de charges locatives pour les motifs évoqués préalablement et retenus par la cour et lui avoir demandé de pouvoir bénéficier d'une annulation des loyers de mars à juin 2020 compte tenu de la fermeture de son fonds de commerce qui lui a été imposée pendant cette durée et, ce à quoi il lui été répondu par mail du 15 septembre 2020 par la société VINCI, société gestionnaire de ce bien que cette demande avait été transmise à la bailleresse.
Il en résulte que le commandement de payer visant la clause résolutoire délivré le 2 octobre 2020, par la bailleresse pour paiement d'une part de charges indues comme préalablement expliqué et de loyers pour lesquels la SCI [Localité 6] venait de faire savoir quelques jours plus tôt à la SARL Moka qu'elle allait lui répondre quant à sa demande d'annulation de loyers échus pendant la crise sanitaire et resté sans réponse à la date du commandement n'a dès lors pu être délivré de bonne foi.
Le jugement déféré ayant déclaré ce commandement nul et de nul effet pour ce motif sera par conséquent confirmé de ce chef et les demandes de la SCI [Localité 6] tendant par voie d'infirmation à constater l'acquisition de la clause résolutoire, ordonner l'expulsion de la société Moka et à la condamner au paiement d'une indemnité d'occupation seront rejetées et le jugement déféré confirmé également à ce titre.
Sur la demande en paiement de la SCI [Localité 6] de la somme de 110.301,73 euros au titre de l'arriéré de loyers et charges arrêté au 8 janvier 2024
Il résulte des explications précédentes qu'aucune somme ne peut être demandée par la bailleresse au titre des charges locatives.
La SARL Moka demande en conséquence le remboursement des provisions sur charges.
Le tribunal a rejeté cette demande de restitution, au motif que la locataire ne justifiait pas avoir versé la somme réclamée à ce titre.
Si comme rappelé, la bailleresse ne peut solliciter à l'encontre de la SARL Moka le paiement d'aucune charge locative, ce qui rend la provision sur charges de 600 euros HT prévue au bail sans cause, permettant à la SARL Moka d'en obtenir restitution encore faut-il que cette provision sur charges ait été effectivement versée par elle.
Or, il résulte du décompte locatif versé aux débats en pièce 28 par la bailleresse et non contesté par la SARL Moka, notamment le défaut de paiement mensuel par elle de 600 euros HT au titre de la provision sur charges, ce qu'elle revendique elle même dans le courrier de son conseil adressé à sa bailleresse en date du 28 août 2020 précisant en page 3 'elle ne réglera plus la provision mensuelle de 600 euros'.
La demande de restitution de la SARL Moka au titre des provisions sur charges non versées sera donc rejetée en totalité et le jugement déféré confirmé de ce chef.
Le décompte arrêté au 8 janvier 2024 versé aux débats par la bailleresse en pièce 28 mentionne à ce titre la somme de 48 mois à 600 euros outre 120 euros de TVA = 34 560 euros qui doivent être déduits du solde impayé demandé par la SCI [Localité 6].
Il convient de relever, qu'au soutien de son appel incident la SARL Moka conteste à nouveau l'exigibilité des loyers pour la période de mars à mai 2020 et d'octobre 2020 à juin 2021 retenue par la décision contestée, au motif repris en cause d'appel d'une part que la crise sanitaire l'a mise dans l'impossibilité d'exploiter les lieux loués et que cette situation exceptionnelle est de nature à l'exonérer du paiement des loyers et d'autre part compte tenu de l'exception d'inexécution.
Force est dès lors de constater qu'elle ne conteste pas l'absence de force majeure ni la perte de la chose louée comme soutenu en première instance et rejeté à juste titre par le tribunal mais prétend en premier lieu à l'imprévision prévue par l'article 1195 du code civil nouveau applicable au présent bail en date du 26 février 2019, contrat conclu après le 1er octobre 2016 date d'entrée en vigueur de ces dispositions.
L'article 1195 du code civil prévoit que si un changement de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat rend l'exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n'avait pas accepté d'en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation. En cas de refus ou d'échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu'elles déterminent, ou demander d'un commun accord au juge de procéder à son adaptation. À défaut d'accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d'une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu'il fixe.
Il convient de relever, l'absence de clause d'exclusion de l'application de cet article par le contrat de bail susvisé.
La SARL Moka fait valoir à la fois un changement de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du bail et une exécution consécutive excessivement onéreuse, soit l' imprévision au sens de l'article susvisé.
Il convient de relever que, à supposer les conditions de l'imprévision rapportées par la locataire comme constaté, ces circonstances autorisent seulement la partie prétendant à l'imprévision de saisir le juge pour demander la révision ou la résiliation du contrat mais ne produisent aucun effet suspensif.
