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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 13 mars 2024, n° 21/14096

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

Demosthène (SAS), Specific Log (SAS)

Défendeur :

AB InBev France (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Bodard-Hermant

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Pillot, Me Faure, Me Arnaud Joubert, Me Olivier

T. com. Lille Métropole, du 8 juill. 202…

8 juillet 2021

FAITS ET PROCEDURE

La société AB InBev France, qui a pour activité la commercialisation de bières, a entretenu des relations commerciales, à partir de 2013, avec la société Démosthène qui, spécialisée dans le marketing opérationnel et le marketing terrain, propose à ses clients des services d'activation de marque et d'animation commerciale ainsi que des services de merchandising et de pose de publicité sur lieu de vente. Un contrat a été conclu entre ces deux sociétés le 2 février 2016, pour une durée d'une année, tacitement reconductible, avec faculté pour l'une ou l'autre des parties de le dénoncer en respectant un préavis de trois mois.

Par ailleurs, depuis 2003, la société AB InBev France entretenait des relations commerciales avec la société Specific Log, société soeur de la société Démosthène, spécialisée dans la logistique des outils marketing, qui assure la gestion des stocks de produits, le transport et la livraison en France et en Europe ainsi que la gestion des commandes, des reprises et retours des produits. Un contrat a été conclu entre ces deux sociétés le 20 janvier 2012, pour une durée d'une année renouvelable par tacite reconduction, sauf la faculté pour l'une ou l'autre des parties d'y mettre fin en respectant un préavis de trois mois.

Dans un courriel du 11 septembre 2019, la société AB InBev France a indiqué aux sociétés Démosthène et Specific Log qu'elle organisait un appel d'offres pour les services logistiques et d'animation ; puis par courriel du 18 octobre 2019, elle les a informées qu'elle lançait un appel d'offres pour ses activités de "POCM fulfillment" en France se composant en deux parties : entreposage des marchandises et distribution/transport des produits.

Les sociétés Démosthène et Specific Log ont participé à l'appel d'offres mais leur candidature n'a pas été retenue. 

Par lettres recommandées du 24 décembre 2019, avec avis de réception, la société AB InBev France a notifié à chacune des sociétés Démosthène et Specific Log qu'elle mettait fin à leurs relations avec un préavis de trois mois.

Le 28 janvier 2020, la société Démosthène a demandé la prolongation de la durée du préavis jusqu'au 30 juin 2020, soit un préavis de six mois, tandis que la société Specific Log a demandé la prolongation de la durée du préavis jusqu' au 30 juin 2021, soit un préavis de 18 mois.

Par lettre du 4 mars 2020, la société AB InBev s'est opposée à tout allongement de la durée des préavis.

C'est en cet état que les sociétés Démosthène et Specific Log ont, le 22 juin 2020, fait assigner la société AB InBev France devant le tribunal de commerce de Lille afin d'obtenir réparation de leurs préjudices subis du fait de la brutalité de la rupture.

Par jugement du 8 juillet 2021, le tribunal de commerce de Lille a :

- dit et jugé que la responsabilité de AB InBev ne saurait être engagée du chef d'une rupture brutale des relations commerciales,

- débouté les sociétés Démosthène et Specific Log de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions,

- dit et jugé que chaque partie conservera à sa charge ses frais de justice,

- condamné in solidum les sociétés Démosthène et Specific Log aux entiers dépens.

La société Démosthène et la société Specific Log ont interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe le 20 juillet 2021.

