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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 8 mars 2024, n° 21/22173

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

Safilo SpA (Sté)

Défendeur :

Christian Dior Couture (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Renard

Conseillers :

Mme Lehmann, Mme Marcade

Avocats :

Me Teytaud, Me Parker, Me Théophile, Me Boccon-Gibod, Me Duminy

T. com. Paris, 19e ch., du 10 nov. 2021,…

10 novembre 2021

Vu le jugement contradictoire rendu le 10 novembre 2021 par le tribunal de commerce de Paris qui a :

- débouté la société Safilo SpA de sa demande de révision du contrat et au titre de sa demande indemnitaire à hauteur de 7 700 849 euros,

- débouté la société Safilo SpA de sa demande de condamnation de la SA Christian Dior Couture à lui payer la somme de 2 540 221 euros au titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice causé par les inexécutions contractuelles,

- condamné la société Safilo SpA à payer à la SA Christian Dior Couture la somme en principal de 10 292 291,70 euros au titre des factures émises, avec intérêts au taux légal à compter du 14 janvier 2021 et anatocisme,

- condamné la société Safilo SpA à verser à la SA Christian Dior Couture la somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- débouté les parties de leurs demandes plus amples et contraires,

- ordonné l'exécution provisoire sans constitution de garantie,

- condamné la société Safilo SpA aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 70,87 euros dont 11,60 euros de TVA,

Vu l'appel interjeté 16 décembre 2021 par la société de droit italien Safilo SpA,

Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 8 novembre 2023 par la société Safilo SpA, appelante et intimée incidente, qui demande à la cour de :

à titre principal,

- annuler le jugement du tribunal de commerce de Paris du 10 novembre 2021,

à titre subsidiaire,

- infirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 10 novembre 2021 en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a débouté la société (Christian) Dior (Couture) de ses demandes plus amples et contraires et ce qu'il a fait droit à la demande de la société Safilo portant sur la condamnation de la société Christian Dior Couture à lui payer la somme de 9 371 799 euros au titre des produits vendus par la société Safilo à la société Christian Dior Couture entre 2010 et 2020,

En tout état de cause, statuant à nouveau,

- condamner la société Christian Dior Couture à payer à la société Safilo la somme de 2 540 221 euros au titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice causé par les graves inexécutions contractuelles commises par la société Christian Dior Couture, et subsidiairement, condamner la société Christian Dior Couture à payer à la société Safilo la somme de 2 286 198,90 euros correspondant à la perte de chance d'éviter la détérioration de sa marge sur coûts variables subie sur les produits Dior en Italie, en France, aux Etats-Unis et au Canada au second semestre 2020,

- réviser le contrat de licence conclu le 29 septembre 2010 par la société Safilo et la société Christian Dior Couture, tel que modifié par l'avenant du 9 décembre 2016 de sorte que les sommes dues par la société Safilo à la société Christian Dior Couture au titre dudit contrat de licence doivent être réduites de 7 700 849 euros et condamner la société (Christian) Dior (Couture) à payer à la société Safilo ladite somme de 7 700 849 euros,

- condamner la société Christian Dior Couture à payer à la société Safilo la somme de 57 957,68 euros au titre des intérêts de retard dus depuis le 20 juillet 2020 sur les factures impayées par la société Christian Dior Couture,

- débouter la société Christian Dior Couture de toutes ses demandes, fins et prétentions,

- condamner la société Christian Dior Couture à payer 100 000 euros à la société Safilo au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société Christian Dior Couture aux entiers dépens,

Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 25 octobre 2023 par la société Christian Dior Couture, intimée et appelante incidente, qui demande à la cour de :

- déclarer mal fondé l'appel interjeté par la société Safilo SpA,

L'en débouter,

- déclarer recevable et bien fondé l'appel incident formé par la société Christian Dior Couture,

Y faisant droit,

- déclarer mal fondée la demande d'annulation du jugement entrepris formulée par la société Safilo SpA,

Par conséquent,

- débouter la société Safilo SpA de sa demande de nullité du jugement entrepris,

- déclarer recevables et bien fondées les demandes formulées par la société Christian Dior Couture,

