Cass. com., 20 mars 2024, n° 22-11.648
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
PARTIES
Demandeur :
Iqvia opérations France (SAS)
Défendeur :
Cegedim (SA), Euris Health Digital Solution (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vigneau
Rapporteur :
M. Le Masne de Chermont
Avocats :
SCP Foussard et Froger, SCP Célice, Texidor, Périer, SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet
Avocat général :
Mme Texier
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 8 décembre 2021), par une décision du 8 juillet 2014, confirmée par un arrêt irrévocable de la cour d'appel de Paris, l'Autorité de la concurrence (l'Autorité) a dit que la société Cegedim avait enfreint les dispositions des articles 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et L. 420-2 du code de commerce en mettant en œuvre, entre avril 2007 et avril 2013, sur le marché des bases de données d'informations médicales à destination des laboratoires pharmaceutiques pour la gestion des visites médicales, un abus de position dominante caractérisé par le refus discriminatoire de vendre sa base de données OneKey aux utilisateurs actuels et potentiels de solutions logicielles commercialisées par la société Euris Health Digital Solution (la société Euris), et lui a infligé une amende.
2. La base de données OneKey relevait de la branche d'activité « Gestion de la relation clients et données stratégiques » de la société Cegedim.
3. Par un traité d'apport partiel d'actifs (le TAPA) du 18 décembre 2014, la société Cegedim a transféré cette branche d'activité à la société Cegedim Secteur 1 – CS1 (la société CS1).
4. L'article 7.6 (d) de ce traité, intitulé « clause d'exclusion du TAPA », stipule que « l'ensemble des droits et obligations liés à la procédure engagée par l'Autorité de la concurrence à l'encontre de la société apporteuse au titre de prétendues violations par cette dernière de règles du droit de la concurrence, ayant abouti le 8 juillet 2014 sur la décision n° 14-D-06 condamnant la société [Cegedim] au paiement d'une amende de 5 700 000 euros contre laquelle la société [Cegedim] a interjeté appel, est expressément exclue de l'apport. »
5. En avril 2015, la société IMS Health opérations France (la société IMS), a acquis la totalité des actions de la société CS1 à la suite d'un contrat, intitulé « Master acquisition agreement » (le MAA), conclu le 17 octobre 2014 entre la société Cegedim et la société IMS Health Incorporated, établie aux États-Unis.
6. Souhaitant être indemnisée du préjudice résultant des pratiques anticoncurrentielles établies par la décision de l'Autorité du 8 juillet 2014, la société Euris a assigné les sociétés Cegedim et IMS en responsabilité. Venant aux droits de cette dernière, la société Iqvia opérations France (la société Iqvia) a demandé sa mise hors de cause, en soutenant que les conséquences civiles de la procédure engagée devant l'Autorité étaient exclues par le TAPA.
Examen des moyens
Sur le premier moyen du pourvoi incident de la société Euris, dont l'examen est préalable
Enoncé du moyen
7. La société Euris fait grief à l'arrêt d'accueillir la fin de non-recevoir de la société Cegedim et de mettre celle-ci hors de cause, alors « qu'il incombe à l'entreprise qui a enfreint les règles de concurrence de répondre du préjudice causé par l'infraction indépendamment de la cession des moyens humains et matériels ayant concouru à celle-ci ; qu'en l'espèce, la société Euris soutenait que le transfert, par la société Cegedim, de sa branche d'activité "base de données" ne pouvait l'exonérer de sa responsabilité personnelle et que, nonobstant le TAPA [...], elle demeurait personnellement tenue d'indemniser le préjudice causé par ses agissements anticoncurrentiels ; qu'en retenant que les obligations indemnitaires résultant, pour la société Cegedim, de la violation des règles de concurrence commise dans le cadre de l'exploitation de sa branche d'activité "base de données" avaient été transmises avec cette branche, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil, l'article L. 420-2 du code de commerce, l'article 82 du Traité instituant la Communauté européenne et l'article 102 du TFUE. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
8. La société Cegedim conteste la recevabilité du moyen. Elle soutient que le moyen est nouveau.
9. Cependant, la société Euris faisait valoir, dans ses conclusions d'appel, pour justifier de la recevabilité et du bien-fondé de sa demande de dommages et intérêts formée contre la société Cegedim, que tant que la personne morale responsable de l'entreprise au moment où l'infraction a été commise subsiste, la responsabilité du comportement infractionnel de l'entreprise la suit, même si les éléments matériels et humains ayant concouru à la commission de l'infraction ont été cédés après la période d'infraction à des tierces personnes, de sorte que la cession partielle d'éléments d'actifs par la société Cegedim ne la libérait pas de son obligation de réparation.
10. Le moyen, qui n'est pas nouveau, est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu l'article 82, alinéa 1er, du Traité instituant la Communauté européenne (TCE), l'article 102, alinéa 1er, du TFUE et l'article L. 420-2, alinéa 1er, du code de commerce :
11. Selon les deux premiers de ces textes, est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci.
12. Aux termes du dernier, est prohibée, dans les conditions prévues à l'article L. 420-1 du code de commerce, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci.
