CA Montpellier, 5e ch. civ., 12 mars 2024, n° 19/07453
MONTPELLIER
Arrêt
Autre
PARTIES
Défendeur :
Lou d'Oc (SARL), Pierre-Henri Frontil (SELARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Fillioux
Conseillers :
M. Garcia, Mme Strunk
Avocats :
Me Alberti, Me Garrigue, Me Biteau
FAITS et PROCÉDURE ' MOYENS et PRÉTENTIONS DES PARTIES
Par acte sous-seing privé du 20 décembre 2003, [L] [E] [R] a donné à bail à la SARL Lou d'Oc un local commercial à usage de restaurant, situé [Adresse 5] dans la cité de [Localité 7], prenant effet le 1er janvier 2004 pour se terminer le 31 décembre 2012, moyennant le règlement d'un loyer mensuel de 800 euros.
M. [K], gérant de la société Lou d'Oc, est propriétaire d'un local attenant à ce local commercial qui communiquent entre eux et dans lesquels est exploitée l'activité de restauration.
En cours d'exécution du contrat, la bailleresse a fait procéder en 2008 à la réfection de la toiture de l'immeuble pour une somme de 29.022,84 euros.
Par acte d'huissier de justice délivré le 17 janvier 2014, le preneur, qui s'est maintenu dans les lieux, a sollicité le renouvellement du bail commercial à compter du 1er janvier 2013.
Par acte d'huissier de justice du 10 février 2014, la bailleresse a mis en demeure la SARL Lou d'Oc d'une part de lui régler sans délai la somme de 29.022,84 euros en remboursement des travaux de la toiture dont elle a fait l'avance et qui incombait selon elle au preneur en application des clauses du bail commercial, et d'autre part de réaliser des travaux de réparations intérieures, ce à quoi s'est opposé le preneur par mémoire en réponse signifié le 3 mars 2014.
Par acte extra-judiciaire délivré le 17 mars 2014, [L] [E] [R] a notifié à la SARL Lou d'Oc le refus de renouvellement du bail commercial, lui a donné congé pour le 1er octobre 2014 et a contesté tout droit à indemnité d'éviction.
Par jugement du 10 septembre 2014, le tribunal de commerce de Carcassonne a ouvert au profit de la SARL Lou d'Oc une procédure de redressement judiciaire et a désigné la Selarl Pierre-Henri Frontil en qualité de mandataire judiciaire.
Par acte d'huissier délivré le 27 octobre 2014, la SARL Lou d'Oc et la Selarl Pierre-Henri Frontil, ès qualités, ont fait assigner [L] [E] [R] devant ce tribunal aux fins d'obtenir sa condamnation au paiement d'une indemnité d'éviction et de voir ordonner avant-dire droit une mesure d'expertise judiciaire.
Par jugement du 16 septembre 2015, la SARL Lou d'Oc a obtenu un plan de continuation et la Selarl Pierre-Henri Frontil a été désignée ès qualités de commissaire à l'exécution du plan de continuation.
Par jugement du 15 décembre 2016 signifié le 1er mars 2017, le tribunal de commerce de Carcassonne a :
Mis la Selarl Pierre-Henri Frontil hors de cause en sa qualité de mandataire judiciaire de la SARL Lou d'Oc ;
Accueilli la Selarl Pierre-Henri Frontil en son intervention volontaire ès qualités de commissaire à l'exécution du plan de continuation adopté au bénéfice de la société Lou d'Oc ;
Jugé que la SARL Lou d'Oc est fondée à prétendre au paiement d'une indemnité d'éviction ;
Avant-dire droit sur le quantum, ordonné une expertise judiciaire confiée à Mme [D] ;
Débouté les parties du surplus de leurs demandes,
Ordonné l'exécution provisoire,
Réservé les dépens et frais irrépétibles.
Le rapport d'expertise judiciaire a été déposé le 22 septembre 2017 et propose l'évaluation suivante :
Indemnité d'éviction : 145.950 euros ttc ;
Frais de remploi : 12.500 euros ;
Indemnité pour trouble commercial : 13.028,75 euros ;
Frais de déménagement : à l'appréciation de la juridiction ;
Frais divers : sous réserve de justificatif.
L'affaire a été rappelée à l'audience du 16 mai 2019.