Par conséquent,

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé que la société Christian Dior (Couture) était fondée à solliciter la condamnation de la société Safilo SpA au titre de la créance contractuelle qu'elle détient à son égard,

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a fixé cette créance à la somme de 10 292 291,70 euros en principal, avec intérêts au taux légal à compter du 14 janvier 2021,

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a rejeté les demandes autres, plus amples et contraires au présent dispositif formulées par la société Christian Dior (Couture),

- fixer le montant de la créance de la société Christian Dior (Couture) sur la société Safilo SpA au jour où les premiers juges ont statué, à la somme de 10 831 362,08 euros en principal et à la somme de 124 617,05 euros au titre des pénalités de retard (contractuellement fixées à trois fois le taux d'intérêt légal) appliquées entre le 1er juin 2021 et le 30 novembre 2021, pour les factures n° 22 à 35 qui demeuraient impayées au 1er juin 2021,

- condamner la société Safilo SpA à verser entre les mains de la société Christian Dior (Couture) une somme correspondant à la différence entre la somme qu'elle a versée en exécution de la décision des premiers juges et la somme ainsi fixée, en l'occurrence une somme de 593 911,33 euros,

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé que l'article 1195 (nouveau) du code civil était inapplicable en l'espèce,

A titre subsidiaire,

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a écarté la fin de non-recevoir de la société Christian Dior Couture tirée de l'irrecevabilité de la demande de révision du contrat formulée par la société Safilo,

En toute hypothèse,

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a rejeté la demande de révision du contrat formulée par la société Safilo SpA,

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a rejeté la demande indemnitaire formulée par la société Safilo SpA,

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il débouté la société Safilo SpA de toutes les autres demandes, fins et conclusions,

- condamner la société Safilo SpA à s'acquitter d'une somme de 50 000 euros entre les mains de la société Christian Dior Couture au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société Safilo SpA aux entiers dépens,

Vu l'ordonnance de clôture rendue le 10 novembre 2023 ;

SUR CE,

Il est expressément renvoyé, pour un exposé complet des faits de la cause et de la procédure à la décision entreprise et aux écritures précédemment visées des parties.

Il sera simplement rappelé que la société Christian Dior Couture, (ci-après la société Dior), filiale du groupe LVMH, opère sur le marché des produits de luxe et haut de gamme, notamment sur le marché des lunettes. Elle est titulaire des marques « DIOR » et « CD » sous lesquelles sont commercialisées de nombreuses gammes de lunettes.

La société Safilo SpA (ci-après la société Safilo) est une société de droit italien qui conçoit, produit et commercialise des lunettes sous ses propres marques ainsi que sous des marques de luxe dont elle détient la licence.

Le 9 juin 2005, les sociétés Dior et Safilo ont conclu un accord de licence aux termes duquel la société Dior a concédé à la société Safilo le droit de produire et de distribuer des lunettes Dior.

Le 29 septembre 2010, les parties ont mis fin à cet accord et ont conclu un nouveau contrat de licence de marque à durée déterminée, dont le terme était initialement fixé au 31 décembre 2017. Par avenant n°2 conclu le 9 décembre 2016, le terme du contrat a été fixé au 31 décembre 2020.

Le 27 juin 2019, la société Dior a confirmé à la société Safilo le non renouvellement du contrat au-delà de son terme et a indiqué sa décision de confier, à compter du 1er janvier 2021, la production et la commercialisation des lunettes Dior à la société Thélios, filiale commune du groupe LVMH et du groupe italien Marcolin.

La société Dior a alors reproché à la société Safilo d'avoir manqué à ses obligations contractuelles notamment de reddition de compte et a saisi le tribunal de commerce de Paris à bref délai, lequel par jugement du 10 mai 2021, a condamné la société Safilo à communiquer sous astreinte un certain nombre de documents.

Appel de ce jugement a été interjeté par la société Dior afin d'obtenir notamment la mise en œuvre d'un audit.

Le 27 mars 2020, la société Safilo a informé la société Dior de ce qu'elle souhaitait renégocier certaines obligations du contrat compte-tenu du contexte sanitaire et économique.

