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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 13 mars 2024, n° 21/05877

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Transports Stéphane Aio (SARL)

Défendeur :

Riva Acier (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Chaumanet, Me De Malafossé, Me Guyonnet, Me Lacroix

T. com. Paris, 13e ch., du 15 mars 2021,…

15 mars 2021

FAITS ET PROCÉDURE

A compter de juillet 2003, la société Riva Acier, fabriquant des produits sidérurgiques et métallurgiques, a fait appel aux services de transports proposés par la société Transports Stéphane AIO (ci-après "la société AIO"), spécialisée dans l'affrètement et l'organisation des transports.

Le 21 mai 2008, la société AIO a signé un engagement de caution solidaire avec la Caisse d'Epargne et de Prévoyance de Midi-Pyrénées pour garantir les transports opérés pour le compte de la société Riva Acier pour un montant de 225 000 euros, acte annulant et remplaçant ceux émis le 14 avril 2005 pour un montant de 30 000 euros et le 19 mai 2005 pour un montant de 50 000 euros.

Le 28 février puis le 18 mars 2019, les deux salariés du service d'affrètement de la société AIO en charge de l'affrètement routier pour la société Riva Acier ont démissionné.

Le 1er mars 2019, la société Riva Acier a cessé de passer commande à la société AIO.

Par deux emails du 6 et du 19 mars 2019, la société AIO a tenté de reprendre contact avec la société Riva Acier en lui demandant des explications sur la cessation des commandes, en vain.

Courant avril 2019, suite à la réception d'une offre de transport qui lui avait été adressé par erreur, la société AIO a appris que la société Riva Acier faisait désormais appel aux services de la société Altead, un de ses concurrents directs. Elle a aussi constaté que la proposition dont elle avait été destinataire émanait de son ancien salarié ayant démissionné le 18 mars 2019, et qui était donc désormais employé par cette société concurrente.

Par acte du 23 juillet 2019, la société Transports Stéphane AIO a assigné la société Riva Acier devant le tribunal de commerce de Paris pour obtenir des dommages-intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale établie. 

Par jugement du 15 mars 2021, le tribunal de commerce de Paris a :

- Déboute la SARL Transports Stéphane AIO de sa demande d'indemnité à hauteur de 248.400 € au titre du préjudice de rupture brutale de la relation commerciale établie ;

- Déboute la SARL Transports Stéphane AIO de sa demande d'indemnité à hauteur de 101.600 € pour atteinte à son image du fait de cette brutalité alléguée ;

- Condamne la SARL Transports Stéphane AIO à payer à la SAS Riva Acier la somme de 1.500 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Déboute les parties de leurs demandes autres plus amples ou contraires ;

- Condamne la SARL Transports Stéphane AIO aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 74,01 € dont 12,12 € de TVA.

Par déclaration reçue au greffe de la Cour le 26 mars 2021, la société Transports Stéphane AIO a interjeté appel de ce jugement.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 29 juin 2023, la société Transports Stéphane AIO, demande à la Cour de :

Vu les articles 1103 et suivants du code civil,

Vu les articles 1353 et suivants du code civil,

Vu l'article L. 442-1 du code de commerce en vigueur jusqu'au 26 avril 201et l'article L. 442-6 du même code :

Vu l'article 700 du code de procédure civile,

Reformer la décision dont appel ;

Statuant de nouveau,

- Constater le caractère brutal de la rupture par la société Riva de ses relations commerciales avec la société AIO,

- Condamner en conséquence la société Riva au paiement de la somme de 248.400 euros au titre de la perte de marge indemnisable,

- Condamner la société Riva au paiement de la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- Condamner la société Riva au paiement des entiers dépens.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 3 juillet 2023, la société Riva Acier, demande à la Cour de :

Vu l'article L. 442-6, I, 5° (ancien) du code de commerce (dans sa version applicable au litige) et l'article L. 442-1, II du code de commerce,

Vu les articles 9 et 559 du code de procédure civile,

Vu l'article 700 du code de procédure civile,

Vu l'article 1363 du code civil,

Vu la jurisprudence,

Vu les pièces versées aux débats,

Déclarer la société RIVA Acier recevable et bien fondée en l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