Aux termes de leurs dernières conclusions notifiées et déposées le 18 octobre 2021, la société Démosthène et la société Specific Log demandent à la Cour, au visa de l'article L. 442-1, II du code de commerce (anciennement article L. 442-6-1 5° du code de commerce), de réformer le jugement et, statuant à nouveau, de :

- condamner la société AB InBev France à verser une indemnité d'un montant de 82.890 € à la société Démosthène, en réparation du préjudice subi du fait de la rupture de leurs relations commerciales établies, outre intérêts légaux à compter de la lettre de mise en demeure du 28 janvier 2020,

- condamner la société AB InBev France à verser une indemnité d'un montant de 936.290,87 € à la société Specific Log, en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale de leurs relations commerciales établies, outre intérêts légaux à compter de la lettre de mise en demeure du 28 janvier 2020,

- condamner la société AB InBev à verser aux sociétés Démosthène et Specific Log une indemnité d'un montant de 10.000 € chacune sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- la condamner aux entiers dépens de première instance et d'appel.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées et déposées le 18 janvier 2022, la société AB InBev France demande à la Cour, au visa de l'article L. 442-6-1 5° du code de commerce, de :

- dire et juger qu'elle a octroyé à Specific Log et Démosthène un préavis d'une durée de 18 mois,

en conséquence :

- dire et juger que sa responsabilité ne saurait être engagée du chef d'une rupture brutale des relations commerciales,

- confirmer le jugement déféré,

- débouter Specific Log et Démosthène de toutes leurs demandes, fins et conclusions,

en tout état de cause :

- dire et juger que chaque partie conservera à sa charge ses frais de justice,

- dire et juger que les dépens resteront à la charge de Specific Log et Démosthène.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 14 novembre 2023.

MOTIVATION

1- Sur la rupture des relations commerciales

Exposé des moyens

Les sociétés appelantes, qui fondent leurs demandes sur l'article L. 442-1 II du code de commerce, soutiennent d'abord :

- que la société Démosthène peut se prévaloir d'une relation commerciale établie de plus de 6 ans et la société Specific Log d'une relation commerciale établie de plus de 16 ans, ce qui justifie respectivement un préavis de 6 mois pour la première et un préavis de 16 mois pour la seconde,

- que les usages en matière de préavis figurant dans le code des bonnes pratiques signé le 6 mars 2013 entre la FCD et la FEEF ne leur sont pas opposables puisqu'elles ne sont pas adhérentes de la FCD ou de la FEEF et, en tout état de cause, que l'existence d'un accord interprofessionnel fixant la durée minimale du préavis ne dispense pas le juge d'examiner si ce préavis tient compte de la durée de la relation commerciale et des autres circonstances de l'espèce,

- qu'il appartient au juge d'examiner si le délai de préavis de trois mois fixé dans les contrats est suffisant, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.

Les appelantes font ensuite valoir que le point de départ du préavis ne peut être fixé :

- au 11 septembre 2019, le courriel de cette date ne contenant pas une manifestation non équivoque de mettre fin aux relations commerciales,

- pas plus au 18 octobre 2019, le courriel de cette date ne mentionnant pas l'intention de la société AB InBev de mettre fin aux relations commerciales à l'issue de l'appel d'offres, ni la date à laquelle la rupture interviendrait.

Sous la rubrique effectivité du préavis, les appelantes ajoutent :

- dès la notification du préavis de 3 mois, la société AB InBev a réduit ses commandes à la société Démosthène de 75 % du 1er janvier au 31 mars 2020 et ses commandes à la société Specific Log de 42 % pendant la même période,

- qu'à l'issue du préavis de 3 mois, la société AB InBev qui était consciente d'avoir notifié un préavis insuffisant a continué à confier des prestations à la société Specific Log, mais avec une diminution de chiffre d'affaires de 63,93 % entre 2019 et 2020,

- que si le volume d'affaires n'a pas été maintenu ce n'est pas en raison de la crise sanitaire comme allégué par la société AB InBev, mais parce que cette dernière avait confié les prestations à un autre prestataire,

- qu'en toute hypothèse, c'est à la société AB InBev de rapporter la preuve de circonstances impactant concrètement son activité du fait de la crise sanitaire et justifiant que le volume d'affaires ne soit pas maintenu durant le préavis, ce qu'elle ne fait pas,