La société Dior indique qu'avant même le début de cette nouvelle négociation, la société Safilo a décidé de suspendre l'intégralité des paiements et investissements à sa charge de sorte que les factures qui lui ont été adressées depuis février 2020 sont restées impayées.

A compter du 27 mars 2020, les parties ont engagé des discussions pour renégocier le contrat de licence, lesquelles se sont poursuivies jusqu'au mois de janvier 2021 mais n'ont pas abouti.

La société Dior a suspendu les paiements dus à la société Safilo au titre des achats de lunettes pour ses propres boutiques.

Par lettre de mise en demeure du 31 juillet 2020, la société Safilo a enjoint la société Dior de respecter l'exclusivité consentie jusqu'au terme du contrat prévu le 31 décembre 2020.

Par lettre recommandée du 14 janvier 2021, la société Dior a mis en demeure la société Safilo d'avoir à s'acquitter de la somme de 13 380 163,70 euros correspondant, selon elle, à la différence entre le montant total dû et exigible par la société Safilo et le montant dû et exigible par la société Dior.

Dûment autorisée par ordonnance du président du tribunal de commerce de Paris, la société Dior a, par acte d'huissier du 29 mars 2021, fait assigner la société Safilo à bref délai afin d'obtenir la condamnation de cette dernière au paiement de la somme de 17 207 664,08 euros en principal et de pénalités de retard contractuellement fixées par les parties à trois fois le taux de l'intérêt légal.

Le 22 avril 2021 la société Dior a adressé une nouvelle facture à la société Safilo, dont l'échéance était fixée au 31 mai 2021, portant sur la somme totale de 27 018 988,49 euros représentant les factures impayées.

La société Safilo a procédé à deux règlements, un premier le 27 mai 2021 d'un montant de 6 312 748,72 euros et un second le 7 juin 2021 d'un montant de 1 042 149 euros, soit un règlement total de 7 354 897,72 euros.

C'est dans ce contexte qu'est intervenu le jugement dont appel dont la société Safilo sollicite à titre principal la nullité et à titre subsidiaire l'infirmation.

Sur la demande d'annulation du jugement

A titre principal et se fondant sur les articles 455 et 458 du code de procédure civile ainsi que 6 §1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la société Safilo poursuit la nullité du jugement pour défaut de motivation « faisant peser un doute légitime sur l'impartialité de la juridiction » aux motifs que pour toute motivation, le tribunal de commerce s'est borné à reproduire des phrases entières des conclusions de la société Dior, en faisant quelques aménagements de style, à la marge, et à titre surabondant que le tribunal de commerce a dénaturé ses moyens en reprenant la reformulation inexacte faite par la société Dior et n'a pas répondu à certains des moyens soulevés par elle.

Il résulte cependant des énonciations du jugement dont appel que celui-ci reprend succinctement mais de manière suffisante les moyens et arguments de la société Dior mais aussi ceux de la société Safilo, qu'il n'a pas repris dans sa motivation les conclusions de la société Dior sur tous les points du litige et que la motivation, même si elle est en plusieurs points identiques à une partie des conclusions de la société Dior, constitue une réponse aux moyens de la société Safilo, enfin que certaines demandes de la société Dior ont été rejetées.

Il n'est donc pas établi que les premiers juges ont manqué d'impartialité et la demande de nullité du jugement doit en conséquence être rejetée.

Sur l'inexécution du contrat de licence par la société Dior

La société Safilo reproche à la société Dior d'avoir permis à la société Thélios, en violation des articles 1 et 18.3.7 du contrat de licence, de présenter ses produits et de prendre des commandes avant le 31 décembre 2020, terme fixé par le contrat, alors qu'elle demeurait le titulaire exclusif, notamment, du droit de présenter les produits Dior et d'accepter des commandes jusqu'à cette date. Elle fait ainsi grief à la société Dior d'avoir donné pour instruction à son nouveau licencié, la société Thélios, de présenter des produits et prendre des commandes avant le terme du contrat de licence et invoque comme conséquences de cette violation contractuelle un important préjudice et la possibilité de suspendre les paiements au titre du contrat de licence.