Le jugement rendu le 4 juillet 2019 par le tribunal de grande instance de Carcassonne énonce dans son dispositif :
Condamne [L] [E] [R] à payer à la SAL Lou d'Oc une indemnité d'éviction d'un montant total de 233.574 euros,
Condamne la SARL Lou d'Oc à remettre, lors de son départ, les locaux loués dans leur état initial et notamment à reboucher les ouvertures pratiquées dans le mur du local objet du litige,
Condamne [L] [E] [R] à payer à la SARL Lou d'Oc la somme de 4.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile,
Déboute les parties de toutes demandes plus amples ou contraires,
Prononce l'exécution provisoire du jugement
Condamne [L] [E] [R] aux entiers dépens en ce compris le coût de l'expertise judiciaire.
Le jugement fait application de l'article L 145-14 al 2 du code de commerce et s'appuie sur le rapport d'expertise pour arrêter l'indemnité d'éviction.
Il fixe l'indemnité principale à la somme de 145.950 euros , correspondant à la moyenne entre une première valeur d'indemnité principale de 125.000 euros obtenue après calcul de la moyenne du chiffre d'affaires intégrant dans un premier temps les trois derniers exercices (2014, 2015 et 2016) puis tenant compte des quatre derniers exercices (2013, 2014, 2015 et 2016) avec application d'un coefficient de pondération de 60% applicable pour des fonds de commerce de restaurant pour des villes moyennes, et une deuxième valeur d'indemnité principale de [Cadastre 2].900 euros obtenue après calcul de la moyenne du chiffre d'affaires des quatre derniers exercices avec application d'un coefficient de 80% pour tenir compte de la localisation du restaurant à l'intérieur de la cité de [Localité 7] dans un site hautement touristique l'été.
Le jugement écarte les griefs émis par [L] [E] [R] retenant d'une part la fiabilité du chiffre d'affaires pour l'exercice 2016 propre à la seule activité de restauration du preneur qui découle d'éléments comptables établis par un comptable agréé, écartant d'autre part l'intégration d'éléments autres que ceux prévus par le texte pour le calcul de l'indemnité, tels que la configuration des lieux ou la surface exploitée.
Dans le mode de calcul retenu, la juridiction rejette la demande présentée par le preneur de ne retenir que l'exercice 2016, considérant que l'activité de restauration caractérisée par une fluctuation certaine ne peut s'apprécier sur un seul exercice. Elle s'oppose enfin à l'application d'un coefficient de 60% sollicité par [L] [E] [R] , qui ne valorise pas la fréquentation estivale du site, et de 100% réclamée par la SARL Lou d'Oc tenant compte des caractéristiques du lieu à raison d'une fréquentation limitée en hiver et le restaurant n'étant pas répertorié parmi « les bonnes tables ».
Sur les indemnités accessoires, le jugement observe ensuite que l'exiguïté du local attenant appartenant à M. [K], gérant de la société Lou d'Oc, exclut la poursuite de l'exploitation du fonds et ne doit pas intervenir dans le calcul de l'indemnité de remploi qui est fixée à la somme de 14.595 euros (10% de l'indemnité principale). Le jugement retient, s'agissant du trouble commercial, la proposition de l'expert correspondant à trois mois de résultat d'exploitation soit la somme de 13.028,75 euros. Une indemnité de déménagement à hauteur de 60.000 euros est retenue sur la base d'un devis produit par la SARL Lou d'Oc.
Sur la demande reconventionnelle de [L] [E] [R] tendant à obtenir la somme de 3.238,50 euros au titre des frais de rebouchage des ouvertures pratiquées dans le mur, le jugement condamne la SARL Lou d'Oc à une obligation de faire, cette charge lui incombant.
[L] [E] [R] a relevé appel du jugement du 4 juillet 2019 en toutes ses dispositions par déclaration au greffe du 15 novembre 2019.
[L] [E] [R] est décédée le 21 février 2022.
Les dernières écritures pour [L] [E] [R] ont été déposées le 14 février 2020.
Les dernières écritures pour M. [W] [R] et M. [Y] [R], ès qualités d'héritiers de [L] [E] [R], ont été déposées le 11 janvier 2023.
Les dernières écritures pour la SARL Lou d'Oc ont été déposées le 27 décembre 2023.
La Selarl Pierre-Henri Frontil n'a pas constitué avocat.