En conséquence, confirmer le jugement du tribunal de commerce de paris du 15 mars 2021 dans toutes ses dispositions ;

Si par extraordinaire, la cour d'appel devait infirmer le jugement dont appel et statuer à nouveau :

- Juger que la responsabilité issue de l'article L. 442-6 i 5e (ancien) du code de commerce ne peut trouver à s'appliquer en l'espèce,

- Juger que la durée de préavis sollicitée par la société Transports Stéphane AIO est excessive et qu'elle ne saurait excéder 6 mois,

- Juger en toute hypothèse que les préjudices allégués par la société Transports Stéphane AIO sont infondés et injustifiés,

En conséquence, débouter la société Transports Stéphane AIO de l'intégralité de ses demandes, fins et prétentions,

En tout état de cause :

- Débouter la société Transports Stéphane AIO de l'intégralité de ses demandes, fins et prétentions,

- Condamner la société Transports Stéphane AIO à verser la somme de 30.000 euros à la société RIVA Acier à titre de dommages et intérêts pour appel abusif, ainsi qu'au paiement d'une amende civile qu'il lui appartiendra de déterminer,

- Condamner la société Transports Stéphane AIO à verser à la société RIVA Acier la somme de 15.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 12 décembre 2023.

MOTIVATION

Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.

1. Sur la rupture brutale de la relation commerciale établie

La Cour rappelle que les ruptures brutales intervenues avant le 26 avril 2019 sont soumises à l'ancien article L. 442-6-I, 5e du code de commerce, lequel dispose :

"Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé par le fait, pour tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au registre des métiers :

(...) 5° de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. ( ') Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure."

1.1. Sur l'existence d'une relation commerciale établie

Moyen des parties,

Le tribunal de commerce a, dans la dernière partie de la décision attaquée, constaté que les parties s'entendent sur la durée de la relation initiée à partir de 2003 mais, observant qu'AIO ne se fondait que sur des chiffres élaborés par elle-même en interne, lesquels sont contestés par Riva, il en a déduit que la preuve d'une relation commerciale établie n'était pas apportée.

La société AIO soutient que la relation entre les parties a duré 16 ans, de 2003 à 2019 et qu'elle a été régulière et stable, ainsi qu'il ressort du montant du chiffre d'affaires annuel qui n'est pas descendu en dessous de 2,2 millions d'euros à partir de 2005, et du niveau de commande mensuel se situant entre 150 000 et 220 000 euros. Elle dit s'être particulièrement investie dans cette relation, puisqu'elle a pris à bail des locaux d'exploitation en septembre 2006 dans le Tarn (pièce n° 9), site à partir duquel la plupart des commandes de la société Riva Acier ont été passées. Elle fait valoir qu'elle ne peut pour des raisons matérielles verser aux débats l'intégralité des factures et commandes passées entre les parties, mais souligne avoir veillé à produire en appel son Grand livre 2016, certifié par un expert-comptable, ancien commissaire aux comptes de la société (pièce n° 16). Elle communique aussi les ordres d'affrêtements des 5 derniers mois qui ont précédé la cessation des relations en mars 2019.

Elle ajoute que les deux parties étaient interdépendantes, les prestations effectuées pour la Société Riva Acier représentant entre 70 et 92 % de son chiffre d'affaires global sur les 15 dernières années. Elle donne pour exemple l'année 2008 pour laquelle son chiffre d'affaires était de 5.063.844 euros dont 3.963.945 euros étaient dus aux contrats passés avec la société Riva Acier, soit 78,27 % du chiffre d'affaires total. Elle affirme que l'année 2019 laissait présager un maintien de l'intensité de la relation commerciale puisque sur les deux premiers mois de cette année, elle traitait 679 dossiers de commandes, dont 514 pour la société Riva Acier.

