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Décisions

CA Basse-Terre, 2e ch., 14 mars 2024, n° 22/01225

BASSE-TERRE

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

Quatre (SASU)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Robail

Conseillers :

Mme Clédat, M. Groud

Avocats :

Me Tavernier, Me Chicot

TJ Basse-Terre, du 27 oct. 2022, n° 21/0…

27 octobre 2022

FAITS ET PROCEDURE

Par acte sous seing privé en date du 12 décembre 2012, M. [D] [V], bailleur, et M. [Y] [W], preneur, ont conclu un contrat de bail commercial portant sur un local situé à l'arrière [Adresse 8] [Localité 4], pour une durée de neuf années moyennant un loyer mensuel de 1.000 euros TTC, en vue de l'exploitation d'un restaurant.

M. [W], immatriculé au registre du commerce et des sociétés depuis le 30 mai 2012, en a été radié le 12 janvier 2018. Il a poursuivi l'exploitation du restaurant « [7] » sous forme sociétaire par le biais de la SASU Quatre.

Par la suite, M. [W], souhaitant céder son fonds de commerce, a affirmé avoir découvert qu'une telle cession était impossible en raison de la situation géographique des locaux sur le domaine public et a cessé de payer le loyer à partir d'octobre 2020.

Le 3 septembre 2021, M. [V] a fait délivrer à la SASU Quatre un commandement de payer la somme de 12.251,25 euros, dont 12.000 euros de loyers et charges impayés en visant la clause résolutoire insérée dans le bail.

Par acte d'huissier en date du 13 octobre 2021, M. [W] et la société Quatre ont fait assigner M. [V] devant le tribunal judiciaire de Basse-Terre aux fins de voir :

- prononcer la nullité du bail commercial consenti par M. [V] le 12 décembre 2012 à M. [W], repris par la société Quatre et, en conséquence :

- annuler le commandement de payer en date du 3 septembre 2021 délivré à la société Quatre,

- condamner M. [V] à payer à la société Quatre la somme de 96.000 euros à titre de remboursement des loyers versés depuis le 12 décembre 2012,

- condamner le même à payer à la société Quatre la somme de 70.000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de la perte du fonds de commerce,

- dire n'y avoir lieu à écarter l'exécution provisoire de la décision à intervenir,

- condamner le même à leur payer la somme de 3.000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

Par jugement du 27 octobre 2022, le tribunal judiciaire de Basse-Terre a :

- fait droit à la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de M. [Y] [W] et de la SASU Quatre,

- dit que l'action de M. [Y] [W] et de la SASU Quatre est irrecevable et prescrite,

- rejeté les demandes formulées par M. [Y] [W] et la SASU Quatre,

- mis les dépens d'instance à la charge de M. [Y] [W] et de la SASU Quatre,

- condamné M. [Y] [W] et la SASU Quatre à payer à M. [D] [V] la somme de 800 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- rappelé que la décision bénéficie de plein droit de l'exécution provisoire.

M. [Y] [W] et la SASU Quatre ont interjeté appel de cette décision par déclaration remise au greffe de la cour par voie électronique le 30 novembre 2022, en visant expressément en leur appel chacun des chefs du jugement déféré.

M. [D] [V] a remis au greffe sa constitution d'intimé par voie électronique le 12 janvier 2023.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 19 juin 2023 et l'affaire a été fixée à l'audience du 23 octobre 2023, date à laquelle la décision a été mise en délibéré au 1er février 2024 ; les parties ont ensuite été avisées de la prorogation de ce délibéré à ce jour, par mise à disposition au greffe, en raison de l'absence d'un greffier et de la surcharge des magistrats.

PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

1/ M. [Y] [W] et la SASU Quatre, appelants :

Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 26 février 2023, par lesquelles M. [Y] [W] et la SASU Quatre demandent à la cour de :

- infirmer en toutes ses dispositions le jugement attaqué,

- déclarer leur action recevable et non prescrite,

- prononcer la nullité du bail commercial consenti par M. [D] [V] le 12 décembre 2012 à M. [Y] [W], repris par la société SASU Quatre et en conséquence,

- annuler le commandement de payer en date du 3 septembre 2021 délivré à la SASU Quatre,

- condamner M. [D] [V] à payer la somme de 96.000 euros en remboursement des loyers versés depuis le 12 décembre 2012 à la SASU Quatre,

- condamner M. [D] [V] à payer la somme de 70.000 euros à titre de dommages et intérêts au titre de la perte du fonds de commerce à la société Quatre,

- dire n'y a voir lieu à écarter l'exécution provisoire de la décision à intervenir,

- condamner M. [D] [V] aux entiers dépens, dont distraction au profit de Me Dominique Tavernier, avocat au barreau de la Guadeloupe, Saint Martin, Saint Barthélémy,

- condamner M. [D] [V] au paiement de la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

2/ M. [D] [V], intimé :

Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 25 avril 2023 par lesquelles l'intimé demande à la cour de :

Principalement,

- constater que M. [Y] [W] et la SASU Quatre ne justifient ni de leur droit, ni de leur qualité, ni de leur intérêt à agir à son encontre,

- constater que la prescription est acquise par voie d'action et par voie d'exception s'agissant des demandes formulées par M. [Y] [W] et la SASU Quatre,

- dire et juger irrecevables les demandes, fins et prétentions de M. [W] et de la SASU Quatre,

- confirmer le jugement querellé en ce sens,

Subsidiairement,

- Constater qu'il dispose de droits réels lui permettant de mettre en location le bien bâti situé à l'arrière [Adresse 8], [Localité 4],

- Dire en conséquence que le bail consenti à M. [Y] [W] n'est entaché d'aucune nullité pour défaut de droits réels du bailleur sur le bien loué,

- débouter M. [Y] [W] et la SASU Quatre de leurs demandes indemnitaires subséquentes,

Plus subsidiairement,

- constater en tant que de besoin que les demandes indemnitaires présentées par M. [Y] [W] et la SASU Quatre ne sont justifiées ni sur le principe ni sur le quantum,

- dire en conséquence que les demandes ne peuvent prospérer,

- dire autant que de besoin qu'en cas d'annulation rétroactive du bail, il est fondé à obtenir une indemnité d'occupation égale à la valeur locative pour la jouissance privative du restaurant par M. [Y] [W] et la SASU Quatre du 12 décembre 2012 jusqu'à la libération effective des lieux par ces derniers et tout occupant de leur chef,

A titre reconventionnel,

- constater la résiliation de plein droit au 3 octobre 2023 du bail consenti par lui,

- condamner in solidum M. [Y] [W] et la SASU Quatre à lui régler la somme principale de 12.000 euros au titre des loyers impayés d'octobre 2020 à septembre 2021,

- condamner in solidum M. [Y] [W] et la SASU Quatre à lui régler une indemnité d'occupation à compter d'octobre 2021 jusqu'à la libération effective de biens et de corps des lieux loués ainsi que par tous occupants de leurs chefs,

- dire qu'il sera fondé à procéder à leur expulsion à l'expiration d'un délai de deux mois suivant un commandement de quitter les lieux demeuré infructueux, au besoin avec l'aide de la force publique,

- condamner M. [Y] [W] et la SASU Quatre à restituer le bien dans l'état dans lequel il se trouvait avant la signature du bail,

En tout état de cause,

- condamner in solidum M. [Y] [W] et la SASU Quatre à lui verser la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner in solidum les mêmes aux entiers dépens.

En application de l'article 455 du code de procédure civile, il convient de se reporter aux dernières conclusions des parties pour un exposé détaillé des prétentions et moyens.

MOTIFS DE L'ARRET

Sur la recevabilité de l'appel

Aucun élément ne permettant d'établir que le jugement rendu le 27 octobre 2022 aurait été signifié à M. [W] et la SASU Quatre avant qu'ils n'en interjettent appel le 30 novembre 2022, leur appel doit être déclaré recevable quant aux délais pour agir.

Sur la capacité à agir de M. [W]

Pour faire droit à la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de M. [W], le premier juge a retenu que le contrat de bail litigieux avait été conclu entre M. [V] et M. [Y] [W] ' traiteur [7] et que ce dernier n'avait plus d'existence juridique et de capacité juridique depuis le 1er décembre 2017.