Le dispositif des écritures pour [L] [E] [R] énonce en ses seules prétentions :
Réformer le jugement querellé en toutes ses dispositions ;
Constater que le chiffre d'affaires allégué et produit par la SARL Lou d'Oc comme étant celui de l'exercice 2016 est douteux ;
Dire et juger que ce chiffre ne sera pas pris en considération pour le calcul de l'indemnité d'éviction ;
A titre principal,
Dire et juger que l'indemnité d'éviction mise à la charge de la concluante sera déterminé sur la base du prorata de la superficie des deux locaux sur la base d'un montant de 125.000 euros TTC (tranche basse retenue par l'expert exclusion faite des chiffres portant sur l'année 2016), à savoir sur un total de 72m² au sol, 41m² pour l'immeuble objet de la location appartenant à la concluante (section A n°[Cadastre 2]) et 31 m² pour l'immeuble appartenant à M. [K] qui continuera à exploiter son commerce dans cette partie du local ;
Dire et juger en conséquence que l'indemnité mise à la charge de la concluante sera limitée à la somme de 71.180 euros (125.000 x 41m²/72m²=71.180) ;
Débouter la SARL Lou d'Oc de l'intégralité de ses demandes accessoires ;
A titre subsidiaire,
Dire et juger que l'indemnité de remploi n'excédera pas la somme de 6.250 euros ;
Dire et juger que l'indemnité de trouble commercial ne saurait dépasser la somme de 3.250 euros ;
Dire et juger que les ouvertures pratiquées entre les deux locaux tant au rez-de-chaussée qu'à l'étage devront être refermées aux frais du preneur qui sont évalués à la somme de 3.258,50 euros ;
Ordonner la compensation entre l'indemnité pour trouble commercial qui sera limitée à la somme de 3.250 euros et le coût du rebouchage à hauteur de 3.258,50 euros ;
Dire et juger que me coût du déménagement ne saurait être retenu pour une somme supérieure à 12.000 euros ;
Débouter la SARL Lou d'Oc du surplus de ses demandes ;
Condamner la SARL Lou d'Oc à lui payer la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens comprenant le coût de l'expertise.
Elle conteste, s'agissant de l'indemnité d'éviction, la prise en compte du chiffre d'affaires pour l'année 2016 qu'elle qualifie de douteux au regard d'une augmentation de plus de 50% par rapport à l'année précédente. Elle souligne l'anormalité des données communiquées relevant une contradiction avec la baisse constante du chiffre d'affaires depuis plusieurs années ainsi que l'ouverture d'une procédure collective à l'égard de la société intimée. Ce chiffre est d'autant plus suspicieux que les marges dégagées en 2016 sont passées de 12 / 15% à 3%.
Elle conteste plus encore la sincérité des bilans retenus par l'expert judiciaire alors que M. [K], gérant de la société Lou d'Oc, exploite plusieurs activités de restauration sur la ville de [Localité 7] entraînant ainsi une augmentation fictive du chiffre d'affaires de la société en cause, suggérant ainsi que les chiffres réalisés par les autres établissements soient venus s'ajouter aux résultats de la société intimée.
Sur le coefficient de pondération retenu, elle précise que ce chiffre doit être minoré afin de tenir compte de la valeur réelle du fonds qui est sujette à caution face aux critiques de la cliente et la condamnation du gérant par le tribunal correctionnel de Carcassonne le 15 janvier 2014 pour des faits de non-conformité des marchandises et problèmes d'hygiène. Elle ajoute enfin qu'après la restitution des lieux en cause, la SARL Lou d'Oc va poursuivre l'exploitation du fonds de commerce dans le local attenant ce qui limite nécessairement le montant de l'indemnité d'éviction.
Pour finir, elle soutient que M. [K] n'a pas respecté les normes applicables en matière de restauration et n'a pas pris en charge comme convenu l'intégralité les travaux de toutes natures entraînant ainsi une dévalorisation du fonds de commerce justifiant une diminution de l'indemnité d'éviction.
Sur les indemnités accessoires, l'appelante considère que la configuration des lieux impacte leur évaluation avec un déménagement facilité par la proximité du local pouvant être réalisé en période creuse en sorte que le trouble commercial n'est pas justifié et l'indemnité de remploi peut être revue à la baisse. Elle dénonce enfin le montant disproportionné du devis établi à 60.000 euros pour organiser un déménagement alors que les prestations et le volume retenus sont crtiticables.