La société Dior se prévaut à l'encontre de la société Safilo d'une créance globale de 10 831 362,08 euros en principal et de 124 617,05 euros au titre des indemnités et pénalités de retard. Elle soutient que la société Safilo n'était pas fondée à lui opposer une exception d'inexécution ni pour justifier son défaut de paiement ni pour se soustraire au règlement des pénalités de retard, et conteste à titre principal tout manquement contractuel de sa part et à titre subsidiaire l'existence du préjudice invoqué par la société Safilo.

Selon l'article 1 du contrat de licence du 29 septembre 2010 « le Concédant accorde au Preneur de Licence, qui l'accepte selon les modalités et sous réserve des conditions énoncées ci-dessous, une licence exclusive pour le développement, la fabrication et la distribution des Produits sur l'ensemble du Territoire défini à l'article 4 ».

Aux termes de l'article 18.3.7 du contrat tel que modifié par l'avenant du 9 décembre 2016 il est indiqué (§ 3.3 intitulé « Préparation de l'avenir ») que :

« A la date de la prise d'effet de la résiliation du Contrat, le Concédant récupérera tous les droits accordés par le présent Contrat et pourra, lui-même ou par l'intermédiaire d'un tiers, en particulier, accepter toute commande, présenter les Produits, effectuer toute livraison et faire toute publicité qu'il jugera nécessaire ».

Se prévalant de ces stipulations contractuelles, la société Safilo fait valoir qu'elle demeurait le titulaire exclusif du droit de présenter les produits Dior et d'accepter des commandes jusqu'au 31 décembre 2020 et soutient que la société Dior devait s'abstenir, jusqu'à cette date, de permettre à la société Thélios de présenter ses produits et de prendre des commandes. Elle se prévaut, pour établir les manquements contractuels de la société Dior d'un courrier de cette dernière adressée à ses avocats 23 décembre 2020 et d'une lettre que lui a adressée la société Thélios le 5 août 2020.

Pour autant, la société Dior a contesté dans son courrier du 23 décembre 2020 les griefs qui lui étaient reprochés tandis que la société Thélios indiquait par courrier du 5 août 2020 que les pratiques commerciales dénoncées n'étaient étayées par aucune preuve.

Il est indiqué au paragraphe 3.3 de l'avenant du 9 décembre 2016 intitulé « Préparation de l'avenir » que :

« En conséquence de la durée de 2020 et compte tenu de la résiliation du Contrat au 31 décembre 2020, les Parties ont convenu de préparer et d'organiser leurs activités futures respectives dans le secteur de la lunetterie.

En conséquence, les Parties conviennent que l'Article 18 du Contrat est supprimé dans son intégralité et remplacé par le texte qui suit :

Article 18- STIPULATIONS REGISSANT LA RESILIATION DU CONTRAT

18.1.1 « Sans préjudice des stipulations de l'Article 1 et de l'Article 16, compte tenu de la résiliation du Contrat après le 31 décembre 2020, les Parties conviennent qu'à compter du 9 décembre 2016, le Concédant et le Preneur de Licence seront tous deux libres de commencer à travailler (y compris avec tout tiers) à la mise en place de tout type d'activité potentielle dans le domaine de la lunetterie pour la période postérieure au 1er janvier 2021 ».

18.1.2 « les Parties seront libres d'organiser et de concevoir leurs activités futures respectives dans le domaine de la lunetterie et de confier à tout tiers de leur choix des opérations liées, sous réserve que toutes les mesures soient prises sur une base strictement confidentielle. Sous réserve et dans la limite des lois et réglementations applicables, les Parties ne devront faire aucune communication au marché à cet égard. Les Parties conviennent qu'il sera renoncé à l'engagement de confidentialité visé dans le présent Article 18.1.2 dès que l'une des Parties notifiera sa décision de ne pas reconduire le Contrat pour la période postérieure au 31 décembre 2020 ».

Il résulte de ces dispositions qu'à compter du 9 décembre 2016, les parties étaient libres de préparer leurs activités futures avec les tiers et qu'à compter du 27 juin 2019, date à laquelle la société Dior a notifié à la société Safilo sa décision de ne pas reconduire le contrat, les parties étaient par ailleurs libres de communiquer au marché sur leurs activités futures.