Il s'en déduit que la SARL Moka qui prétend à l'imprévision ne peut pour ce motif valablement soutenir le défaut d'exigibilité des loyers de mars à mai 2020 et d'octobre 2020 à juin 2021, périodes de fermeture de son établissement comme soutenu en cause d'appel.
La locataire prétend en deuxième lieu pour justifier de l'inexigibilité des loyers susvisés à l'exception d'inexécution.
Devant la cour, la SARL Moka fait valoir que son impossibilité d'exploiter pour les périodes susvisées a pour conséquence la suppression de son obligation de paiement des loyers.
Comme relevé à juste titre par le tribunal, l'obligation de délivrance du bailleur consiste à délivrer des locaux conformes à la destination prévue au bail et d'en assurer leur jouissance paisible et non pas la clientèle attachée au fonds. Les circonstances qui affectent les facteurs de commercialité se distinguent de la délivrance d'un local conforme à la destination du bail. Il en résulte que, l'impossibilité pour la locataire d'exploiter son fonds suite aux décisions gouvernementales, l'obligeant à fermer à plusieurs reprises son restaurant ne peuvent constituer un quelconque manquement de la bailleresse quant à son obligation de délivrance résultant du bail commercial permettant à la locataire de se prévaloir de lk'exception dinexécutio pour échapper à sa propre obligation.
Il en résulte que les loyers visés au commandement de payer y compris de mars à mai 2020 et d'octobre 2020 à juin 2021 sont par conséquent exigibles et à juste titre mentionnés au décompte de la bailleresse.
Le tribunal a écarté l'indexation facturée par la SCI [Localité 6] comme n'étant pas justifiée par cette dernière et a invité les parties à faire leurs comptes.
L'indexation du loyer est prévue à l'article 16 du bail conclu entre les parties en ces termes :
le bailleur et le preneur conviennent expressément, à titre de condition essentielle et déterminante du présent bail que le loyer de base sera ajusté chaque année, à la date anniversaire de prise d'effet du bail, en fonction de la variation, en plus ou en moins, depuis l'origine du présent bail de l'indice des loyers commerciaux (ILC) publié par l'INSEE.
Sans préjudice de l'article 16, au 1er janvier de chaque année et pour la première fois le 1er janvier 2020, le loyer sera réajusté en fonction du taux de variation dudit indice.
Le réajustement du loyer se fera en vertu de la présente clause tous les ans à compter de la date de signature du bail après période de franchise, le loyer devant varier du même pourcentage que l'indice choisi.
L'indexation jouera de plein droit, sans qu'il soit besoin d'une notification préalable.
L'indice de base retenu comme correspondant à la fixation du loyer initial stipulé ci-dessus est celui du 3° trimestre 217 soit 110,78.
Pour chaque réajustement à intervenir, cet indice sera comparé à celui du même trimestre de l'année suivante, lequel servira lui même de base de comparaison pour le réajustement suivant et ainsi de suite.
En cause d'appel, la SCI [Localité 6] explique en premier lieu que conformément aux dispositions du bail commercial en cause, l'indexation s'applique pour la première fois à compter du 1er janvier 2021.
Comme relevé à juste titre par le tribunal, les dispositions contractuelles résultant de l'article 16 précité sont contradictoires quant à la date à compter de laquelle la première indexation peut être demandée comme pouvant être le 1er juin 2020 ou le 26 février 2020. Le décompte rectifié en cause d'appel par la bailleresse prend en compte, comme date de la première indexation le 1er janvier 2021, soit une date postérieure aux deux dates susvisées, ce qui est à l'avantage de sa locataire, ce qu'elle n'a pas critiqué dans ses conclusions devant la cour.
Il en résulte que la SCI [Localité 6] doit être admise à retenir comme date de la première indexation celle du 1er janvier 2021.
Elle a en deuxième lieu retenu comme loyer de base à prendre en compte pour le calcul de l'indexation, le loyer annuel de 48 000 euros HT et HC, et ce à juste titre, comme étant le loyer convenu à cette date et pris en compte l'indice du 3° trimestre 2017, comme mentionné au bail, étant précisé que les parties peuvent choisir l'indice de base qu'elles souhaitent dans la limite des dispositions de l'article L121-1 al 2 du code monétaire et financier.
Aux termes de ces dispositions , est réputée non écrite toute clause d'un contrat à exécution successive, et notamment des baux et locations de toute nature, prévoyant la prise en compte d'une période de variation de l'indice supérieure à la durée s'écoulant entre chaque révision.
Et enfin, en troisième lieu, il convient de relever que lors de la première indexation le 1er janvier 2021 comme préalablement relevé, une période d'une année s'était écoulée depuis le 26 février 2019 de telle sorte que l'indice convenu a été par le décompte rectifié en cause d'appel appliqué à cette date conformément aux dispositions de l'article susvisé.