Le dispositif des écritures pour M. [W] [R] et M. [Y] [R], intervenants volontaires en qualité d'héritiers de [L] [E] [R], énonce en ses seules prétentions
Au visa de l'article 815 du code civil,
Donner acte à M. [W] [R], conjoint survivant, de ce qu'il entend reprendre au côté de son fils, M. [Y] [R], l'instance en leur qualité d'héritiers.
Les consorts [R] font part du décès de [L] [E] [R] le 21 février 2022 et entendent reprendre l'instance en qualité d'héritiers.
Le dispositif des écritures pour la SARL Lou d'Oc énonce en ses seules prétentions :
Au visa des articles L 145-14 et suivants du code de commerce,
Rejeter toutes conclusions comme injustes et mal fondées ;
Réformer le jugement entrepris ;
Condamner les ayants-droits de [L] [E] [R] à lui payer la somme de 325.297,75 € à titre d'indemnité d'éviction ;
Condamner les ayants-droits de [L] [E] [R] à lui payer la somme de 18.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens et les frais des mémoires échangés comme d'expertise.
La société Lou d'Oc souligne à titre liminaire la localisation privilégiée du restaurant situé à la croisée des ruelles entre le château comtal, la porte d'Aude, qui est une des vues les plus prisées de la cité, et la basilique [10].
Sur le quantum de l'indemnité d'éviction, la société critique le calcul opéré par l'expert.
La SARL Lou d'Oc propose de calculer l'indemnité d'éviction en prenant en compte le chiffre d'affaires réalisés sur les exercices 2013 à 2016 mais en accordant à ce dernier exercice (CA : 262.329 euros) une pondération favorable puisqu'il est le plus représentatif de l'activité normale du fonds de commerce permettant ainsi de retenir une moyenne du chiffre d'affaires de 219.365 euros au lieu de la somme de 208.624 euros.
La société Lou d'Oc conteste encore le taux de pondération retenu par l'expert à hauteur de 70% revendiquant pour sa part l'application du taux maximum de 100% préconisé pour les restaurants courants des villes moyennes, et non pour les seules « bonnes tables » comme l'a indiqué à tort le premier juge, seul à même de tenir compte des spécificités du site classé au patrimoine de l'Unesco, qui accueille chaque année plus de deux millions de visiteurs, de l'activité culturelle et de la localisation privilégiée du restaurant au sein de la cité.
Sur l'indemnité de remploi, la société réclame une valeur médiane de 15% appliquée sur la véritable valeur du fonds de commerce fixée à 219.365 euros. Elle justifie enfin l'importance des frais de déménagement par les difficultés d'accès à la cité médiévale ainsi qu'au local, outre la technicité des opérations à mener.
En réponse à l'argumentation adverse, la SARL Lou d'Oc conteste l'exploitation d'une activité de restauration dans un autre établissement situé sur [Localité 7], qui n'est en réalité qu'un bureau, en sorte que le chiffre d'affaires résulte uniquement de l'exploitation du local litigieux et n'a pas à être réparti. Elle conteste par ailleurs la possibilité de poursuivre l'activité de restauration dans le seul local appartenant à son gérant du fait de l'exigüité des lieux ce qui a été confirmé par l'expert judiciaire.
S'agissant des demandes reconventionnelles, elle soutient que les ouvertures ont été autorisées par le bailleur en 1986 ce qui s'oppose à la remise en état telle que le sollicite [L] [E] [R] et au paiement d'une quelconque indemnité.
La clôture de la procédure a été prononcée par ordonnance du 27 décembre 2023.
A l'audience, la cour d'appel a sollicité des parties la production sous huitaine d'une note en délibéré afin qu'elles présentent leurs observations sur la saisine de la cour et de la portée limitée des dernières conclusions remises le 11 janvier 2023 par M. [W] [R] et M. [Y] [R], ès qualités d'héritiers de [L] [E] [R], en l'absence de tout exposé de moyens et de prétentions tant dans le corps que dans le dispositif au visa de l'article 954 du code de procédure civile, ces conclusions se limitant à reprendre l'instance en leur qualité d'héritiers.
MOTIFS
1/ Sur les conclusions déposées par M. [W] [R] et M. [Y] [R] :
La cour d'appel a sollicité des parties la production sous huitaine d'une note en délibéré afin qu'elles présentent leurs observations sur la portée des dernières conclusions remises le 11 janvier 2023 et la saisine de la cour.
Aucune note en délibéré n'est parvenue dans le délai imparti.