Ainsi, la société Thélios a indiqué en septembre 2020 à [Localité 5] dans le cadre d'une invitation à un évènement de lancement de sa collaboration avec Dior que :

« Thélios sera le partenaire exclusif de Dior Eyewear à partir du 1er janvier 2021. Aucune commande ne sera prise pendant cet événement ».

Les échanges de courriel avec les prospects d'avril et octobre 2020 confirment ce point.

La société Dior reconnait que la société Thélios a proposé et accepté avant le 1er janvier 2021 des pré-sélections, lesquelles, même si elles contiennent des références de produits, de quantité et de prix et la date de livraison ainsi que des codes clients ne constituent pas des bons de commande ni à fortiori des commandes matérialisant des ventes fermes conclues entre la société Thélios et les revendeurs concernés et entraînant paiement avant le 1er janvier 2021.

Aucun manquement imputable à la société Dior n'est donc caractérisé de ce chef, ce que la société Safilo reconnaît elle-même dans ses écritures en indiquant que « la faute invoquée ne résulte pas de trois commandes prises par Thélios, qui ne sont que des exemples ».

La société appelante reproche néanmoins à la société Dior d'avoir donné des instructions à la société Thélios de présenter des produits et de prendre des commandes avant le 31 décembre 2020. Les pièces n° 24 à 27 qu'elle produit sont cependant constituées de cartons d'invitation à des évènements relatifs au futur lancement de la collection « Dior Eyewear » en collaboration avec la société Thélios, qui se sont tenus aux mois de septembre et d'octobre 2020 à [Localité 5], [Localité 4] et [Localité 6] ainsi que sur internet avec l'indication que « Thélios sera le partenaire exclusif de Dior Eyewear à partir du 1er janvier 2021 » et que « Aucune commande ne sera prise pendant cet évènement ». Ses pièces n° 9 et 28 sont constituées de deux messages « Whatsapp » que des clients lui ont adressés en mars et juillet 2020 et qui ne caractérisent aucun échange commercial avec la société Thélios. Enfin les trois emails envoyés par la société Thélios à de potentiels futurs revendeurs en octobre et novembre 2020 (pièces Safilo n° 34 à 36) ne correspondent pas plus à des confirmations de commandes mais tout au plus à des confirmations de pré-sélections auprès de la société Thélios. Enfin s'agissant des accords de confidentialité conclus par la société Thélios avec certains prospects, le seul accord produit par la société Safilo (pièce appelante n° 32), indique que :

« ['] à partir du 1er janvier 2021, Thélios deviendra le licencié exclusif de Christian Dior pour la production de lunettes. ['] A titre de précision, nous tenons à souligner que l'entretien susmentionné et les activités promotionnelles décrites ci-dessus sont liées aux collections de lunettes Dior qui seront distribuées à partir de 2021 et qui, par conséquent, n'interféreront en aucune façon avec les activités promotionnelles ou commerciales actuellement menées par Safilo SpA, qui restera le licencié exclusif de Dior jusqu'au 31 décembre 2020 ».La société Dior produit en pièce n° 239 un courriel qui indique :« Avant d'entamer toute discussion au sujet de la Maison, nous transmettons à l'ensemble du réseau de client une clause de confidentialité, afin d'éviter toute interférence avec le fournisseur acteur de Dior Eyewear, titulaire d'une licence jusqu'à la fin de l'année 2020 ».

Il résulte de l'ensemble de ces éléments qu'il n'est démontré aucune faute de la société Dior commise en 2020 en violation de l'obligation d'exclusivité du contrat de licence consenti à la société Safilo et en conséquence, cette dernière ne peut solliciter de ce chef réparation d'un quelconque préjudice ni justifier la suspension des paiements prévus au titre du contrat de licence. Enfin ni la lettre de la société Dior du 14 avril 2020 qui est invoquée par la société Safilo ni le temps écoulé jusqu'à l'envoi de la mise en demeure de celle-ci ne démontrent un quelconque accord de la société Dior en ce sens.