- que si le volume d'affaires avait augmenté de manière significative en 2019, il ne peut être considéré qu'il s'agit d'une année atypique, le volume d'affaires avec la société Specific Log ayant toujours connu de fortes augmentations depuis 2015

Pour contester toute brutalité dans la rupture des relations commerciales, la société AB InBev, qui rappelle que les relations ont duré jusqu'au 30 juin 2021, prétend :

- que la notification du recours à la procédure d'appel d'offres le 11 septembre 2019 vaut notification de la fin de la relation commerciale et constitue le point de départ du préavis, ce qui a fait bénéficier les appelantes d'un préavis de 21 mois,

- que si le point de départ du préavis est fixé au 24 décembre 2019, les appelantes ont bénéficié d'un préavis de 18 mois,

- que les préavis ont été correctement effectués,

- que le volume d'affaires entre les parties a été affecté en 2020 par rapport à 2019 du fait de l'impact de la crise sanitaire sur son activité en raison du confinement prononcé entre le 17 mars et le 11 mai 2020 et de la fermeture des cafés, hôtels et restaurant pendant plus de 2,5 mois, ses ventes en grande distribution n'ayant pas compensé cette baisse d'activité,

- que tout son réseau CHR (Café Hôtels Restaurants) a été fermé pendant plus de 5 mois et que sa marge commerciale sur ce réseau est 2,5 fois plus importante que sur le réseau GMS (vente en grandes surfaces),

- que concernant ses activités GMS, les mesures restrictives liées à la crise sanitaire (gestes barrières) ont empêché la mise en œuvre d'un certain nombre d'animations usuelles telles que les opérations de dégustation en magasin, les opérations d'échantillonnage et distribution goodies et les animations,

- qu'une partie de ses gains compensant sa perte de chiffre d'affaires est liée au chiffre d'affaires réalisé sur la marché e.commerce, sur lequel les appelantes ne réalisaient aucune prestation,

- que l'année 2019 était exceptionnelle, s'agissant de l'année de lancement de la marque "Bud" en France qui a donné lieu au plus grand nombre "d'activations" dans les grandes surfaces alimentaires.

La société intimée ajoute que le préavis octroyé est suffisant au regard des caractéristiques de la relation commerciale et fait valoir en ce sens :

- que le préavis octroyé est suffisant au regard des usages du secteur figurant dans le code de bonnes pratiques signé le 6 mars 2013 entre la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France (FEEF) et la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD),

- qu'aucun élément ne justifie un délai de préavis plus long que celui de 3 mois prévu contractuellement,

- qu'aucune exclusivité n'avait été consentie aux appelantes et que celles-ci ne se trouvaient pas en état de dépendance économique, comme ne réalisant que 20 % de leurs chiffres d'affaires avec elle, pouvant ré-orienter leurs activités auprès d'autres clients et ne justifiant pas d'investissements qui ne pourraient être répercutés sur d'autres marques.

La société intimée se réfère aux motifs retenus par le tribunal qui a précisé que l'activité entre les parties s'est poursuivie sur l'ensemble de l'année 2020 au cours de laquelle le chiffre d'affaires réalisé entre AB InBev et Specific Log a été d'environ 60 % de la moyenne des chiffres d'affaires annuels sur les années 2015 à 2019, que par lettre du 16 mars 2021, AB InBev avait accepté de poursuivre cette activité jusqu'au 30 juin 2021 et que pendant 18 mois les demanderesses ne pouvaient ignorer que le terme de la relation avec AB InBev était proche.

La société intimée souligne encore que sa responsabilité ne peut être engagée, la baisse d'activité étant exclusivement liée à la conjoncture ; elle en déduit qu'il ne peut lui être reproché une rupture partielle de la relation commerciale.

Réponse de la Cour,

L'article L. 442-1 II du code de commerce, applicable en la cause, dispose :

"Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords commerciaux.

En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois.

Les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure."

Les parties ne contestent pas qu'elles entretenaient des relations commerciales établies depuis 2013 pour la société Démosthène et depuis 2003 pour la société Specific Log.