Selon les articles 370 et suivants du code de procédure civile, à compter de la notification qui en est faite à l'autre partie, l'instance est interrompue par le décès d'une partie dans les cas où l'action est transmissible. L'instance peut être volontairement reprise dans les formes pour la présentation des moyens de défense, c'est-à-dire par voie de conclusions.
En application de l'article 954 du code de procédure civile, les conclusions doivent formuler expressément les prétentions des parties et les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée. Elles comprennent distinctement un exposé des faits et de la procédure, l'énoncé des chefs du jugement critiqués, une discussion des prétentions et des moyens ainsi qu'un dispositif récapitulant les prétentions.
Selon cet article, les parties doivent reprendre, dans leurs dernières écritures, les prétentions et moyens précédemment présentés ou invoqués dans leurs conclusions antérieures, à défaut, elles sont réputées les avoir abandonnés et la cour ne statue que sur les dernières conclusions déposées.
Enfin, toute formule de renvoi ou de référence à des écritures précédentes ne satisfait pas aux exigences du texte et est dépourvu de portée (c.cass.civ.2ème 8 janvier 2015).
En l'espèce, la cour a été saisie d'un premier jeu de conclusions déposées par [L] [E] [R] le 14 février 2020 dans lequel sont développés divers moyens au soutien de prétentions clairement exposées dans le dispositif tendant à la réformation du jugement querellé en toutes ses dispositions.
[L] [E] [R] est décédée le 21 février 2022.
M. [W] [R] et M. [Y] [R], ès qualités d'héritiers de [L] [E] [R], déposent le 11 janvier 2023 de nouvelles conclusions aux termes desquelles ils sollicitent uniquement au visa de l'article 815 du code civil, de « donner acte à M. [W] [R], conjoint survivant, de ce qu'il entend reprendre au côté de son fils, M. [Y] [R], l'instance en leur qualité d'héritiers ».
Ces dernières conclusions, qui s'inscrivent dans la reprise d'instance définie à l'article 373, ne reprennent aucune demande de réformation du jugement déféré et se bornent à solliciter la reprise d'instance par M. [W] [R] et M. [Y] [R], en leur qualité d'héritiers de [L] [R], sans reprendre d'autres prétentions ni développer aucun moyen.
Or, ces conclusions sont soumises aux prescriptions de l'article 954 du code de procédure civile.
Il s'ensuit que la cour est seulement saisie des dernières conclusions déposées le 11 janvier 2023 ainsi que des prétentions qui lui sont soumises sans pouvoir se référer aux premières écritures du 14 février 2020.
En l'absence de demande tendant à la réformation ou l'annulation du jugement entrepris, la cour ne peut que confirmer le jugement sauf à examiner l'appel incident.
2/ Sur le montant de l'indemnité d'éviction :
Selon l'article L 145-14 du code de commerce, le bailleur peut refuser le renouvellement du bail. Toutefois, le bailleur doit, sauf exceptions prévues aux articles L 145-17 et suivants, payer au locataire évincé une indemnité dite d'éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement.
Cette indemnité comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre.
L'indemnité d'éviction doit être calculée au moment où le préjudice est réalisé, c'est-à-dire à la date de l'éviction, soit à la date où le locataire cesse d'occuper régulièrement les lieux.
Ainsi, l'indemnité doit être calculée à la date la plus proche de la réalisation du préjudice, c'est-à-dire à la date de l'arrêt lorsque le locataire est encore dans les lieux (c.cass com. 4 janvier 1961). Dans le même sens, il a été jugé que la valeur des éléments du fonds de commerce doit s'apprécier à la date où les juges statuent lorsque l'éviction n'est pas encore réalisée. (civ 3° 24 novembre 2004 n° 03-14.620).
Il s'ensuit qu'au jour où la cour statue, l'indemnité d'éviction doit nécessairement faire l'objet d'une réévaluation, la SARL Lou d'Oc étant toujours dans les lieux, ce qui rend ainsi inopérant le débat ayant occupé les parties en première instance sur la question de la pertinence du chiffre d'affaires relatif à l'exercice 2016 et de sa fiabilité.
En effet, en application des dispositions de l'article L 145-14, la cour d'appel dispose d'un pouvoir souverain d'appréciation pour évaluer, selon la méthode qui lui apparaît la plus appropriée, l'indemnité. A cet égard, la valeur du fonds de commerce doit être déterminée en fonction des trois dernières années du chiffre d'affaires des preneurs avant l'éviction et non en considération du chiffre d'affaires réalisé par ces derniers au cours des meilleures années d'exploitation. (civ 3°, 20 mars 1997 n°06-11.040).
