CA Saint-Denis de la Réunion, ch. com., 6 mars 2024, n° 23/00819
SAINT-DENIS DE LA RÉUNION
Arrêt
Autre
PARTIES
Défendeur :
Les Saphirs (SCI)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Chevrier
Vice-président :
Mme Legrois
Conseillers :
Mme Legrois, Mme Piedagnel
Avocats :
Me Antoine, Me Rajabaly
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LA COUR
Par acte sous seings privés en date du 17 mars 2014, la SCI Les Saphirs a consenti à Monsieur [U] [K] [T], exerçant sous l'enseigne « Tisanerie », un bail commercial d'une durée de neuf années prenant effet le 1er avril 2014 et portant sur un terrain nu de 20 mètres carrés sis [Adresse 2], moyennant un loyer mensuel de 400 euros.
Par un avenant en date du 1er décembre 2014, rectifié le 30 mars 2017, la SCI les Saphirs a loué au preneur un terrain d'une surface complémentaire de 29 mètres carrés situé à la même adresse, portant le montant total du loyer à 650 euros hors taxes par mois.
Aux termes du bail, il est stipulé que le locataire ne peut effectuer aucuns travaux de transformation ni changement de distribution sans accord préalable et écrit de la bailleresse.
Exposant qu'elle a découvert que le locataire avait édifié sur sa parcelle une construction permanente en tôles avec une chape en béton sans permis de construire, en l'absence de toute autorisation d'urbanisme et sans son accord préalable, la SCI Les Saphirs a fait délivrer à Monsieur [T], le 3 janvier 2022, une sommation visant la clause résolutoire puis l'a fait citer devant le tribunal judiciaire de Saint-Denis suivant acte d'huissier du 7 février 2022 aux fins principalement de voir constater la résiliation du bail commercial et de prononcer son expulsion.
En cours de procédure, Monsieur [T] a élevé un incident aux fins de voir juger l'action engagée par la SCI Les Saphirs irrecevable à raison de la prescription.
Par une ordonnance en date du 23 mai 2023, le juge de la mise en état a statué en ces termes :
Rejetons la fin de non-recevoir de prescription ;
Rejetons la demande de paiement de somme au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Renvoyons l'affaire à la mise en état électronique (...) pour dernières conclusions éventuelles des parties sur le fond ;
Condamnons Monsieur [U] [T] aux dépens de l'incident.
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Par déclaration au greffe de la cour en date du 15 juin 2023, Monsieur [U] [T] a interjeté appel de cette décision.
L'affaire a été renvoyée à la mise en état par ordonnance du 5 juillet 2023.
L'appelant a remis ses premières conclusions au greffe par RPVA le 22 août 2023.
Il a en outre signifié sa déclaration d'appel et ses premières conclusions d'appelant à l'intimée par acte de commissaire de justice délivré le 5 septembre 2023.
La SCI Les Saphirs a constitué avocat le 8 septembre 2023 et a remis ses premières conclusions par le RPVA le 19 septembre 2023.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 20 novembre 2023.
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Aux termes de ses uniques conclusions régulièrement notifiées par RPVA le 22 août 2023, l'appelant demande à la cour de :
Vu les articles 122 et 789 du Code de procédure civile,
Vu l'article 110-4 du Code de commerce,
Recevoir M. [T] en son appel et le déclarer fondé ;
Infirmer en toutes ses dispositions l'ordonnance de mise en état du 23 mai 2023 ;
Statuant à nouveau :
Déclarer irrecevable l'action de la SCI Les Saphirs prise en la personne de son représentant légal en exercice pour cause de prescription de son action ;
Condamner la SCI Les Saphirs prise en la personne de son représentant légal en exercice à payer à Monsieur [U] [K] [T], la somme de 3.500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
Aux termes de ses uniques conclusions d'intimée régulièrement notifiées par RPVA le 19 septembre 2023, l'intimée demande à la cour de :
Confirmer l'ordonnance du Juge de la mise en état du 23 mai 2023 en toutes ses dispositions.
En toute hypothèse,
Débouter Monsieur [U] [K] [T] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
Condamner Monsieur [U] [K] [T] à payer à la SCI Les Saphirs la somme de 1.500 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu`aux entiers frais et dépens.
Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est fait expressément référence aux conclusions des parties, visées ci-dessus, pour l'exposé de leurs prétentions et moyens.
MOTIFS
A titre liminaire, la cour rappelle qu'en application des dispositions de l'article 954 du code de procédure civile, elle ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif des conclusions et n'examine que les moyens développés dans la partie discussion des conclusions présentés au soutien de ces prétentions.
Elle n'est pas tenue de statuer sur les demandes de « constatations » ou de « dire et juger » lorsqu'elles ne sont pas susceptibles d'emporter des conséquences juridiques mais constituent, en réalité, les moyens invoqués par les parties au soutien de leurs demandes.
Sur la recevabilité de l'action engagée par la société SCI Les Saphirs :
Le juge de la mise en état a écarté la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action engagée par la SCI les Saphirs le 7 février 2022 au motif que, selon l'article L. 110-4 du code du commerce, sont prescrites toutes actions en paiement entre commerçants ou entre commerçants et non commerçants pour ouvrages faits, un an après la réception des ouvrages ; que s'agissant d'une construction illégale et non autorisée par le bailleur, la prescription ne peut commencer à courir qu'à compter de la cessation du manquement imputé au preneur et qu'en l'espèce, les travaux litigieux, réalisés sans autorisation du bailleur dans le courant de l'année 2014, étaient toujours existants à la date du constat d'huissier réalisé en octobre 2021, soit moins d'un an avant l'introduction de l'action en résiliation du bail commercial.
L'appelant fait valoir que, contrairement à ce qu'a pu considérer le juge de la mise en état, l'action en résiliation de bail commercial se prescrit par cinq ans à compter du jour où le bailleur a eu connaissance des faits lui permettant d'exercer l'action ; qu'en l'espèce, il est établi que les travaux litigieux ont été réalisés dès son entrée dans les lieux en 2014, ce que plusieurs clients confirment, que le bâtiment construit est très visible, se situant en front de rue et à côté du siège de la bailleresse de sorte que celle-ci en avait nécessairement connaissance depuis 2014 et que son action est ainsi prescrite. Il ajoute que les jurisprudences invoquées par l'intimée pour reporter le point de départ du délai de prescription sont inopérantes.
En réponse, l'intimée, qui adopte le raisonnement du premier juge, fait valoir que le preneur a édifié des constructions en dur et permanentes sans son autorisation écrite dès 2014 et que cette infraction au bail, qui présente un caractère continu, n'avait pas cessé à la date du constat d'huissier ; que la prescription n'a pas pu commencer à courir tant que subsistent les constructions litigieuses et que la sommation visant la clause résolutoire délivrée au preneur le 3 janvier 2022 est demeurée vaine.
Sur ce :
Selon l'article 122 du code de procédure civile, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond pour défaut de droit à agir tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.
Aux termes de l'article L. 110-4 du code de commerce, les obligations nées à l'occasion de leur commerce entre commerçants se prescrivent par cinq années si elles ne sont pas soumises à des prescriptions plus courtes.
L'action en résiliation judiciaire d'un bail commercial n'étant pas une action en paiement pour ouvrages faits, elle n'est pas soumise à la prescription d'un an à compter de la réception des ouvrages mais à la prescription quinquennale de droit commun, comme le rappelle l'intimé.
Selon l'article 2224 du code civil, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.
Pour déterminer le point de départ du délai de prescription, les appelants invoquent un arrêt rendu le 24 mai 2017 (pourvoi n° 16-16.541) aux termes duquel la troisième chambre civile de la Cour de cassation a considéré que le délai de prescription de l'action en résiliation du bail commercial court à compter du jour où le bailleur a eu connaissance des faits lui permettant d'exercer l'action (en l'espèce, la réalisation par le preneur de travaux dans les lieux loués sans autorisation).
L'intimée se prévaut pour sa part de la solution dégagée par la troisième chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt du 1er février 2018 (pourvoi n° 16-18.724) selon lequel la prescription de l'action en résiliation d'un bail rural n'a pu commencer à courir qu'à compter de la cessation du manquement imputé au preneur et tenant à la cession du bail ou à une sous-location.