Il convient de noter que dans ses conclusions devant la cour la SARL Moka ne conteste plus les modalités de calcul du montant du loyer indexé pour la période concernée par le décompte rectifié du solde locatif susvisé.
Le décompte de calcul du solde locatif versé aux débats par la bailleresse n'étant pas autrement critiqué, la somme de 34 560 euros demandée à tort au titre des provisions sur charges sera déduite du solde demandé et la SARL Moka condamnée à payer à la SCI [Localité 6] la somme de 75 801,73 euros, à titre d'arriéré locatif arrêté au 8 janvier 2024, outre intérêts au taux légal à compter du décompte en date du 8 janvier 2024 et non pas du commandement de payer du 2 octobre 2020 puisque jugé avoir été mis en oeuvre de mauvaise foi par la bailleresse.
Sur la demande en paiement de la bailleresse au titre de la clause pénale
L'article 27 du bail prévoit le paiement d'une clause pénale par la locataire dans les termes suivants : en cas de retard dans le paiement des loyers, des charges et accessoires, il sera dû au bailleur, dès notification d'une mise en demeure envoyée par lettre recommandée avec accusé de réception restée infructueuse pendant 10 jours, une indemnité forfaitaire irréductible de dix pour cent (10%) des sommes dues, cette indemnité pourra tenir compte au bailleur des frais et honoraires non taxables restant dans ce cas à sa charge, des dérangements et, en général du préjudice causé par le retard.
La bailleresse demande la condamnation de sa locataire au paiement de 10% du solde impayé soit de 75 801,73 euros ce qui correspond à la somme de 7 580,17 euros.
La SARL Moka conteste devoir le paiement de cette somme au titre de la clause pénale à défaut de mise en demeure comme prévu à l'article susvisé et ajoute au soutien de sa demande de rejet de la demande en paiement au titre de la clause pénale et conformément à l'article 1231-5 du code civil que la bailleresse n'a subi aucun préjudice.
La bailleresse justifie au titre de la mise en demeure exigée par l'article 27 du bail précité du seul commandement de payer en date du 2 octobre 2020.
Or, comme préalablement expliqué, ce commandement de payer a été jugé devant être privé d'effet comme n'ayant pas été délivré de bonne foi, il ne peut par conséquent valoir mise en demeure.
Il s'en déduit que la bailleresse ne justifie pas de la mise en demeure exigée par les dispositions contractuelles la privant par conséquent en application de ces mêmes dispositions du droit au paiement de la clause pénale prévue au bail.
La demande en paiement de la bailleresse à ce titre sera rejetée.
Sur la demande de délais de paiement de la SARL Moka
Pour justifier de cette demande, elle fait valoir qu'elle bénéficie des dispositions de l'article 4 de l'ordonnance précitée.
Aux termes de l'article L 1343-5, le juge peut, compte tenu de la situation du débiteur et en considération des besoins du créancier, reporter ou échelonner, dans la limite de deux années, le paiement des sommes dues.
Par décision spéciale et motivée, il peut ordonner que les sommes correspondant aux échéances reportées porteront intérêt à un taux réduit au moins égal au taux légal, ou que les paiements s'imputeront d'abord sur le capital.
Il peut subordonner ces mesures à l'accomplissement par le débiteur d'actes propres à faciliter ou à garantir le paiement de la dette.
La décision du juge suspend les procédures d'exécution qui auraient été engagées par le créancier. Les majorations d'intérêts ou les pénalités prévues en cas de retard ne sont pas encourues pendant le délai fixé par le juge.
Toute stipulation contraire est réputée non écrite.
Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux dettes d'aliment.
Comme préalablement évoqué, elle ne démontre pas être éligible à l'application de ces dispositions exceptionnelles et ne justifie pas non plus de sa situation financière permettant au juge d'apprécier si les conditions visées par l'article précitées sont remplies.
Sa demande de délais de paiement sera donc rejetée.
Sur la demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile
Aucune considération d'équité ne commande de faire application de l'article 700 au profit de quiconque.
PAR CES MOTIFS,
La Cour, statuant publiquement par décision contradictoire et par mise à disposition au greffe,
CONFIRME le jugement entrepris en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il dit qu'il appartient aux parties de faire leurs comptes ;
statuant à nouveau de ce chef,
Condamne la SARL Moka à payer à la SCI [Localité 6] la somme de 75 801,73 euros au titre du solde locatif arrêté au 8 janvier 2024, outre intérêts au taux légal à compter du 8 janvier 2024 ;
Y ajoutant,
Rejette la demande en paiement de la SCI [Localité 6] au titre de la clause pénale ;
Rejette la demande de délais de paiement de la SARL Moka ;
Dit n'y avoir lieu à l'application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SARL Moka aux dépens.
Arrêt prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile, signé par Madame Fabienne PAGES, Président et par Madame Mélanie RIBEIRO, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.