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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 13 mars 2024, n° 21/15237

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Selarl Malmezat-Prat - Lucas-Dabadie (ès qual.), Dubreuil (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Bodard-Hermant

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Boccon Gibod, Me Monrepos, Me Teytaud, Me Martin

T. com. Bordeaux, du 2 juill. 2021, n° 2…

2 juillet 2021

FAITS ET PROCEDURE

La SARL L'Entreprise Dubreuil, spécialisée dans le chauffage, l'électricité et la plomberie, a entretenu à compter de 2009 des relations commerciales avec la SAS Gaz de [Localité 3], qui exerce une activité de fournisseur de gaz naturel et d'électricité verte. Ces dernières étaient encadrées par des contrats successifs conclus après appel d'offres pour une durée d'un an renouvelable, le dernier d'entre eux ayant été régularisé le 1er juin 2019.

Invoquant un accord des parties sur la rupture des relations commerciales acté lors d'une réunion organisée le 3 juillet 2019, la SAS Gaz de [Localité 3] a adressé le 3septembre 2019 à la SARL L'Entreprise Dubreuil un avenant stipulant un nouveau terme le 30 septembre 2019. Ce dernier n'était pas retourné signer. Les relations prenaient fin le 1er octobre 2019.

Par courrier de son conseil du 14 octobre 2019, la SARL L'Entreprise Dubreuil a mis en demeure la SAS Gaz de [Localité 3] de l'indemniser du préjudice causé par la rupture brutale des relations commerciales établies en estimant le préavis éludé à 18 mois.

Par jugement du 16 octobre 2019 fixant la date de cessation des paiements au 30 juin 2019, le tribunal de commerce de Bordeaux ouvrait une procédure de redressement judiciaire au bénéfice de la SARL L'Entreprise Dubreuil, mesure convertie en liquidation judiciaire le 11 décembre 2019.

C'est dans ces circonstances que la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, la Selarl Malmezat-Prat-Lucas-Dabadie, a par acte d'huissier signifié le 25 septembre 2020, assigné la SAS Gaz de [Localité 3] devant le tribunal de commerce de Bordeaux sur le fondement de l'article L. 442-1 II du code de commerce. 

Par jugement du 2 juillet 2021, le tribunal de commerce de Bordeaux a rejeté les demandes de la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, et a fixé à son passif la somme de 1 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

Par déclaration reçue au greffe le 3 août 2021, la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, a interjeté appel de ce jugement.

Par ordonnance du 22 mars 2022, le conseiller de la mise en état s'est déclaré incompétent pour statuer sur la fin de non-recevoir opposée par la SAS Gaz de [Localité 3] tirée du non-respect de la procédure contractuelle de conciliation préalable.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique 4 décembre 2023, la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, demande à la cour, au visa des articles 860-2 du code de procédure civile et L. 442-1 II° du code de commerce :

- à titre liminaire, de :

* débouter la société gaz de [Localité 3] de sa fin de non-recevoir ;

* confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Bordeaux le 2 juillet 2021 en ce qu'il n'a pas retenu la fin de non-recevoir soulevée par la SAS Gaz de [Localité 3] ;

- à titre principal, d'infirmer le jugement du tribunal de commerce de Bordeaux rendu le 2 juillet 2021 en ce qu'il :

* déboute la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, de l'ensemble de ses demandes, et particulièrement de sa demande indemnitaire au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies et de sa demande au titre des frais irrépétibles et des dépens ;

* fixe au passif de la SARL L'Entreprise Dubreuil la somme de 1 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au profit de la SAS Gaz de [Localité 3] ;

* dit que les dépens seraient ordonnés en frais privilégiés de procédure de liquidation judiciaire ;

- statuant à nouveau, de :

* juger que la SARL L'Entreprise Dubreuil et la SAS Gaz de [Localité 3] ont entretenu des relations commerciales établies durant 10 années ;

* juger que la SAS Gaz de [Localité 3] a rompu brutalement ses relations commerciales établies avec la SARL L'Entreprise Dubreuil ;

* juger que la SARL L'Entreprise Dubreuil aurait dû bénéficier d'un préavis de 18 mois ;

- par conséquent, de :

* condamner la SAS Gaz de [Localité 3] au paiement de la somme de 165 240,50 euros à la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, correspondant à la perte de marge brute pour un préavis de 18 mois ;

* débouter la SAS Gaz de [Localité 3] de l'ensemble de ses demandes ;

- y ajoutant, de :

* condamner la SAS Gaz de [Localité 3] à payer à la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, la somme de 8 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

* condamner la SAS Gaz de [Localité 3] aux entiers dépens dont distraction au profit de la Selarl Lexavoue Paris-Versailles.