La société Riva Acier soutient en réponse que les éléments complémentaires versés aux débats en appel par la société AIO ne permettent pas d'apporter la preuve du caractère établi de leur relation commerciale de 2003 à 2019. Elle fait valoir que ces pièces produites tardivement par la société AIO ne portent que sur certaines périodes délimitées et ne démontrent pas l'existence d'une relation établie sur 16 ans. Elle conteste plus spécifiquement le caractère probant de certaines pièces :

- S'agissant du Grand Livre de l'année 2016, elle fait valoir qu'il n'est pas justifié que l'attestant est effectivement l'expert-comptable de la société et ancien commissaire aux comptes. Elle considère aussi que cette pièce contredit pour partie les allégations chiffrées formulées par la société AIO en première instance.

- S'agissant des pièces intitulées "balances des tiers clients 2010 à 2019", "factures 2017", "factures 2018" et "factures 2019", elle explique qu'elles ne portent que sur les années postérieures à 2010, ne permettant pas de prouver que la relation commerciale établie ait débuté en 2003. Elle ajoute que les chiffres qui peuvent en être extraits ne coïncident là encore pas totalement avec les tableaux antérieurement élaborés par la société AIO.

Elle en conclut que le jugement de première instance doit être confirmé en ce que les conditions d'application de l'article L. 442-6 I 5e du code de commerce ne sont pas réunies en raison de la défaillance probatoire de la société AIO.

Réponse de la Cour,

Il est constant que dans le cadre du transport de ses marchandises à destination de ses clients, Riva Acier a eu recours aux services d'AIO à compter juillet 2003. Aucune pièce antérieure à 2005 n'est cependant produite permettant d'établir que la relation commerciale présentait alors un caractère suivi, stable et habituel.

La Cour retient qu'il existe un faisceau d'éléments convergents (pièces AIO n° 2, 9 à 11, 16 à 22) permettant de démontrer qu'à compter de la signature des actes de cautionnement solidaire des 14 avril et 19 mai 2005, lesquels ont été modifiés à la hausse en mai 2008, la relation était dépourvue de précarité, et que AIO pouvait raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial. Les pièces fournies (balances des tiers, grand livre, contrat téléroute, bail commercial concernant un local sis à [Localité 4], ordres d'affrètement, factures) présentent en effet certes un caractère parcellaire, mais leur agrégation permet de caractériser une relation significative depuis cette date, étant observé que le caractère suivi, stable et habituel de cette relation commerciale s'infère également de la location du local commercial à [Localité 4] (81) du 1er septembre 2006 au 31 décembre 2019 et de la permanence organisationnelle retenue, les deux mêmes salariés d'AIO ayant, durant toute cette période, été les interlocuteurs de la société Riva Acier.

La relation commerciale étant établie depuis avril 2005, le jugement est infirmé.

1.2. Sur la rupture brutale de la relation commerciale établie

Moyen des parties,

La société AIO fait valoir que la rupture de la relation est caractérisée par l'arrêt total des commandes émanant de la société Riva Acier à partir du 1er mars 2019, sans qu'aucun préavis écrit ne lui ait été accordé préalablement. Son partenaire a simplement cessé de lui transmettre des ordres d'affrêtements à compter du 1er mars 2019 et ce sans l'en informer, alors même que pendant les 5 mois précédents (d'octobre 2018 à février 2019), 191 ordres d'affrêtements en moyenne étaient transmis mensuellement. Elle ajoute que la société Riva Acier n'a pas répondu à ses demandes d'explications et de reprise des relations commerciales. Elle demande que la durée du préavis éludé soit fixée à 18 mois conformément à ce que prévoit l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019.

Elle conteste les arguments avancés par la société Riva Acier pour justifier l'impossibilité de continuer la relation commerciale caractérisant un manquement grave. Elle soutient que le départ de ses deux salariés chargés des affrêtements litigieux n'entravait en aucun cas la continuité de leur relation, ce qu'elle a rappelé dans son email du 6 mars 2019, rappelant le fonctionnement de son service. Elle conteste, de plus, le risque allégué d'actions directes des sous-traitants du fait d'une prétendue mauvaise santé financière de la société AIO. Elle affirme que la preuve de ses difficultés financières n'est pas rapportée et qu'au contraire, elle avait accepté de signer un engagement de caution solidaire (avec la Caisse d'Epargne et de Prévoyance de Midi-Pyrénées) à hauteur de 225 000 euros au profit de la société Riva pour garantir leurs relations. Elle observe que c'est la société Altead, à qui Riva Acier a jugé nécessaire de transférer l'ensemble de son flux d'activité, qui a été placée en redressement judiciaire peu après. Elle rappelle, enfin, que la brutalité de la rupture ne peut pas être remise en cause, comme allégué par son ancien partenaire, par l'absence de démarche active de la part de la société qui l'a subi pour rétablir la relation.