13. Les articles 81, paragraphe 1, et 82 du TCE puis les articles 101, paragraphe 1, et 102 du TFUE produisent des effets directs dans les relations entre les particuliers et engendrent des droits dans le chef des justiciables que les juridictions nationales doivent sauvegarder (CJUE, arrêts du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C-724/17, point 24, et du 6 octobre 2021, Sumal, C-882/19, point 32).
14. Il s'ensuit que toute personne est en droit de demander réparation du préjudice subi lorsqu'il existe un lien de causalité entre ce préjudice et une entente ou une pratique interdites par lesdits articles (CJUE, arrêts précités Skanska Industrial Solutions e.a., point 26, et Sumal, point 34).
15. La question de la détermination de l'entité tenue de réparer le préjudice causé par une infraction à l'article 101 ou à l'article 102 du TFUE est directement régie par le droit de l'Union (voir, s'agissant de l'article 101 du TFUE, arrêts précités Skanska Industrial Solutions e.a., point 28, et Sumal, point 34).
16. La responsabilité du préjudice résultant des infractions aux règles de concurrence de l'Union ayant un caractère personnel, cette entité est l'entreprise, au sens de ces dispositions, auteur de, ou ayant, participé à l'infraction (voir, par analogie, s'agissant de l'article 101 du TFUE, CJUE, arrêt Skanska Industrial Solutions e.a., précité, points 31 et 32).
17. Au même titre que la mise en œuvre des règles de concurrence de l'Union par les autorités publiques (« public enforcement »), les actions en dommages et intérêts pour violation de ces règles (« private enforcement ») font partie intégrante du système de mise en œuvre desdites règles, qui vise à réprimer les comportements anticoncurrentiels des entreprises et à dissuader celles-ci de se livrer à de tels comportements (CJUE, arrêt précité Sumal, point 37).
18. La notion d'« entreprise », au sens des articles 101 et 102 du TFUE, qui constitue une notion autonome du droit de l'Union, ne saurait avoir une portée différente dans le contexte de l'infliction d'amendes au titre de l'article 23, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 1/2003 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 du TFUE], et dans celui des actions en dommages et intérêts pour violation des règles de concurrence de l'Union (voir, s'agissant de l'article 101 du TFUE, CJUE, arrêts précités Skanska Industrial Solutions e.a., point 47, et Sumal, point 38).
19. Il s'ensuit que les principes énoncés par la jurisprudence des juridictions de l'Union relative à la détermination de l'entité devant supporter la sanction infligée pour violation des règles de concurrence de l'Union sont seuls applicables pour déterminer l'entité tenue de réparer le préjudice causé par une telle violation.
20. Il ressort de cette jurisprudence qu'il incombe, en principe, à la personne physique ou morale qui dirigeait l'entreprise en cause au moment où l'infraction aux règles de concurrence de l'Union a été commise de répondre de celle-ci, même si, au jour de l'adoption de la décision constatant l'infraction, l'exploitation de l'entreprise a été placée sous la responsabilité d'une autre personne (CJUE, arrêts du 16 novembre 2000, KNP BT/Commission, C-248/98 P, point 71, et Cascades/Commission, C-279/98 P, point 78 ; TUE, arrêt du 30 mars 2022, Air France-KLM/Commission, T-337/17, point 309). En effet, si des entreprises, responsables du préjudice causé par une infraction aux règles de concurrence de l'Union, pouvaient échapper à leur responsabilité par le simple fait que leur identité a été modifiée par suite de restructurations, de cessions ou d'autres changements juridiques ou organisationnels, l'objectif poursuivi par ce système ainsi que l'effet utile desdites règles seraient compromis (voir, par analogie, arrêts CJUE Skanska Industrial Solutions e.a., point 46, précité, et du 11 décembre 2007, ETI e.a., C-280/06, point 41).
21. La Cour de cassation juge pareillement que l'entreprise dont les moyens humains et matériels ont concouru à la mise en œuvre d'une pratique prohibée par les dispositions des articles L. 420-1 et L. 420-2 du code de commerce encourt les sanctions prévues à l'article L. 464-2 du même code tant qu'elle conserve une personnalité juridique, indépendamment de la cession desdits moyens humains et matériels (Com., 20 novembre 2001, pourvoi n° 99-16.776, 99-18.253, Bull. IV, n° 182).
22. Il résulte de ce qui précède que la personne morale qui dirigeait l'exploitation de l'entreprise en cause est tenue de réparer le préjudice causé par un abus de position dominante lorsqu'elle continue d'exister juridiquement.