En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 30 novembre 2023, la SAS Gaz de [Localité 3] demande à la cour, au visa des articles 122 du code de procédure civile et L. 442-6 I 5° du code de commerce :

- à titre principal, d'infirmer le jugement rendu le 2 juillet 2021 en ce qu'il rejeté de manière implicite, la demande de la SAS Gaz de [Localité 3] d'irrecevabilité des demandes formulées par la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire ;

- statuant à nouveau, de déclarer irrecevables les demandes de la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, faute d'avoir respecté la procédure de conciliation fixée par la clause de conciliation ;

- à titre subsidiaire, de confirmer le jugement rendu le 2 juillet 2021 par le tribunal de commerce de Bordeaux en ce qu'il a :

* débouté la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, de l'ensemble de ses demandes ;

* fixé au passif de la SARL L'Entreprise Dubreuil la somme de 1 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au profit de la SAS Gaz de [Localité 3] ;

* dit que les dépens seront ordonnés en frais privilégiés de procédure de liquidation judiciaire ;

- en tout état de cause, de :

* débouter la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, de l'ensemble de ses demandes ;

* condamner la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, aux entiers frais et dépens de la présente instance, ainsi qu'au versement à la SAS Gaz de [Localité 3] d'une somme de 8 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 5 décembre 2023. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.

MOTIVATION

1°) Sur la recevabilité de l'action

Moyens des parties

Au soutien de sa fin de non-recevoir, la SAS Gaz de [Localité 3] expose que l'article 15 du contrat résilié stipulait une clause de conciliation préalable à toute action contentieuse qui n'a pas été mise en œuvre par la SARL L'Entreprise Dubreuil. Elle en déduit l'irrecevabilité de son action en précisant que le tribunal a omis de statuer sur cette fin de non-recevoir ou qu'il l'a implicitement rejetée.

En réponse, la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, estime avoir respecté l'article 15 du contrat en tentant de se rapprocher de la SAS Gaz de [Localité 3] par courrier du 21 septembre 2019 puis en sollicitant en première instance la désignation d'un conciliateur, demande à laquelle s'est opposée la SAS Gaz de [Localité 3]. Elle ajoute que l'ordonnance du conseiller de la mise en état a définitivement consacré la recevabilité de son action.

Réponse de la cour,

En vertu de l'article 122 du code de procédure civile, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.

Conformément à l'article 1134 du code civil (devenu 1103 et 1194), les conventions légalement formées, qui tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites et ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel ou pour les causes que la loi autorise, doivent être exécutées de bonne foi.

Exerçant leur liberté contractuelle, les parties peuvent stipuler dans un contrat une clause instituant une procédure de conciliation obligatoire préalable à la saisine du juge et dont la mise en œuvre suspend jusqu'à son issue le cours de la prescription. Affectant directement le droit d'agir qui est conditionné par la réalisation de l'évènement qu'elle décrit, elle constitue une fin de non-recevoir qui s'impose au juge si les parties l'invoquent, la liste dressée par l'article 122 du code de procédure civile n'étant pas limitative ainsi que l'induit la rédaction de l'article 124 du même code (en sens, Ccass., Ch. Mixte, 14 février 2003, n° 00-19.423).

En outre, au regard de son objet qui est précisément de prévenir l'aggravation et la cristallisation contentieuse du conflit et d'éviter la saisine d'une juridiction qui lui fait perdre son objet et fait irrémédiablement obstacle à son efficacité, la situation donnant lieu à la fin de non-recevoir tirée du défaut de mise en œuvre d'une clause contractuelle qui institue une procédure, obligatoire et préalable à la saisine du juge, favorisant une solution du litige par le recours à un tiers, n'est pas susceptible d'être régularisée par la mise en œuvre de la clause en cours d'instance au sens de l'article 126 du code de procédure civile (en ce sens, CCass., Ch. Mixte, 12 décembre 2014, n° 13-19684).

Enfin, la nature délictuelle de l'action fondée sur L. 442-1 II du code de commerce et le caractère d'ordre public de ce texte ne font pas obstacle à la mise en œuvre d'une clause de conciliation préalable, l'action n'étant pas interdite mais simplement retardée.

L'article 15 du contrat litigieux est ainsi rédigé :

En cas de litige relatif à l'exécution du présent marché, les parties s'engagent à se rapprocher pour trouver une solution amiable.

Toutefois, une telle procédure de conciliation préalable ne pourra être mise en œuvre lorsque le prestataire aura manqué à ses obligations en matière de sécurité des installations intérieures de gaz, en cas de manquement grave à la législation du travail ou en cas d'infractions intentionnelles ['] ou enfin en cas de tromperie grave et dûment constatée sur la qualité des matériaux ou sur la qualité d'exécution des travaux.

Si elles n'arrivent pas à se rapprocher entre elles, elles demanderont au Président du tribunal de commerce de Bordeaux, saisi par requête, de désigner toute personne de son choix pour faire office de conciliateur.