Sur la demande de révision du contrat sur le fondement de l'article 1195 du code civil

Se prévalant de l'article 1195 du code civil dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 10 février 2016 portant réforme des contrats, la société Safilo fait valoir que la crise sanitaire du covid-19 et les mesures prises par les gouvernements du monde entier pour y remédier ont constitué des circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat de licence du 29 septembre 2010 tel que modifié par l'avenant du 9 décembre 2016, qui en ont rendu l'exécution excessivement onéreuse pour elle de sorte qu'elle sollicite l'infirmation du jugement qui l'a déboutée de sa demande de révision dudit contrat et que les sommes dues par elle à la société Dior devraient être réduites de 7 700849 euros, précisant qu'elle a entamé des discussions avec la société Dior en mars 2020 en vue d'explorer la possibilité d'une renégociation de certaines des obligations contractuelles dans le contexte sanitaire et économique, que ces discussions ont eu lieu « sur le fondement de l'article 1195 du code civil » dans sa version issue de l'ordonnance de 2016 et ont été menées jusqu'au mois de janvier 2021 mais ont échoué en raison de l'absence de réelles concessions de la société Dior. Se prévalant de l'intitulé de l'avenant n°2 au contrat de licence, conclu le 9 décembre 2016, « Renewal Amendment », qu'elle traduit en français par « Avenant de Renouvellement » ainsi que de la modification des conditions financières du contrat de licence et de distribution des produits et des obligations des parties, elle soutient que cet avenant n°2 a renouvelé le contrat et ainsi donné naissance à un nouveau contrat, conclu après l'entrée en vigueur des dispositions issues de l'ordonnance de 2016 et donnant prise à l'article 1195 nouveau du code civil.

Contrairement à ce que soutient la société Safilo, l'avenant n° 2 au contrat de licence du 9 décembre 2016 est intitulé en anglais « Addendum n° 2 relating to the licence contract ». Si la mention « « Renewal Amendment » est contenue dans l'avenant au paragraphe 1 « Definitions », cette mention n'est pas suffisante à elle seule à caractériser la nature du contrat et n'établit donc pas que le contrat a été renouvelé.

L'article 5.1 du contrat relatif à la durée, telle que modifié par l'avenant n° 2 indique que « Le Contrat prendra effet le 1er janvier 2010 et prendra fin de plein droit le 31 décembre 2020 (') ».

Selon le préambule de l'avenant n°2 :

- (A) le contrat est désigné comme étant « un contrat de licence daté du 29 septembre 2010 (tel que modifié par l'avenant n°1 signé le 27 novembre 2015) détaillant les modalités et conditions selon lesquelles le Licencié s'est vu accorder le droit exclusif de développer, de fabriquer et de distribuer des produits de lunetterie sous les marques du Concédant »,

- (D) « les Parties souhaitent reconduire et modifier le Contrat existant, selon les modalités et conditions énoncées dans le présent avenant de reconduction ».

Et selon l'article 5.2 du contrat tel que modifié par l'avenant « Sauf convention écrite contraire des Parties, le Contrat [du 29 septembre 2010] n'est pas reconductible. Si les Parties conviennent de reconduire le Contrat, cet accord écrit devra intervenir au plus tard le 31 mai 2019 ».

Il en résulte que les modifications au contrat apportées par l'avenant n°2 visent pour l'essentiel à tirer les conséquences de la prorogation du terme du contrat conclu en 2010 en aménageant notamment certaines obligations dans la perspective de la fin de la collaboration (diminution du montant des redevances dues à la société Dior au cours des deux dernières années avant ce terme, aménagement des conditions d'écoulement du stock de la société Safilo pendant l'End-Sale Period), mais que les obligations essentielles des parties sont restées inchangées (licence de la marque Dior, production et distribution exclusive des lunettes par la société Safilo) de sorte que les modifications apportées n'ont pas abouti à une modification de « l'économie entière du contrat » ou de «l'équilibre économique du contrat » comme l'affirme la société Safilo.

Dans ces conditions, l'avenant n° 2 ne constitue pas un renouvellement du contrat de licence de 2010) mais en a prorogé la durée. La loi applicable au contrat prorogé reste donc celle en vigueur au moment de sa conclusion.