La société Riva Acier conteste en réponse que la brutalité de la rupture lui soit imputable dans la mesure où cette rupture n'était pas délibérée mais provoquée selon elle par les difficultés rencontrées par la société AIO, la plaçant dans l'impossibilité de poursuivre leurs relations commerciales. Elle fait valoir à cet égard :

- avoir été informée de la mauvaise santé financière d'AIO, remettant en cause la pérennité de la relation. Elle conteste la pertinence de l'engagement de caution solidaire dont fait état la société AIO pour justifier de sa solidité, le montant de cet engagement étant selon elle insuffisant au regard du volume d'affaire ;

- avoir eu à faire face à la démission en février et mars 2019 des deux salariés en charge des affrètements de Riva Acier depuis 16 ans, laquelle a provoqué une désorganisation du service d'affrètement, rendant impossible la poursuite de la relation commerciale. Elle soutient que ces perturbations lui ont fait craindre un risque d'action des sous-traitants directement à son encontre. Elle estime que la démission de ces deux salariés, seuls interlocuteurs de la société Riva Acier pendant 16 ans, constitue une modification substantielle de la relation imputable à la société AIO et qu'elle avait dans ces circonstances le droit de ne pas vouloir poursuivre la relation après ce changement de conditions ;

- avoir constaté que la société AIO n'avait entrepris aucune démarche active pour continuer la relation contractuelle, et ne l'avait pas non plus mise en demeure de poursuivre la relation, sachant ne plus être en capacité de le faire.

La société Riva Acier soutient, à titre subsidiaire, que le préavis accordé ne peut excéder 6 mois, durée qui lui parait amplement suffisante pour permettre à AIO de se réorganiser. Elle conteste tout état de dépendance économique, AIO n'étant pas soumise à une clause d'exclusivité. Elle ajoute qu'il ressort de la pièce intitulée "balances des tiers clients 2010 à 2019" produite par AIO que cette dernière dispose d'un très grand nombre de clients.

Réponse de la Cour,

L'article L. 442-6-I, 5e du code de commerce applicable en l'espèce - l'ordonnance 24 avril 2019 qui l'a abrogé étant postérieure à la date de la rupture - sanctionne non la rupture, mais sa brutalité qui résulte de l'absence de préavis écrit ou de préavis suffisant. Celui-ci, qui s'apprécie au moment de la notification ou de la matérialisation de la rupture, s'entend du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement en bénéficiant, sauf circonstances particulières, d'un maintien des conditions antérieures (en ce sens, Com., 10 février 2015, n° 13-26.414), les éléments postérieurs ne pouvant être pris en compte pour déterminer sa durée (en ce sens, Com, 1er juin 2022, n° 20-18960). Les critères pertinents sont notamment l'ancienneté des relations et les usages commerciaux, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, l'éventuelle exclusivité des relations et la spécificité du marché et des produits et services en cause ainsi que tout obstacle économique ou juridique à la reconversion.

Cependant la rupture, quoique brutale, peut être justifiée si elle est causée par une faute suffisamment grave pour fonder la cessation immédiate des relations commerciales (en ce sens, sur le critère de gravité, Com. 27 mars 2019, n° 17-16.548). La faute doit être incompatible avec la poursuite, même temporaire, du partenariat : son appréciation doit être objective, au regard de l'ampleur de l'inexécution et de la nature l'obligation sur laquelle elle porte, mais également subjective, en considération de son impact effectif sur la relation commerciale concrètement appréciée et sur la possibilité de sa poursuite malgré sa commission ainsi que du comportement de chaque partie.