La conciliation se déroulera au siège social ou dans tout autre endroit qui aura la convenance des parties. Pendant la conciliation, les parties prévoient de n'exercer aucune procédure judiciaire à l'encontre de l'autre. Les seules demandes autorisées sont celles qui tendent à conserver une preuve ou à protéger un droit à titre conservatoire.

En tout état de cause, la procédure de conciliation prend fin à l'expiration d'un délai de six mois sans qu'une solution définitive ait été constatée ['].

Les frais, débours, coûts et honoraires de la conciliation seront à la charge des deux parties qui les supporteront chacune à hauteur de moitié.

Cette clause impose clairement aux parties une double démarche amiable consistant d'abord à dialoguer puis, à défaut d'issue amiable sans l'intermédiation d'un tiers, à solliciter en justice la désignation d'un conciliateur sur requête. Il est certain qu'elle érige, ainsi que le précise explicitement son alinéa 2 qui exclut tout doute sur son sens précis, une tentative de conciliation en préalable obligatoire à toute action au fond, la requête visée étant, en ce qu'elle est à adresser non au tribunal mais à son président, celle des articles 874 et suivants du code de procédure civile et non celle, conjointe, des articles 854, 859 et 860 du code de procédure civile qui introduit l'instance au fond.

La SARL L'Entreprise Dubreuil ne conteste ni sa validité ni sa portée et son application à l'hypothèse de la rupture des relations mais soutient l'avoir respectée en demandant au tribunal de commerce, à titre principal, la désignation d'un conciliateur à laquelle s'est opposée la SAS Gaz de [Localité 3]. Cependant, portée par une assignation, cette demande était concomitante, au sens des articles 854 et 855 du code de procédure civile, et non antérieure à l'introduction de l'instance et indépendante d'elle : sa présentation s'analyse en une tentative de régularisation inefficace au sens de l'article 126 du code de procédure civile. Et, contrairement à ce que soutient la SARL L'Entreprise Dubreuil, l'ordonnance du conseiller de la mise en état ne statue pas sur cette fin de non-recevoir, ce dernier s'étant au contraire déclaré incompétent pour en connaître.

Si le tribunal a statué sur la demande de désignation d'un conciliateur présentée par la SARL L'Entreprise Dubreuil en constatant sa tardiveté, il n'a tranché, ni dans les motifs du jugement ni dans son dispositif, la fin de non-recevoir opposée par la SAS Gaz de [Localité 3]. Cette omission de statuer sera réparée par la Cour conformément à l'article 462 du code de procédure civile et l'action de la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, sera déclarée irrecevable, le jugement étant infirmé en ce qu'il a rejeté ses demandes.

2°) Sur les frais irrépétibles et les dépens

Le jugement entrepris sera confirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens.

En application de l'article L. 622-22 du code de commerce auquel renvoie l'article L. 641-3 en matière de liquidation judiciaire, sous réserve des dispositions de l'article L. 625-3, les instances en cours sont interrompues jusqu'à ce que le créancier poursuivant ait procédé à la déclaration de sa créance. Elles sont alors reprises de plein droit, le mandataire judiciaire et, le cas échéant, l'administrateur ou le commissaire à l'exécution du plan nommé en application de l'article L. 626-25 dûment appelés, mais tendent uniquement à la constatation des créances et à la fixation de leur montant.

Et, en vertu de l'article L 622-17 I du code de commerce auquel renvoie l'article L. 641-13 en matière de liquidation judiciaire, les créances nées régulièrement après le jugement d'ouverture pour les besoins du déroulement de la procédure ou de la période d'observation, ou en contrepartie d'une prestation fournie au débiteur pendant cette période, sont payées à leur échéance.

Le critère de détermination du caractère postérieur ou antérieur des créances au sens du droit des procédures collectives est leur fait générateur ainsi que l'induit la référence expresse à leur naissance. La loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 a néanmoins ajouté un critère d'utilité au critère chronologique.

Introduite pour accroître l'actif de la SARL L'Entreprise Dubreuil, l'action était, en son principe, utile à la procédure collective et à la satisfaction des intérêts des créanciers. Aussi, les créances au titre des dépens et des frais irrépétibles, constituées par l'arrêt, peuvent être considérées comme nées pour les besoins du déroulement de la procédure.

Succombant en son appel, la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamnée à supporter les entiers dépens d'appel ainsi qu'à payer à la SAS Gaz de [Localité 3] la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,

Infirme le jugement entrepris en ses dispositions soumises à la Cour, sauf en ce qu'il a condamné la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, au titre des frais irrépétibles et des dépens ;

Statuant à nouveau du chef infirmé et réparant l'omission de statuer du tribunal,

Déclare irrecevable l'action de la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire ;

Y ajoutant,

Rejette la demande de la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, au titre des frais irrépétibles ;

Condamne la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, à payer à la SAS Gaz de [Localité 3] la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la SARL L'Entreprise Dubreuil, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, à supporter les entiers dépens d'appel.