Or, la capacité de jouissance, qui est l'aptitude à être titulaire des droits civils, appartient en principe aux personnes physiques et ne dépend pas de leur inscription ou non au registre du commerce et des sociétés.

En l'espèce, il est constant que par acte sous seing privé en date du 12 décembre 2012, M. [D] [V], bailleur, et M. [Y] [W], locataire, ont conclu un contrat de bail commercial portant sur un local situé à l'arrière [Adresse 8] [Localité 4], pour une durée de neuf années moyennant un loyer mensuel de 1.000 euros TTC et en vue de l'exploitation d'un restaurant.

Il ressort des pièces versées aux débats que M. [W], immatriculé au registre du commerce et des sociétés depuis le 30 mai 2012, en a été radié le 12 janvier 2018. Il a ensuite poursuivi l'exploitation du restaurant sous forme sociétaire par le biais de la SASU Quatre.

Indépendamment de l'erreur factuelle commise par la décision entreprise sur la date de radiation de l'inscription au registre du commerce et des sociétés de M. [W], qui est le 12 janvier 2018 et non le 1er décembre 2017, c'est à juste titre que les appelants font valoir que cette radiation ne lui a pas fait perdre sa personnalité juridique, ni, partant, sa capacité à agir.

Le jugement sera donc infirmé en ce qu'il a déclaré irrecevable l'action de M. [W] pour défaut de capacité juridique.

Sur l'intérêt et la qualité à agir de M. [W]

En vertu de l'article 31 du code de procédure civile, l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention.

Aux termes de l'article 1128 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance 2016-131 du 10 février 2016, il n'y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l'objet des conventions.

Le bail commercial portant sur des locaux et installations implantés sur le domaine public encourt la nullité absolue en raison du caractère illicite de l'objet du bail, ce dernier portant sur des biens du domaine public, choses hors du commerce dont l'affectation privative est incompatible avec leur destination.

En conséquence, l'action en nullité d'un tel bail est ouverte à toute personne ayant un intérêt.

En l'espèce, M. [W] sollicitant la nullité du contrat de bail commercial conclu avec M. [V] en alléguant qu'il avait pour objet un bien du domaine public, il a donc tout à la fois qualité et intérêt à agir.

Par ailleurs, l'intimé soutient que la radiation du registre du commerce et des sociétés priverait M. [W] de la possibilité d'agir en qualité de commerçant.

Cependant, il ne ressort pas de la procédure que M. [W] agisse dans la présente instance en qualité de commerçant et, en tout état, il résulte de l'article L. 123-8 du code de commerce que le défaut d'immatriculation ne fait pas obstacle à la reconnaissance de la qualité de commerçant à une personne physique ou morale.

En outre, la même disposition précise que l'absence d'immatriculation entraîne seulement la déchéance des avantages liés à la qualité de commerçant. Or, la faculté de solliciter la nullité d'un contrat ne figurant pas parmi les avantages liés à la qualité de commerçant, M. [W] a qualité à solliciter la nullité du contrat de bail commercial conclu avec M. [V].

L'intimé fait également valoir que M. [W] ayant cédé son droit au bail à la SASU Quatre, il ne peut solliciter la nullité de ce bail. Toutefois, ce moyen, à le supposer exact, est inopérant dès lors que la nullité invoquée par l'appelant est une nullité absolue qui peut être invoquée par toute personne ayant un intérêt.

Par conséquent, il convient de constater que M. [W] a qualité et intérêt à agir en nullité du bail litigieux et le jugement déféré sera infirmé en ce qu'il a fait droit à la fin de non-recevoir tirée de son défaut de qualité à agir.

Sur la qualité à agir de la société Quatre

En vertu de l'article 1842 du même code, les sociétés jouissent de la personnalité morale à compter de leur immatriculation.

L'article 1145 alinéa 1er du code civil dispose que toute personne physique peut contracter, sauf en cas d'incapacité prévue par la loi.