Par lettre du 24 décembre 2019, la société AB InBev France a notifié à la société Démosthène la résiliation du contrat de service d'animation commerciale suivant un préavis de trois mois conformément aux conditions générales de ce contrat.

Par lettre du 24 décembre 2019, la société Ab InBev France a notifié à la société Specific Log la résiliation du contrat de dépôt et de prestations logistiques suivant un préavis de trois mois tel que prévu par les termes de ce contrat.

Il est constant qu'à la suite de ces notifications, la relation commerciale s'est néanmoins poursuivie entre les parties jusqu'au 30 juin 2021, date à laquelle elles ont définitivement pris fin.

La société Démosthène fait état (pièce n° 10), sans être utilement contredite par la société AB InBev France, d'une baisse significative du flux d'affaires entre 1er janvier et le 31 mars 2020, comparé à l'année 2019 :

Janvier

Février

Mars

2019

18 331 €

84 013 €

80 627 €

2020

3 852 €

23 911 €

19 973 €

Évolution

- 78,99 %

- 71,54 %

- 75,23 %

De même, la société Spéeific Log fait état (pièce n° 10), sans être utilement contredite par la société AB InBev France, d'une baisse significative du flux d'affaires entre 1er janvier et le 31 mars 2020, comparé à l'année 2019 :

Janvier

Février

Mars

2019

103 019 €

140 176 €

191 989 €

2020

75 427 €

83 002 €

82 638 €

Évolution

- 26,78 %

- 41,03 %

- 56,96 %

La société Specific Log ajoute (conclusions pages 12 et 13) que sur l'année 2020, le volume total d'affaires réalisé avec la société AB InBev France a été de 734 850 €, contre 2 037 412 € en 2019 dont :

- 221 296 € correspondant à des prestations "On trade", relatives à l'activité "Café-Hôtel-Restaurant" (CHR)de la société AB InBev France, contre 259 307 € en 2019, soit une baisse de 14,66%

- 513 554 € correspondant à des prestations "Off Trade", relatives à l'activité "Grande distribution" (GMS) de la société AB InBev France, contre 1814 845 € en 2019, soit une baisse d'activité de 75 %.

En assignant en juin 2020, la société Ab InBev France et lui reprochant une baisse significative d'activité dès le 1er janvier 2020, les sociétés Démosthène et Specific Log reprochent en réalité à la première une rupture partielle brutale de la relation commerciale.

La société AB InBev France tente de justifier cette baisse significative d'activité en 2020 qu'elle ne conteste pas sérieusement dans son ampleur, par la crise du Covid-19, avec la réduction des heures d'ouvertures des magasins dans les points de vente physiques et les mesures sanitaires strictes l'ayant empêché de réaliser des opérations de dégustation, et la fermeture du réseau CHR pendant plusieurs mois l'ayant contrainte de réduire ses prestations d'animation commerciales de 70 % au sein du réseau GMS entre 2020 et 2019 et de répercuter cette baisse auprès des sociétés appelantes.

A l'appui de ses allégations, la société AB InBev France se borne à verser aux débats des coupures de presse, un plan marketing succinct et quelques communications internes (pièces n° 15 à 19). Elle ne produit aux débats aucune information chiffrée ni élément comptable pour justifier de la réalité et de l'ampleur de l'impact de ces mesures sanitaires sur ses propres activités ainsi que du lien avec les prestations opérées par les sociétés Démosthène et Specific Log. En particulier, il n'est pas expliqué ni démontré en quoi ces mesures mises en oeuvre courant mars 2020 pouvaient avoir un impact dès le 1er janvier 2020, ni en quoi ces mesures pouvaient affecter les prestations de dépôt et de logistique de la société Specific Log dans le réseau GMS.

Aussi, une rupture partielle des relations commerciales établies est imputable à la société AB InBev France dès le 1er janvier 2020.