Il convient toutefois de relever que cet arrêt concerne la résiliation judiciaire d'un bail rural pour manquement à une prohibition d'ordre public dont la cour indique qu'elle ouvre au bailleur le droit d'agir en résiliation à tout moment dans les limites de la prescription quinquennale. La solution ainsi dégagée n'est pas transposable à la présente espèce, qui porte sur l'action en résiliation d'un bail commercial pour non-respect des stipulations contractuelles.
Les autres arrêts invoqués par l'intimée ne concernent pas la question du point de départ de la prescription.
Il résulte de tout ce qui précède que la prescription quinquennale a commencé à courir du jour où l'infraction a été révélée au bailleur ou du jour où celui-ci aurait dû en avoir connaissance. Il appartient au preneur, demandeur à l'exception de prescription, d'apporter la preuve que le bailleur avait connaissance ou aurait dû avoir connaissance de l'infraction invoquée à l'appui de l'action en résiliation.
En l'espèce, l'appelant fait valoir que les constructions litigieuses ont été réalisées en 2014, juste après son entrée dans les lieux, afin de lui permettre d'exercer son activité de tisaneur.
Il produit à cet égard de multiples factures d'achat de matériel et d'outillage ainsi que divers tickets de caisses édités entre les mois de mars et avril 2014. Compte tenu de leur imprécision (absence de nom et/ou d'adresse du client, références incompréhensibles), la plupart de ces pièces ne permettent pas rapporter la preuve de la réalité des travaux de construction allégués. Néanmoins, les factures Leroy Merlin (pièces n° 11 à 13), établies au nom de Monsieur [U] [T] et à l'adresse des lieux loués, mettent en évidence l'achat de peinture et de matériel pour la réalisation de consoles sur crémaillères, ce qui est compatible avec l'aménagement d'un local commercial. Il sera en outre relevé que le juge de la mise en état a tenu pour acquis que les constructions ont bien été réalisées en 2014 et que ce point n'est pas contesté par l'intimée.
L'appelant produit en outre plusieurs attestations de clients, et en particulier celles, concordantes, de Messieurs [C] [H] [S] (pièce n°20) et [V] [I] [X] (pièce n° 21), établies en février 2023, indiquant que Monsieur [T] exerce son activité de tisanerie dans un local construit depuis 2014.
Enfin, et ainsi que le souligne l'appelant, il ressort du procès-verbal de constat d'huissier de justice dressé le 9 octobre 2021 (pièce n° 3 de l'intimée) que le local litigieux, construit en tôle sur structure métallique sur une dalle en béton, est situé sur un angle de rue, ce qui le rend parfaitement visible depuis la voie publique, et, qui plus est, à proximité immédiate du siège de la bailleresse, sis [Adresse 3].
L'ensemble de ces éléments permettent d'établir que l'intimée avait nécessairement connaissance depuis le courant de l'année 2014 de la réalisation des constructions litigieuses et de la matérialité de l'infraction.
Il en résulte que l'action en résiliation du bail commercial engagée par la bailleresse suivant assignation du 7 février 2022, soit plus de cinq ans après avoir eu connaissance des faits lui permettant de l'exercer, est prescrite.
L'ordonnance entreprise sera donc infirmée en toutes ses dispositions.
Sur les autres demandes :
L'intimée qui succombe, supportera les dépens de première d'instance comme d'appel ainsi que les frais irrépétibles de l'appelant.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire rendu en dernier ressort, en matière commerciale, par mise à disposition au greffe conformément à l'article 451 alinéa 2 du code de procédure civile,
Infirme l'ordonnance du 23 mai 2023 en toutes ses dispositions ;
Statuant à nouveau,
Déclare prescrite l'action engagée par la SCI les Saphirs ;
Rejette la demande de la SCI les Saphirs formée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SCI les Saphirs à payer à Monsieur [U] [T] la somme de 2.000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SCI les Saphirs aux dépens de l'incident ainsi qu'aux dépens d'appel.
Le présent arrêt a été signé par Monsieur Patrick CHEVRIER, Président de chambre, et par Madame Nathalie BEBEAU, Greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.