Il s'ensuit qu'il appartient à la cour d'apprécier le montant de cette indemnité sur la base du chiffre d'affaires des trois derniers exercices, soit 2019, 2021 et 2022 selon les modalités définies par l'expert judiciaire, l'année 2020 étant écartée pour ne pas être représentative de l'activité normale du fonds de commerce en raison de la pandémie du covid et des périodes de fermeture administrative imposée aux restaurants. Il sera souligné que l'intimée produit les bilans comptables de ces trois exercices qui sont donc soumis à la contradiction des parties.
En premier lieu, sur la question relative à la disparition du fonds, l'expert écarte la possibilité pour le gérant de la SARL Lou d'Oc de gérer de manière indépendante le local attenant au fonds litigieux, compte-tenu de son exiguïté incompatible avec l'exploitation d'une activité de restauration et de la nécessité d'engager des travaux onéreux.
Il se prononce en conséquence en faveur de la disparition du fonds pour en conclure que l'indemnité d'éviction correspond à la valeur du fonds de commerce.
Cette analyse sera confirmée en appel.
En l'occurrence, les documents comptables font apparaître les chiffres d'affaires suivants :
2019 : 210.878 euros ht ou 253.032 euros ttc;
2021 : 229.281 euros ht ou 275.111 euros ttc;
2022 : 277.442 euros ht ou 332.899 euros ttc ;
Soit une moyenne des trois derniers chiffres d'affaires ttc de 287.014 euros.
Doit être appliqué à cette moyenne un taux pour obtenir la valeur du fonds de commerce.
Sur le choix du taux applicable, l'expert judiciaire se réfère aux coefficients préconisés par les sources Callon utilisées pour évaluer les fonds de commerce de restaurants dont l'activité se développe sur toute l'année, soit en moyenne 300 jours par an, et qui classe les restaurants comme suit :
Petites villes :
Restaurant courant : 50 à 75% du chiffre d'affaires ttc ;
Bonne table : 65 à 85% du chiffre d'affaires ttc ;
villes moyennes:
Restaurant courant : 60 à 100% du chiffre d'affaires ttc ;
Bonne table : 75 à 105% du chiffre d'affaires ttc ;
grandes villes :
Restaurant courant : 50 à 105% du chiffre d'affaires ttc ;
Bonne table : 75 à 170 % du chiffre d'affaires ttc ;
Sur la base de ce référentiel, il propose de classer la ville de [Localité 7] comme ville moyenne et retient un taux coefficient moyen de 70 % correspondant à un restaurant courant localisé à l'intérieur de la cité rappelant enfin que le montant du loyer est de 800 euros par mois.
Le classement de la commune de [Localité 7] comme ville moyenne n'est pas contesté par l'intimée.
Sur le choix du coefficient, la société Lou d'Oc reprend en cause d'appel les moyens soulevés en première instance auquel le premier juge a répondu par des motifs pertinents et exempts d'insuffisance que la cour fait siens.
La SARL Lou d'Oc revendique l'application du taux maximum de 100% préconisé pour les restaurants courants des villes moyennes afin de tenir compte des spécificités du site classé au patrimoine de l'Unesco, qui accueille chaque année plus de deux millions de visiteurs, mais également de l'activité culturelle et de la localisation privilégiée du restaurant au sein de la cité, à proximité de l'église [9], de la porte d'Aude ainsi que du château comtal.
Le premier juge a tenu compte dans son appréciation des spécificités locales considérant à juste titre que le coefficient sollicité par le bailleur ne valorisait pas suffisamment la fréquentation estivale du site, mais relevant également une fréquentation limitée en hiver qui ne permet pas de retenir le taux maximal.
L'intimée ne produit aucun élément objectif permettant de remettre en cause cette analyse qui sera confirmée en appel.
Il sera donc fait application d'un coefficient de 70%.
Il en résulte que la SARL Lou d'Oc peut prétendre à l'indemnité d'éviction basée sur la valeur du fonds de commerce suivante :
0,70 x 287.014 euros = 200.909 euros TTC.