Au cas présent, pour déclarer l'action de la société Quatre irrecevable, la décision déférée a retenu que M. [Y] [W] n'avait plus d'existence juridique et de capacité juridique depuis le 1er décembre 2017 et qu'en conséquence, il était dans l'incapacité de céder le bail litigieux à la date de la création de la SASU Quatre, le 19 décembre 2017.

Or, il a été précédemment jugé que c'est à tort que la décision entreprise avait retenu que M. [W] n'avait plus d'existence juridique à la date de la création de la SASU ; qu'il pouvait donc bel et bien céder le bail litigieux à la société Quatre.

Surabondamment, il convient de relever qu'il ressort des extraits d'immatriculation au registre du commerce et des sociétés versés aux débats par les appelants que M. [W] a été radié du registre du commerce et des sociétés le 12 janvier 2018, de sorte qu'il était toujours bien immatriculé à la date de création de la société Quatre.

De son côté, M. [V] soutient que la cession du bail litigieux ne lui est pas opposable à défaut d'agrément préalable de sa part et qu'en conséquence, la société Quatre n'a pas qualité à agir à son encontre.

Certes, l'article 10, alinéa 2, du bail litigieux stipule que la cession du bail par le preneur est subordonnée à l'agrément préalable du bailleur.

Cependant, il est de jurisprudence constante que le bailleur peut renoncer, de manière expresse ou tacite, à se prévaloir de l'irrégularité consistant à l'absence d'agrément préalable à une cession de bail.

Or, comme le font justement valoir les appelants, M. [V] a accepté le paiement des loyers par la société Quatre et lui a fait délivrer, le 3 septembre 2021, un commandement de payer la somme de 12.251,25 euros, dont 12.000 euros de loyers et charges impayés en visant la clause résolutoire insérée dans le bail.

En agissant ainsi, le bailleur a tacitement agréé à la cession du bail litigieux et ne peut donc invoquer son inopposabilité à son égard.

Enfin, la société Quatre, locataire, a intérêt et qualité à agir en nullité absolue du bail la liant à M. [V] en alléguant qu'il avait pour objet un bien du domaine public et en réparation du préjudice en découlant.

La décision déférée sera donc infirmée en ce qu'elle a déclaré l'action de la société Quatre irrecevable.

Sur la prescription de l'action en nullité du bail commercial

Aux termes de l'article 2224 du code civil, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par 5 ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.

En application de l'article 1353 du code civil, la charge de la preuve du point de départ d'un délai de prescription incombe à celui qui invoque cette fin de non-recevoir

En l'espèce, aucune des parties ne conteste que l'action en nullité du bail litigieux soit soumise à la prescription quinquennale.

Le jugement entrepris a relevé que le bail commercial litigieux avait été conclu le 12 décembre 2012 et retenu qu'il était établi que le point de départ de la prescription applicable à nullité du bail commercial courrait à compter de la date de conclusion du contrat. Il en a déduit que l'action en nullité initiée par M. [W] de la société Quatre était prescrite.

M. [V] réitère cette argumentation sans fournir aucune explication sur la date à laquelle les appelants ont eu ou auraient eu connaissance de la cause de nullité, à savoir la localisation du local loué sur le domaine public.

M. [V] ne rapporte donc pas la preuve qui lui incombe quant au point de départ de la prescription.

Les appelants indiquent dans leurs écritures, sans être contestés, qu'ils n'ont découvert que le bien litigieux était localisé sur le domaine public et que l'intimé était dépourvu de titre de propriété, que lorsqu'ils ont voulu céder le fonds de commerce exploité par la société Quatre.

Ils affirment également, toujours sans être contestés, qu'ils ont tenté d'obtenir du bailleur une régularisation de la situation et qu'ils ont cessé le règlement des loyers.

Or, il ressort des pièces versées aux débats que la société Quatre a arrêté de payer les loyers à compter d'octobre 2020. A défaut de toute preuve contraire, cette date doit être retenue comme celle à laquelle les appelants ont eu connaissance de la cause de nullité et donc comme point de départ de leur action.

La société Quatre et M. [W] ayant assigné M. [V] en nullité du bail par acte du 13 octobre 2021, leur action n'était pas atteinte par la prescription quinquennale à cette date.