S'agissant, en premier lieu du manquement allégué, la Cour retient, tout d'abord, que le tribunal, dans la décision attaquée, a à juste titre observé que si Riva Acier avait au cas présent reçu un courriel de l'un des salariés d'AIO faisant part de ses inquiétudes sur la santé financière de son partenaire, ce qui ne pouvait qu'appeler son attention, Riva Acier ne démontrait pas avoir tenté de vérifier cette information par des voies externes objectives, ni avoir contacté AIO pour lui demander des informations sur sa situation financière (états financiers notamment), ni même avoir cherché à "placer l'intégralité de son risque sous l'ombrelle" de la caution solidaire d'un montant de 225 000 euros émise en sa faveur par AIO avec la Caisse d'épargne et de prévoyance de Midi Pyrénées.

La Cour constate, ensuite, que le mail adressé le 6 mars 2019 par AIO à Riva produit aux débats évoque certes les "fortes perturbations" liées au départ d'une salariée le 28 février précédent, dont elle précise n'avoir "eu connaissance que le lundi 5 mars 2019" mais que ce message mentionne ensuite :

"Je reste à votre disposition pour tout complément d'information que vous souhaiteriez.

J'ai le plaisir de vous annoncer que tout notre service affrétement est opérationnel, et que vous pouvez reprendre les flux commerciaux habituels, en prenant soin de transmettre vos ordres aux coordonnées suivantes : [adresse postale, numéros de téléphone et de fax, email]".

Dans ces circonstances, le tribunal a considéré, de manière justifiée, que Riva ne démontrait pas lors des débats avoir été impactée par le dysfonctionnement évoqué.

Il s'en suit qu'aucune circonstance permettant d'écarter la qualification de rupture brutale des relations commerciales établies à la date du 1er mars 2019 n'est caractérisée.

S'agissant, en second lieu, de la durée du préavis qui a été éludée au cas présent, la Cour retient :

- que la relation commerciale a durée près de 14 ans ;

- que le volume d'affaires réalisé entre les partenaires était élevé, Riva Acier étant de loin le plus gros client d'AIO ;

- que la prestation était effectuée par AIO à 88 % en sous-traitance ;

- qu'aucun investissement particulier n'est signalé, le loyer du site de [Localité 4] étant limité par ailleurs à la somme mensuelle de 430 euros ;

- que Riva Acier fait valoir, sans être contestée sur ce point, que le marché des transports routiers permet une diversification facile et rapide de la clientèle et que l'usage en matière de transport est de fixer des préavis de courte durée.

Dans ces circonstances, au vu des éléments versés aux débats, la Cour considère qu'un préavis de 8 mois aurait dû être accordé par l'intimée.

1.3. Sur la réparation du préjudice subi

Moyen des parties,

La société AIO demande l'indemnisation de la perte totale de marge brute pendant la période du préavis dont elle aurait dû bénéficier. Pour calculer son préjudice, elle se fonde sur le chiffre d'affaires annuel moyen réalisé par la société AIO avec la société Riva Acier au cours des 15 dernières années (soit 2.547.029 euros HT par an). Elle déduit ensuite de cette somme les frais et couts qu'elle n'a pas supportés soit les frais de sous-traitance correspondant à 88 % du chiffre d'affaires, le cout des salaires des deux salariés (respectivement 7.081,10 et 4.911,16 € par mois), le loyer pendant 8 mois (soit 3.440 euros) ainsi que 8.218,71 € au titre des postes Edf / Eau / Télécommunications). Elle y ajoute enfin les frais exceptionnels consécutifs à la rupture, soit 15.000 euros de congés payés des salariés ayant démissionné. Elle obtient un total de 248.400,08 € de marge indemnisable.

Elle observe qu'elle aurait été capable d'atténuer le préjudice résultant de la rupture de leur relation si la société Riva Acier lui avait laissé un préavis raisonnable afin de trouver de nouveaux partenaires commerciaux, ce qui n'a pas été le cas. Elle affirme avoir suffisamment rapporté la preuve de son préjudice via la production du bilan détaillé du chiffre d'affaires réalisé avec la société Riva Acier.