Sur l'appréciation du délai de préavis,

Il ressort de L. 442-1 II du code de commerce que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou d'un préavis suffisant. Le délai de préavis suffisant, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, c'est-à-dire pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause ainsi que les usages du commerce ou aux accords commerciaux.

Pour apprécier le caractère suffisant ou non du préavis accordé, il convient en premier lieu de déterminer la date à laquelle il a été notifié.

Les courriels des 11 septembre 2019 et 18 octobre 2019, s'ils manifestent l'intention de la société AB InBev France de recourir à une procédure d'appel d'offres pour les prestations jusqu'alors confiées aux sociétés Démosthène et Specific Log et donc son intention de rompre la relation commerciale, en revanche ces courriels ne précisent en aucune manière la date prévue pour la cessation des relations commerciales. En conséquence, ils ne peuvent constituer le point de départ d'un préavis. Le préavis n'a commencé à courir qu'à compter du 24 décembre 2019, date des lettres recommandées notifiant la fin des relations commerciales à l'expiration d'un préavis de 3 mois.

En deuxième lieu, l'existence d'un délai de préavis contractuel ou d'un délai de préavis minimum résultant d'accords interprofessionnels ne dispense pas le juge d'examiner si ces délais tiennent compte de l'ancienneté de la relation commerciale et d'autres circonstances au moment de la notification de la rupture, notamment le volume d'affaires réalisé, le secteur d'activité et le temps nécessaire pour retrouver d'autres partenaires.

S'agissant de la société Démosthène, si les relations commerciales ont duré 6 ans, il ressort de ses pièces communiquées (pièces n° 1, 11 et 12, attestation de chiffre d'affaires et comptes de résultat pour les années 2018 et 2019), qu'elle ne réalisait avec la société AB InBev qu'un chiffre d'affaires de l'ordre de 10 % de son chiffre d'affaires global. La société Démosthène ne fait par ailleurs état d'aucun élément sur la spécificité des prestations en cause ou du marché pour le redéploiement de son activité.

Aussi, le délai de préavis de trois mois notifiés par la société Ab InBev était nécessaire et suffisant.

S'agissant de la société Specific Log, les relations commerciales ont duré 16 ans et cette société a réalisé avec la société AB InBev un chiffre d'affaires en constante progression depuis 2011 pour atteindre 570 163 € en 2015, puis 860 712 € en 2016, 1 382 889 € en 2017, 1 423 562 € en 2018 et 2 037 412 € en 2019, soit pour les années 2018 et 2019 un chiffre d'affaires moyen de l'ordre de 50 % de son chiffre d'affaires global. Dès son courrier du 28 janvier 2020, la société Specific Log a attiré l'attention de son partenaire sur la part significative de ce flux d'affaires dans son chiffre d'affaires global.

Toutefois, la société Specific Log ne donne aucun élément sur la spécificité des prestations et du marché en cause de nature à freiner le redéploiement de son activité.

Eu égard à ces éléments, et des usages commerciaux dont fait état la société AB InBev France, il y a lieu de fixer un délai de préavis nécessaire de 8 mois, soit une insuffisance de préavis notifié de 5 mois.

En rompant partiellement les relations commerciales établies sans un préavis suffisant, la société AB InBev France a rompu partiellement et brutalement les relations commerciales et engagée sa responsabilité sur le fondement de l'article L. 442-1 II du code de commerce.

Sur l'évaluation des préjudices,

Au titre du gain manqué, le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture s'évalue, au jour de la rupture, en considération de la marge sur coûts variables escomptée, c'est-à-dire la différence entre le chiffre d'affaires hors taxe escompté et les coûts variables hors taxe non supportés durant la période d'insuffisance de préavis.