C'est donc à tort que la décision entreprise a retenu que le délai de prescription avait commencé à courir à compter de la conclusion du bail litigieux et il sera infirmé en ce qu'il a déclaré l'action en nullité irrecevable en raison de la prescription.

Sur la propriété des locaux loués

En l'espèce, les appelants font valoir que le bien loué est situé sur le domaine public et que M. [V] ne dispose d'aucun droit ni titre lui permettant de consentir un bail sur ce bien.

Au soutien de leur allégation, ils versent aux débats un courrier du Conservatoire du littoral (pièce numéro 5) énonçant que :

« Suite à l'analyse de votre demande, il s'avère que le restaurant [7] dont vous êtes gérant est situé sur les parcelles AL [Cadastre 1] et AL [Cadastre 2] sises sur la commune de [Localité 4] et qui ne sont pas dans le domaine protégé par le Conservatoire du littoral (cf carte jointe) et donc ne nécessitant pas d'autorisation émanant du Conservatoire.

De fait le Conservatoire du littoral ne vous a fourni et ne peut pas vous fournir d'autorisation pour cette occupation.

Toutefois votre restaurant est bien situé sur le domaine public et conformément à l'article L. 2122-1 du code général de la propriété des personnes publiques, « nul ne peut, sans disposer d'un titre l'y habilitant, occuper une dépendance du domaine public (') ». Ainsi pour l'exercice de cette activité, vous devez avoir une autorisation émanant de l'Etat par la Direction de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement pour la parcelle AL [Cadastre 1] et par le Conseil Départemental de Guadeloupe pour la parcelle AL [Cadastre 2] ».

L'intimé dénie toute force probante à l'avis du Conservatoire du littoral en faisant valoir qu'elle n'a pas autorité pour contrôler la propriété privative ou publique d'un bien.

Toutefois, la preuve de la propriété, même publique, étant libre, cet argument ne suffit pas à disqualifier ce courrier en tant que mode de preuve. De surcroît, l'intimé n'articule aucun moyen à l'encontre des énonciations relatives à l'identification des parcelles et de leurs propriétaires.

Cependant, pour justifier de son droit de propriété sur le bien loué, M. [V] invoque son acquisition par usucapion.

En vertu de l'article 2258 du code civil, la prescription acquisitive est un moyen d'acquérir un bien ou un droit par l'effet de la possession sans que celui qui l'allègue soit obligé d'en rapporter un titre ou qu'on puisse lui opposer l'exception déduite de la mauvaise foi.

En application de l'article 2261 du même code, il appartient à M. [V] qui, à défaut de titre, invoque la prescription trentenaire, de justifier d'une possession publique, paisible, continue et ininterrompue, non équivoque et à titre de propriétaire.

L'intimé affirme avoir édifié le local litigieux dans les années 80 et avoir débuté son exploitation en 1988 et produit pour l'établir un extrait Kbis. Cependant, ce document relatif à M. [V] [L] et non M. [V] [D], permet seulement d'établir que cette personne, exerçant sous l'enseigne Club VHC Nautic, a débuté une activité de location de pédalos et planches à voile le 5 juin 1988, qu'une modification d'activité à compter du 12 juin 2007 a été opérée au profit de la restauration et que cette activité a cessé le 3 mars 2012, M. [V] [L] ayant été radié le 11 octobre 2012.

M. [V] verse également aux débats cinq attestations :

- Mme [J] [S] relate qu'à son retour en Guadeloupe il y a une vingtaine d'années, elle a déjeuné dans le restaurant [3] avec son mari et y est retournée une autre fois pour récupérer ses enfants qui apprenaient à faire du kayak ;

- M. [R] affirme avoir été témoin de la création du restaurant de M. [V] sur la plage de [Localité 6] et de lui avoir livré de la marchandise de 1997 à 2007 ;

- Mme [P] indique qu'elle exploite avec son compagnon un restaurant situé à 20 mètres du bien litigieux et que depuis 22 ans, le restaurant litigieux n'a jamais cessé de fonctionner ;

- M. [M] énonce qu'il est restaurateur sur la plage de la grande anse de [Localité 4], qu'il a assisté à l'arrivée de M. [V] sur cette plage et à la construction par ce dernier après le cyclone Hugo d'un petit restaurant qu'il a exploité jusqu'en 2012.