Le contrat de licence conclu le 29 septembre 2010, soit avant le 1er octobre 2016 et prorogé à compter du 9 décembre 2016 reste donc soumis au droit antérieur au moment de sa conclusion de sorte que la société Safilo ne peut en solliciter la révision sur le fondement de l'article 1195 nouveau du code civil qui est seul invoqué et qui n'est pas applicable au présent litige.

Sur les comptes entre les parties

Compte tenu des énonciations ci-dessus exposées, la société Safilo ne peut qu'être déboutée de ses demandes en paiement de dommages intérêts relatives à la violation du contrat de licence par la société Dior et à la révision judiciaire du contrat de licence sur le fondement de l'article 1195 nouveau du code civil. Elle réclame le paiement envers la société Dior de la somme de 9 371 799 euros au titre des ventes de produits à destination des boutiques Dior, outre les intérêts de retard au taux légal sur la somme de 7 409 911 euros, correspondant au montant des sommes exigibles au 20 juillet 2020, s'élevant à 57 957,68 euros.

La société Dior se prévaut d'une créance de 27 018 988,49 euros au 27 mai 2021 selon décompte qu'elle produit en pièce 15 bis, dont elle déduit la somme de 7 354 897,72 euros correspondant aux paiements effectués par la société Safilo et ajoute celle de 385 083,51 euros représentant les intérêts dus au 31 mai 2021 après imputation des versements effectués, soit d'un solde de 20 049 174,28 euros. Elle reconnaît devoir à la société Safilo la somme de 9 217 812,20 euros au 14 juin 2021 correspondant aux produits qui lui ont été vendus par cette dernière et entend voir fixer sa créance sur la société appelante à la somme de 10 831 362,08 euros en principal outre les pénalités de retard contractuellement fixées à trois fois le taux d'intérêt légal appliquées entre le 1er juin 2021 et le 30 novembre 2021 pour les factures n° 22 à 35 qui demeuraient impayées au 1er juin 2021 pour un total de 124 617,05 euros et, après déduction des sommes versées par la société Safilo en exécution du jugement, réclame paiement d'un solde de 593 911,33 euros.

S'agissant des sommes dues par la société Safilo au titre du contrat de licence, cette dernière reconnaît être débitrice envers la société Dior de la somme de 25 976 839,49 euros sans autre explication, sauf à constater que cette somme correspond à celle qui lui était réclamée à la date de l'assignation du 31 mars 2021. Il résulte néanmoins du décompte produit par la société Dior qu'au 31 mai 2021 elle devait à la société Dior la somme de 27 018 988, 49 euros.

Selon l'article 14-1 du contrat de licence du 29 septembre 2010, « tout paiement en souffrance sera de plein droit majoré, sans préjudice de l'article 17 et sans qu'aucune mise en demeure ne soit nécessaire, d'un taux d'intérêt contractuel correspondant à trois fois le taux d'intérêt légal en France par mois de retard et au prorata » et « Les intérêts seront composés mensuellement et seront payés par le preneur de licence en même temps que le montant en principal sur lequel les intérêts sont dus ».

La société Safilo a versé la somme totale de 7 354 897, 72 euros les 27 mai et 7 juin 2021 qui doit s'imputer par priorité sur les intérêts et pénalités dus à la société Dior pour un montant arrêté au 31 mai 2021 et non contesté de 385 083,51 euros, soit un solde de 20 049 174,28 euros en faveur de la société Dior.

La société Dior reconnaît quant à elle devoir à la société Safilo la somme de 9 217 812,20 euros correspondant aux produits qui lui ont été vendus par cette dernière sur les 9 371 799 euros qui lui sont réclamés. Devant les premiers juges, elle soutenait que la société Safilo n'avait pas tenu compte de plusieurs avoirs pour un montant de 153 986,36 euros. Devant la cour, elle fait valoir qu'un grand nombre des factures produites par la société Safilo ne mentionnent pas de numéro d'ordre d'achat ou de bon de commande correspondant et que par conséquent, il est impossible de les comptabiliser et de procéder à leur règlement, ajoutant que les autres factures n'ont « semble-t-il » pas même été reçues.