Par ailleurs, il est rappelé que l'exécution effective du préavis suppose, pendant toute sa durée, le maintien des conditions antérieures, les modifications apportées à la relation ne devant de ce fait pas être substantielles à défaut d'être justifiées par le comportement du partenaire victime de la rupture ou des circonstances économiques exogènes.

a) La société Démosthène

Elle fait valoir qu'elle a réalisé un chiffre d'affaires annuel moyen de 759.927,33 € au cours des années 2017, 2018 et 2019 et que sur cette période, sa marge sur coûts variables était de 25,49 %. Elle demande en conséquence la somme de 48.419 € correspondant à 3 mois de perte de marge pour insuffisance de préavis. Invoquant une perte de chiffre d'affaires durant le préavis de 3 mois entre le 1er janvier 2020 et le 31 mars 2020, soit 135.000 € par rapport à l'année 2019, elle demande en outre la somme de 34.471 € (135.235 x 25,49 %).

La durée du préavis ayant été fixée à 3 mois et non à 6 mois comme sollicité, la société Démosthène est mal fondée en sa demande en paiement de la somme de 48.419 € au titre d'une insuffisance de préavis et sera débouté de sa demande à ce titre.

S'agissant du surplus de sa demande, il ressort de son tableau relatif aux chiffres d'affaires réalisés avec la société AB InBev France (pièce 10), non contesté par l'intimée :

- que pour les mois de janvier 2017 à janvier 2019, la moyenne mensuelle de ce chiffre d'affaires a été de 19.091 € pour chuter à 3.852 € en janvier 2020,

- que pour les mois de février 2017 à février 2019, la moyenne mensuelle de ce chiffre d'affaires a été de 56.696 € pour chuter à 23.911 €,

- que pour les mois de mars 2017 à mars 2019, la moyenne mensuelle de ce chiffre d'affaires a été de 57.054 € pour chuter à 19.973 € en mars 2020.

Il en résulte que pendant le préavis de 3 mois qu'elle a notifié, la société AB InBev France a réduit fortement ses commandes. Elle ne peut invoquer comme fait justificatif la crise sanitaire alors que le confinement n'a été mis en oeuvre qu'à compter du 17 mars 2020. Elle ne peut non plus soutenir utilement que l'année 2019 présentait un caractère exceptionnel alors que la société Démosthène a réalisé avec elle un chiffre d'affaires de 812.483 € en 2019 et que ce chiffre était déjà de 794.311 € en 2018.

La responsabilité de la société AB InBev France est engagée pour n'avoir pas maintenu pendant le préavis de trois mois les conditions antérieures de la relation commerciale.

Sur la base de la perte de chiffre d'affaires subie du 1er janvier au 31 mars 2020, calculée à partir de la moyenne mensuelle des 3 premiers mois de janvier 2017 à janvier 2019, soit 84.505 €, à laquelle est appliqué le taux de marge sur coûts variable de 25,49 % non sérieuse contesté, le préjudice de la société Démosthène sera fixé à 21.540 € (84.505 € x 25,49 %).

Dès lors la société AB InBev France sera condamnée à verser à la société Démosthène la somme de 21 540 € et le jugement sera infirmé de ce chef de préjudice.

b) La société AB InBev France

Pour demander paiement de la somme de 936.290,87 € en réparation de son préjudice, la société Specific Log fait valoir :

- que son commissaire aux comptes atteste qu'au cours des années 2017 à 2019, elle a réalisé avec la société AB InBev un chiffre d'affaires annuel moyen de 1.614.621 €, soit un chiffre d'affaires mensuel moyen de 134.551,75 € et que, pendant cette période, sa marge brute sur coûts variables s'élevait à 66,03 %,

- que du 1er janvier 2020 au 31 décembre 2020, elle ne s'est vu confier qu'un volume de prestations de 734.850 €,

- qu'au cours du préavis de 16 mois, elle aurait dû réaliser un chiffre d'affaires de 2.152.828 € (134.551,75 x 16),

- que la société AB InBev devra donc lui payer la somme de 936.290,87 € (2.152.828 € - 734.850 € x 66,03).