- M. [I], qui fait état de sa qualité d'élu de la commune de [Localité 4], témoigne que depuis son retour définitif en Guadeloupe en 1996, il a toujours vu M. [V] tenir le restaurant « chez [D] » et il affirme que cet état de fait est de notoriété publique.

Si ces éléments établissent que M. [V] a exploité un fonds de commerce d'abord de locations de pédalos et de planches, puis, à partir de 2007, de restauration sur la plage de la grande anse à [Localité 4], elles ne sont pas suffisantes pour prouver l'accomplissement, depuis au moins trente ans à la date de l'assignation, d'actes à titre de propriétaire de possession paisible, publique, continue et ininterrompue, non équivoque, étant relevé que l'intimé ne fournit aucune pièce pour démontrer qu'il aurait réellement fait édifier les locaux litigieux.

En outre, le seul paiement des taxes foncières en 2000, 2009, 2013 et 2015, selon les avis d'imposition versés aux débats, ne suffit pas à justifier une possession continue et non interrompue.

Il s'ensuit que l'intimé, qui ne produit aucun titre, ne justifie pas de sa propriété sur le bien litigieux.

Par ailleurs, M. [V] fait valoir que s'il était considéré que le bien loué faisait partie du domaine public, le bail commercial ne serait pas nul en application de l'article 2122-6 du code général de la propriété des personnes publiques et que s'il fallait considérer qu'il n'avait qu'un droit d'occupation précaire sur l'assise foncière, il serait fondé à se prévaloir d'un bail à construction accordé par la personne publique.

L'article L. 2122-6 du code général de la propriété des personnes publiques prévoit que « le titulaire d'une autorisation d'occupation temporaire du domaine public de l'État a, sauf prescription contraire de son titre, un droit réel sur les ouvrages, constructions et installations de caractère immobilier qu'il réalise pour l'exercice d'une activité autorisée par ce titre.

Ce droit réel confère à son titulaire, pour la durée de l'autorisation et dans les conditions et les limites précisées dans le présent paragraphe, les prérogatives et obligations du propriétaire.

Le titre fixe la durée de l'autorisation, en fonction de la nature de l'activité et de celle des ouvrages autorisés, et compte tenu de l'importance de ces derniers, sans pouvoir excéder soixante-dix ans ».

La reconnaissance d'un droit réel sur les ouvrages, constructions et installations de caractère immobilier réalisés pour l'exercice d'une activité n'est donc accordée qu'au titulaire d'une autorisation d'occupation temporaire du domaine public de l'Etat.

Or, M. [V] n'allègue, ni a fortiori, ne produit aucune pièce établissant avoir obtenu une telle autorisation temporaire. De même, aucun élément n'est versé aux débats pour prouver le bail à construction allégué.

Au regard de l'ensemble de ces éléments, il sera retenu que les locaux loués sont situés sur le domaine public et que M. [V] ne dispose d'aucun droit de propriété à leur égard.

Sur l'action en nullité du bail commercial

En vertu des articles L. 145-1 et L. 145-2, I, 3° du code de commerce, les dispositions du chapitre V du livre premier du Code de commerce s'appliquent aux baux d'immeubles ou de locaux principaux ou accessoires, nécessaires à la poursuite de l'activité des entreprises publiques et établissements publics à caractère industriel ou commercial, dans les limites définies par les lois et règlements qui les régissent et à condition que ces baux ne comportent aucune emprise sur le domaine public

Il a été précédemment rappelé qu'en vertu de l'article 1128 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance 2016-131 du 10 février 2016, il n'y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l'objet des conventions.

Il s'ensuit que le bail commercial portant sur des locaux et installations implantés sur le domaine public encourt la nullité absolue en raison du caractère illicite de l'objet du bail.

En outre, la nullité emporte l'effacement rétroactif du contrat et a pour effet de remettre les parties dans la situation initiale.