3/ Sur les indemnités accessoires :
Sur les frais de remploi :
L'expert explique que l'indemnité de remploi est destinée à couvrir les frais et droits de mutation à régler pour l'acquisition d'un fonds ou d'un droit au bail de belles valeurs. Il précise qu'ils sont généralement évalués à 10%, 16%, 18% ou 20%, mais compte-tenu de la baisse des droits d'enregistrement sur les mutations de baux et de fonds de commerce, il propose de retenir un taux de 10%.
La société Lou d'Oc revendique l'application d'un taux de 15% sans toutefois justifier d'un tel chiffre de telle sorte que la valeur proposée par l'expert judiciaire sera retenue.
Il convient en conséquence de fixer les frais de remploi comme suit :
200.909 euros (valeur du fonds de commerce) x 10% = 20.090,90 euros.
Sur les frais de déménagement :
Le premier juge a retenu une indemnité de déménagement à hauteur de 60.000 euros sur la base d'un devis produit par la SARL Lou d'Oc.
Cette indemnité ne peut qu'être confirmée en appel.
Sur le trouble commercial :
L'expert propose de fixer l'indemnité destinée à couvrir le préjudice résultant de l'interruption d'activité durant le déménagement, la réinstallation ou faute de réinstallation d'activité, de l'arrêt de l'exploitation à la somme de 13.028,75 euros correspondant à trois mois de résultat d'exploitation sur un chiffre d'affaires moyen de 208.623 euros.
En appel, la société Lou d'Oc sollicite la validation de cette proposition qui sera donc entérinée. Le jugement déféré sera donc confirmé sur ce point.
4/ Sur la remise en état des lieux et la demande de compensation :
Le premier juge a condamné la SARL Lou d'Oc à remettre, lors de son départ, les locaux loués dans leur état initial et notamment à reboucher les ouvertures pratiquées dans le mur du local objet du litige.
L'intimée prétend que le bailleur a consenti en 1986 à l'ouverture pratiquée entre les deux locaux lors du précédent contrat de bail ce que confirme d'ailleurs le contrat de bail litigieux qui rappelle son existence en son article III paragraphe 9.
Ceci étant, elle entend procéder elle-même au comblement des ouvertures ou y faire procéder par une entreprise de son choix sans y être condamnée par anticipation.
En l'état, la décision du premier juge est justifiée par la nécessité que chacun des biens retrouve son indépendance lors de la restitution des lieux étant relevé que le locataire doit répondre d'une obligation de remise en état des lieux.
La décision étant fondée, il convient de confirmer sur ce point le jugement entrepris.
5/ Sur les demandes accessoires :
La décision entreprise sera confirmée sur les dépens. Elle sera infirmée sur le montant des frais irrépétibles qui sera ramené à la somme de 1.500 euros.
En application de l'article 696 du code de procédure civile, il y a lieu de condamner, qui succombent, à la charge des dépens.
L'équité commande enfin de les condamner in solidum à payer à la société Lou d'oc la somme de 2.000 euros en application des dispositions au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant après en avoir délibéré conformément à la loi, par arrêt réputé contradictoire rendu par mise à disposition au greffe,
Prend acte de l'intervention de M. [W] [R] et M. [Y] [R], ès qualités d'héritiers de [L] [E] [R],
Constate que les conclusions déposées le 11 janvier 2023 par les consorts [R] ne reprennent aucune demande tendant à la réformation ou l'annulation du jugement entrepris,
Dit que la cour ne peut que confirmer le jugement sauf à examiner l'appel incident.
Confirme le jugement rendu le 4 juillet 2019 par le tribunal de grande instance de Carcassonne sauf en ce qu'il :
Condamne [L] [E] [R] à payer à la SAL Lou d'Oc une indemnité d'éviction d'un montant total de 233.574 euros,
Condamne [L] [E] [R] à payer à la SAL Lou d'Oc la somme de 4.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Statuant à nouveau,
Condamne in solidum M. [W] [R] et M. [Y] [R], ès qualités d'héritiers de [L] [E] [R], à payer à la SAL Lou d'Oc une indemnité d'éviction d'un montant total de 294.028,65 euros,
Condamne in solidum M. [W] [R] et M. [Y] [R], ès qualités d'héritiers de [L] [E] [R], à payer à la société Lou d'Oc la somme de 1.500 euros au titre des frais irrépétibles engagés en première instance et la somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en appel,
Condamne in solidum M. [W] [R] et M. [Y] [R], ès qualités d'héritiers de [L] [E] [R], aux dépens d'appel.