D'abord, il convient de rappeler qu'en cas d'insuffisance du préavis, le préjudice en résultant est évalué en fonction de la durée de celui-ci jugée nécessaire, sans qu'il y ait lieu de tenir compte de circonstances postérieures à la rupture (en ce sens Com., 4 octobre 2016, pourvoi n° 15-14.025).

Ensuite, non seulement la société AB InBev France a notifié un préavis insuffisant de 5 mois mais en outre, le préavis notifié de trois mois n'a pas été effectif en raison de la baisse significative d'activité dès le 1er janvier 2020. Aussi pour calculer le préjudice de la société Specific Log, il convient d'évaluer la perte de marge sur coûts variables sur la durée de préavis escomptée de huit mois et de déduire la marge effectivement réalisée sur l'année 2020, dès lors qu'il s'agit d'une rupture partielle brutale de la relation commerciale établie.

Le chiffre d'affaires annuel moyen sur les trois années précédant la rupture réalisé avec la société AB InBev France, soit les exercices 2017 à 2019, s'est élevé pour la société Specific Log à la somme de 1 614 621 euros (pièce n° 2). La société AB InBev ne peut valablement soutenir que l'année 2019 était exceptionnelle. Si le chiffre d'affaires de cette année-là s'élève à 2.037.412 € contre 1.423.562 €, soit une augmentation de 43 %, il n'est pas contesté que le volume d'affaires confié à la société Specific Log avait déjà augmenté de façon importante au cours des années précédentes : + 67 % en 2015, + 51 % en 2016, + 61 % en 2017.

Pour justifier du taux de marge sur coûts variables moyen de 66 %, la société Specific Log produit une attestation du commissaire aux comptes (pièce n° 2) détaillant le calcul faisant déduction des coûts évités de transport direct. Ce taux de marge est cohérent avec l'activité de logistique de la société Specific Log et l'analyse de ses bilans annuels des exercices 2018 et 2019.

La société Specific Log réalisait donc une marge annuelle moyenne de 1 065 649,86 €, soit une marge moyenne mensuelle de 88 804 €. La perte de marge sur une insuffisance de préavis de 8 mois est donc de 710 432 €.

Sur l'année 2020, la société Specific Log a réalisé un chiffre d'affaires de 734 850 €, soit une marge sur coût variables de 485 001 €.

Le préjudice de la société Specific Log s'établit donc à la somme de 225 431 (710 432 € - 485 001€) .

La société AB InBev France sera condamnée à verser cette somme à la société Specific Log et le jugement sera infirmé sur ce point.

Les sommes dues aux sociétés appelantes produiront intérêts au taux légal à compter de la date du jugement, soit le 8 juillet 2021.

2- Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile :

Le jugement sera infirmé en ce qu'il a laissé à chacune des parties la charge de ses frais de justice et condamné les sociétés Démosthène et Specific Log aux dépens de première instance.

La société AB InBev France, qui succombe en ses prétentions, doit supporter les dépens de première instance et d'appel.

En application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, la société AB InBev France sera déboutée de sa demande et condamnée à verser aux sociétés Démosthène et Specific Log la somme de 7 500 € chacune.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Infirme le jugement en toutes ses dispositions soumises à la Cour,

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Dit que la société AB InBev France a brutalement et partiellement rompu les relations commerciales établies avec les sociétés Démosthène et Specific Log et engagée sa responsabilité sur le fondement de l'article L. 442-1 II du code de commerce,

En conséquence,

Condamne la société AB InBev France à payer à la société Démosthène la somme de 21.540 €, en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies, avec intérêts au taux légal à compter du 8 juillet 2021,

Condamne la société AB InBev France à payer à la société Specific Log la somme de 225 431 €, en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies, avec intérêts au taux légal à compter du 8 juillet 2021,

Condamne la société AB InBev France à payer aux sociétés Démosthène et Specific Log la somme de 7 500 € chacune au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne la société AB InBev France aux dépens de première instance et d'appel,

Rejette toute autre demande.