En l'espèce, il a été précédemment retenu que les locaux, objets du bail litigieux, sont situés sur le domaine public. Dès lors, ce bail est frappé d'une nullité absolue.

Par conséquent, il sera prononcé la nullité du bail conclu par acte sous seing privé le 12 décembre 2012 entre M. [D] [V], bailleur, et M. [Y] [W], preneur, puis cédé à la société Quatre.

Conséquemment, le commandement de payer du 3 septembre 2021 délivré à la société Quatre est sans objet.

Par ailleurs, les appelants sollicitent la condamnation de l'intimé à payer à la société Quatre la somme de 96.000 euros en remboursement des loyers versés depuis le 12 décembre 2012 et pendant huit années. Aucune demande de remboursement de loyers n'est cependant formée au nom de M. [W], pourtant locataire de décembre 2012 à décembre 2017.

Or, la société Quatre n'étant locataire que depuis décembre 2017, elle ne peut réclamer la restitution des loyers versés antérieurement par son ayant droit, M. [W]. En outre, il ressort du commandement de payer délivré le 3 septembre 2021 par M. [V] à la société Quatre, que cette dernière, qui le reconnaît, a cessé de payer les loyers à compter d'octobre 2020. Il en résulte que la société Quatre ne peut réclamer que la restitution des loyers pour la période de janvier 2018 à septembre 2020 inclus, soit la somme de 33.000 euros (33 mois x 1000 euros).

M. [V] sera donc condamné à payer à la société Quatre la somme de 33.000 euros en restitution des loyers versés au titre du bail annulé.

M. [V] sollicite la condamnation in solidum de M. [W] et de la société Quatre à lui payer une indemnité d'occupation égale à la valeur locative pour la jouissance privative du bien litigieux du 12 décembre 2012 jusqu'à la libération effective des lieux.

Cependant, si conformément à l'effet rétroactif de la nullité, la conséquence de l'annulation du bail est le droit du propriétaire à percevoir une indemnité d'occupation, M. [V] qui n'est pas propriétaire du bien litigieux, n'est pas fondé à solliciter une telle indemnité. Il sera donc débouté de sa demande à ce titre.

Sur la demande de dommages et intérêts

La société Quatre sollicite la condamnation de M. [V] au paiement de la somme de 70.000 euros à titre de dommages et intérêts pour la perte du fonds de commerce.

Cependant, comme le souligne à juste titre l'intimé, les appelants ne justifient nullement du quantum de leur demande indemnitaire.

Par conséquent, cette demande sera rejetée.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Le sens du présent arrêt conduit à infirmer le jugement sur les dépens et l'application qui y a été faite de l'article 700 du code de procédure civile.

M. [V], qui succombe à l'instance, sera condamné aux entiers dépens de première instance et d'appel, qui pourront être recouvrés par Maître Dominique Tavernier conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Par ailleurs, l'équité commande de le condamner à payer à M. [W] et à la société Quatre la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles d'appel, et de le débouter de sa propre demande à ce titre.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Déclare recevable l'appel de M. [Y] [W] et de la SASU Quatre,

Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions,

Statuant à nouveau,

Déclare recevable l'action en nullité du bail commercial conclu le 12 décembre 2012 entre M. [D] [V] et M. [Y] [W],

Annule le bail commercial conclu le 12 décembre 2012 entre M. [D] [V] et M. [Y] [W],

Déclare sans objet le commandement de payer délivré à la SASU Quatre le 3 septembre 2021,

Condamne M. [D] [V] à payer à la SASU Quatre la somme de 33.000 euros en restitution des loyers versés au titre du bail annulé,

Déboute M. [D] [V] de sa demande d'indemnité d'occupation,

Déboute la SASU Quatre de sa demande de dommages et intérêts,

Déboute M. [Y] [W] et à la SASU Quatre du surplus de leurs demandes,

Condamne M. [D] [V] à payer à M. [Y] [W] et à la SASU Quatre la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles d'appel,

Condamne M. [D] [V] aux entiers dépens de première instance et d'appel,

Dit que les dépens pourront être recouvrés par Maître Dominique Tavernier conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Et ont signé,