Il résulte toutefois du rapport de la société Sorgem du 24 mai 2021, de la note complémentaire de la même société Sorgem du 19 décembre 2022 ainsi que de l'ensemble des pièces qui sont annexées à ces deux documents (factures et avoirs) que sur toute la période contractuelle, le montant des dettes dues par la société Dior à la société Safilo s'élève à 9 371 799 euros, étant précisé d'une part, qu'il n'est pas justifié en quoi l'absence de référence de commande des factures justifierait leur non-paiement alors qu'il n'est pas contesté que les produits correspondant ont été livrés à l'occasion d'événements spécifiques, et d'autre part que l'ensemble des factures sont annexées aux rapports de la société Sorgem.

S'agissant des intérêts, la somme de 9 371 799 euros due par la société Dior à la société Safilo au titre des factures porte intérêts au taux légal à compter du 20 juillet 2020, date de la mise en demeure, sur la somme de 7 409 911 euros et il sera fait droit à la demande en paiement de la société Safilo à ce titre pour la somme de 57 957, 68 euros qui n'est pas contestée.

Le règlement partiel fait par la société Safilo (6.969.814,21 euros en principal et 385 083,51 euros au titre des pénalités contractuelles) doit s'imputer sur les factures les plus anciennes de la société Dior listées de 1 à 22 sur le décompte produit, de sorte qu'après déduction de la somme de 9 371 799 euros correspondant au montant de la créance de la société Safilo, le solde de la facture n°22 et les factures postérieures demeuraient impayées au 1er juin 2021.

En conséquence, la créance de la société Dior s'élève à la somme de 10 677 375,28 euros ainsi qu'à la somme de 122 845,40 euros au titre des pénalités de retard contractuellement fixées à trois fois le taux d'intérêt légal, appliquées depuis le 1er juin 2021 jusqu'à l'exécution du jugement par la société Safilo le 30 novembre 2021, pour les factures demeurant impayées au 1er juin 2021.

La société Safilo ne conteste pas avoir versé entre les mains de la société Dior en exécution du jugement la somme de 10 362 067, 80 euros correspondant au principal et aux intérêts au taux légal au 29 novembre 2021 qui doit être déduite du solde dû à la société Dior.

En conséquence, la créance de cette dernière doit être fixée à la somme de 438 152,88 euros (10 677 375,28 euros + 122 845,40 euros - 10 362 067, 80 euros) à laquelle doit être condamnée la société Safilo.

Le jugement sera donc infirmé en ce qu'il a condamné la société Safilo SpA à payer à la SA Christian Dior Couture la somme en principal de 10 292 291,70 euros au titre des factures émises, avec intérêts au taux légal à compter du 14 janvier 2021.

Sur les autres demandes

Les dispositions du jugement relatives aux dépens et aux frais irrépétibles seront confirmées.

Enfin l'issue du litige conduit à dire qu'en cause d'appel chacune des parties conservera à sa charge ses propres frais et dépens.

PAR CES MOTIFS

Déboute la société Safilo de sa demande d'annulation du jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 10 novembre 2021.

Confirme le jugement dont appel sauf en ce qu'il a condamné la société Safilo SpA à payer à la société Christian Dior Couture la somme en principal de 10 292 291,70 euros au titre des factures émises, avec intérêts au taux légal à compter du 14 janvier 2021 et anatocisme.

Statuant à nouveau,

Fixe le montant de la créance de la société Christian Dior Couture à la somme de 10 677 375,28 euros en principal et à la somme de 122 845,40 euros au titre des pénalités de retard contractuellement fixés à trois fois le taux d'intérêt légal appliqués du 1er juin 2021 au 30 novembre 2021, pour les factures demeurées impayées.

Condamne la société Safilo à payer à la société Christian Dior Couture la somme de 438 152,88 euros après déduction des sommes payées en principal et intérêts en exécution du jugement.

Condamne la société Christian Dior Couture à payer à la société Safilo la somme de 57 957,68 euros au titre des intérêts de retard dus depuis le 20 juillet 2020 sur les factures impayées par elle.

Rejette le surplus des demandes plus amples ou contraires.

Dit que chacune des parties conservera à sa charge les frais et dépens engagés par elle en cause d'appel.