23. Pour dire que la société Euris, agissant sur le fondement de la responsabilité civile en qualité de victime de l'abus de position dominante établi par la décision de l'Autorité, est irrecevable en son action dirigée contre la société Cegedim, l'arrêt énonce, en se fondant sur les articles L. 236-3, L. 236-20 et L. 236-22 du code de commerce, que, sauf dérogation expresse prévue par les parties dans le traité de scission ou d'apport, communauté ou confusion d'intérêts ou fraude, dans le cas d'un apport partiel d'actif placé sous le régime des scissions, il s'opère, de la société apporteuse à la société bénéficiaire, laquelle est substituée à la première, une transmission universelle de tous ses droits, biens et obligations pour la branche d'activité faisant l'objet de l'apport et qu'il en résulte un principe selon lequel la transmission universelle du patrimoine s'opère de plein droit pour tous les éléments du patrimoine, l'actif comme le passif, y compris les obligations. Il retient que la dérogation à la transmission universelle de la branche d'activité en cause, stipulée à l'article 7-6 (d) du TAPA, concerne le paiement de l'amende infligée par l'Autorité à la société Cegedim au titre d'un abus de position dominante commis dans le cadre de cette branche. Il en déduit que les actions civiles consécutives à cette décision n'étant pas expressément prévues, il ne peut s'inférer de la lecture du TAPA que les procédures civiles dites de « follow on » sont comprises dans l'exclusion sans ajouter à la clause, qui doit s'interpréter de manière stricte.
24. En statuant ainsi, alors qu'elle avait relevé, d'une part, que, par sa décision du 8 juillet 2014, l'Autorité avait dit que la société Cegedim avait enfreint les dispositions des articles 102 du TFUE et L. 420-2 du code de commerce, d'autre part, que le TAPA n'avait pas emporté la disparition de cette société et, enfin, que la demande de dommages et intérêts de la société Euris se rapportait à ces pratiques anticoncurrentielles, de sorte qu'il incombait à la société Cegedim, qui exploitait l'entreprise en cause au moment où l'infraction avait été commise, de répondre des conséquences indemnitaires de cette dernière, sans préjudice de l'application des conventions entre cédant et cessionnaire dans leurs relations, la cour d'appel, qui s'est prononcée par des motifs inopérants tirés des termes du TAPA, a violé les textes susvisés.
Et sur le moyen relevé d'office
25. Après avis donné aux parties conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application de l'article 620, alinéa 2, du même code.
Vu l'article 82, alinéa 1er, du TCE, l'article 102, alinéa 1er, du TFUE et l'article L. 420-2, alinéa 1er, du code de commerce :
26. La question de la détermination de l'entité tenue de réparer le préjudice causé par une infraction à l'article 101 ou à l'article 102 du TFUE est directement régie par le droit de l'Union (voir, s'agissant de l'article 101 du TFUE, arrêts précités Skanska Industrial Solutions e.a., point 28, et Sumal, point 34).
27. Pour dire que la société Euris, agissant sur le fondement de la responsabilité civile en qualité de victime de l'abus de position dominante établi par la décision de l'Autorité, est recevable en son action dirigée contre la société Iqvia, l'arrêt énonce, en se fondant sur les articles L. 236-3, L. 236-20 et L. 236-22 du code de commerce, que, sauf dérogation expresse prévue par les parties dans le traité de scission ou d'apport, communauté ou confusion d'intérêts ou fraude, dans le cas d'un apport partiel d'actif placé sous le régime des scissions, il s'opère, de la société apporteuse à la société bénéficiaire, laquelle est substituée à la première, une transmission universelle de tous ses droits, biens et obligations pour la branche d'activité faisant l'objet de l'apport et qu'il en résulte un principe selon lequel la transmission universelle du patrimoine s'opère de plein droit pour tous les éléments du patrimoine, l'actif comme le passif, y compris les obligations. Il retient que la dérogation à la transmission universelle de la branche d'activité en cause, stipulée à l'article 7-6 (d) du TAPA, concerne le paiement de l'amende infligée par l'Autorité à la société Cegedim au titre d'un abus de position dominante commis dans le cadre de cette branche. Il en déduit que les actions civiles consécutives à cette décision n'étant pas expressément prévues, il ne peut s'inférer de la lecture du TAPA que les procédures civiles dites de « follow on » sont comprises dans l'exclusion sans ajouter à la clause, qui doit s'interpréter de manière stricte, en sorte que la société Cegedim a transmis la totalité des droits et obligations de sa branche d'activité « Gestion de la relation clients et données stratégiques » à la société CS1 acquise par la société ISM, aux droits de laquelle vient la société Iqvia, à l'exception de la sanction infligée par la décision de l'Autorité du 8 juillet 2014.
28. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
29. La Cour n'ayant pas à se prononcer sur le deuxième moyen du pourvoi principal de la société Iqvia ni sur le troisième moyen du pourvoi incident de la société Euris soutenant que le TAPA devait s'interpréter à la lumière du MAA, le pourvoi de la société Cegedim, formé pour le cas où la Cour estimerait devoir revenir sur la jurisprudence selon laquelle la portée de la transmission universelle de patrimoine opérée par un TAPA soumis au régime des scissions doit uniquement s'apprécier à l'aune des termes de celui-ci, sans qu'il ne puisse être recouru à l'interprétation ni à des éléments extérieurs au TAPA lui-même, est sans objet.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il rejette l'exception d'incompétence et la fin de non-recevoir relative au contrat intitulé « Master Acquisition Agreement » soulevée par la société Cegedim, l'arrêt rendu le 8 décembre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.