En réponse, la société Riva Acier, fait valoir tout à la fois :

- que la société AIO ne communique pas les éléments justificatifs préconisés par la fiche méthodologique de la Cour d'appel prouvant le calcul de sa perte de marge brute ; les tableaux communiqués n'étant établis que par elle, ils ne sauraient avoir valeur probante. A ce titre, elle précise que ces tableaux (pièce adverse n° 1) mentionnent, pour l'année 2016, un chiffre d'affaires différent de celui indiqué dans l'extrait du grand livre de 2016 (pièce adverse n° 16) ;

- qu'il appartenait à la société AIO de minimiser son dommage. Riva Acier soutient ne pas avoir à indemniser les dommages qu'elle aurait pu éviter si son partenaire avait diversifié sa clientèle ;

- que la société AIO ne rapporte pas la preuve du préjudice d'image qu'elle invoque et qu'elle a d'ailleurs abandonné cette demande en appel ;

- que seuls les préjudices découlant de la brutalité de la rupture et non de la rupture elle-même sont indemnisables, et que les demandes d'indemnisation des congés payés des deux salariés dédiés à l'exploitation du courant d'affaires Riva Acier suite à leur démission sont extérieurs à la rupture brutale invoquée, et ne sauraient donc être indemnisés ;

- que la société Riva Acier n'apporte pas la preuve que l'abonnement Teleroute et la prise à bail des locaux à [Localité 4] étaient en lien direct avec leur relation d'affaire et leur demande d'indemnisation ne saurait dès lors être retenue.

Réponse de la Cour

Le préjudice subi, qui doit être évalué au jour de la rupture, correspond à la perte de marge sur coûts variables, déduction faite des éventuelles économies de coûts fixes spécifiques. Il s'évalue en considération de la marge brute escomptée, c'est-à-dire la différence entre le chiffre d'affaires hors taxe escompté et les coûts variables hors taxe non supportés durant la période d'insuffisance de préavis, différence dont peut encore être déduite, le cas échéant, la part des coûts fixes non supportés du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture, durant la même période (Com. 28 juin 2023, n° 21-16.940).

Au cas présent la Cour retient, eu égard au chiffre d'affaires entre les parties lors des trois derniers exercices (2 627 136 euros en 2016, 2 157 487 euros en 2017 et 2 284 519 euros en 2018) et à l'importance notamment de la sous-traitance, une marge mensuelle sur cout variable de 20 000 euros.

A la somme de 160 000 euros correspondant au 8 mois éludés, la cour retranche le cout des salaires des deux employés dédiés à l'exploitation du courant d'affaires Riva Acier (soit congés payés compris 7 081,10 euros X 7 et 4 911,16 euros X 6,5), dès lors qu'ils n'ont pas été supportés durant la période d'insuffisance du préavis. En conséquence soustrait le montant arrondi de 81 490 euros.

Il s'ensuit que le préjudice résultant au gain manqué correspondant à la marge que la victime de la rupture pouvait escompter tirer de ses relations commerciales avec le responsable pendant la durée du préavis qui aurait dû être respecté s'élève à la somme de 78 510 euros.

La société Riva acier est condamnée à verser cette somme à la société AIO en réparation du préjudice que cette dernière a subi en raison de la rupture brutale des relations commerciales établies.

2. Sur les autres demandes

Le sens de l'arrêt commande de ne pas faire droit à la demande de l'intimée relative à la condamnation d'AIO à une amende civile pour appel abusif.

Il commande également d'infirmer la décision attaquée en ce qu'elle a condamné AIO à 1500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.

Il doit être fait droit à la société AIO à hauteur de la demande qu'elle a formulée sur ce fondement, soit 5 000 euros.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Infirme le jugement du tribunal de commerce de Paris du 15 mars 2021 en l'ensemble des dispositions qui lui sont soumises ;

Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant :

Condamne la société Riva Acier à verser la somme de 78 510 euros à la société Transports Stéphane AIO à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi en raison de la rupture brutale des relations commerciales établies ;

Condamne la société Riva Acier aux dépens de première instance et d'appel ;

Condamne la société Riva Acier à verser à la société Transports Stéphane AIO la somme de 5 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile.