CA Douai, ch. 2 sect. 1, 14 mars 2024, n° 22/04043
DOUAI
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Dental Elite (SAS)
Défendeur :
Dentalpharma (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Gilles
Conseillers :
Mme Mimiague, Mme Bubbe
Avocats :
Me David, Me Camus-Demailly, Me Parichet
EXPOSÉ DU LITIGE
Le 2 avril 2020, la société Dental Elite a commandé à la société Dentalpharma, de droit belge, la livraison de 205.000 masques de type FFP2, au prix de 393 600 euros, réglé le jour-même.
Au regard du contexte de confinement mondial, les parties sont convenues ensuite de procéder à un transport par avion.
81 000 masques ont été livrés à la société Dental Elite le 5 juin 2020 et 119 000 masques le 15 juin 2020.
Par lettre recommandée avec demande d'accusé de réception reçue le 30 octobre 2020, la société Dentalpharma a mis en demeure la société Dental Elite de lui régler la somme de 40 000 euros au titre de sa participation aux frais de transport aérien.
Par jugement du 21 juin 2022, le tribunal de commerce de Lille métropole a :
- condamné la société Dental Elite à verser à la société Dentalpharma la somme de 40 000 euros
- débouté la société Dental Elite de l'ensemble de ses demandes,
- débouté la société Dentalpharma de sa demande au titre d'une résistance abusive de la société Dental Elite
- condamné la société Dental Elite à verser à Dentalpharma la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile
- condamné la société Dental Elite aux entiers dépens.
Par déclaration reçue au greffe de la cour le 19 août 2022, la société Dental Elite a interjeté appel aux fins de réformation de ce jugement en ce qu'il a :
- condamné la société Dental Elite à verser à la société Dentalpharma la somme de 40 000 euros
- débouté la société Dental Elite de l'ensemble de ses demandes,
- condamné la société Dental Elite à verser à Dentalpharma la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile
- condamné la société Dental Elite aux entiers dépens.
Par une seconde déclaration reçue au greffe de la cour le 20 août 2022, la société Dental Elite a interjeté appel du jugement aux fins de réformation des mêmes chefs.
La jonction des deux affaires a été ordonnée par ordonnance du 9 février 2023.
Par conclusions remises au greffe et notifiées par la voie électronique le 19 décembre 2023, la société Dental Elite demande à la cour, au visa de l'article 1231-1 du code civil,
- dire mal jugé et bien appelé,
- infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce Lille métropole le 21 juin 2022 en toutes ses dispositions,
statuant à nouveau,
- débouter la société Dentalpharma de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
- condamner la société Dentalpharma à remettre à la société Dental Elite 5 000 asques FFP2/KN95 sous astreinte de 150 € par jour de retard à compter de la signification de l'arrêt à intervenir,
- condamner la société Dentalpharma au paiement de la somme de 500 000 euros correspondant à la condamnation prononcée à l'encontre de la société Dental Elite dans le litige l'opposant à la société Welsch et Cie et étant la conséquence directe de la défaillance de la société Dentalpharma dans la réalisation de sa prestation (non-respect de la date de livraison de la marchandise),
en tout état de cause,
- condamner la société Dentalpharma à payer à la société Dental Elite la somme de 3 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société Dentalpharma aux entiers frais et dépens,
Elle fait valoir que la facture du 2 avril 2020, réglée intégralement le jour-même, fait état d'un délai de livraison de 10 jours après réception du paiement, avec la mention 'delivery probably within dix days after receipt of payment'. Elle en conclut que la livraison devait intervenir pour le 12 avril 2020 et que les premiers juges ont dénaturé les faits alors que les parties s'étaient accordées sur les délais de livraison.
Elle relève que son accord pour la prise en charge des frais supplémentaires de livraison par avion était conditionné à une livraison plus rapide, dans les délais convenus et que les parties étaient convenues d'une date de livraison lors de la commande. Elle souligne que les échanges écrits par WhatsApp démontrent l'existence d'un accord sur la date de livraison.
Elle conteste que la société Dentalpharma puisse invoquer la force majeure alors qu'elle connaissait les risques inhérents à un contexte de crise sanitaire sur le transport aérien des masques. Elle soulève en conséquence l'exception d'inexécution quant à la demande en paiement des frais de transport.
Elle rappelle que seuls 200 000 masques ont été livrés sur les 205 000 commandés et que le prix des masques commandés a été réglé en intégralité, empêchant la société Dentalpharma d'opposer l'exception d'inexécution relative au paiement des frais supplémentaires de transport.
Elle indique que la société Dentalpharma n'ayant pas respecté le délai de livraison convenu, elle doit être condamnée à lui verser la somme de 500 000 euros, correspondant à sa propre condamnation prononcée par le tribunal de commerce de Lille métropole à l'égard du client auquel elle avait revendu les masques commandés auprès de la société Dentalpharma.
Par conclusions remises au greffe et notifiées par la voie électronique le 2 mars 2023, la société Dentalpharma demande à la cour, au visa des articles 1102 et 1650 du code civil, de :
- confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société Dental Elite à payer à la société Dentalpharma la somme de 40 000 euros
- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société Dental Elite de ses demandes reconventionnelles à l'encontre de la société Dentalpharma
- confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société Dental Elite à payer à la société Dentalpharma la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
- condamner la société Dental Elite en cause d'appel à payer à la société Dentalpharma la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers frais et dépens de l'instance.
Elle fait valoir que la société Dental Elite avait accepté de prendre en charge une partie du surcoût des frais de transport par avion.
Elle rappelle qu'aucune date limite de livraison n'avait été convenue avec la société Dental Elite les parties restant très régulièrement en contact quant à l'avancement de la livraison et du dédouanement.
Elle relève que la facture du 2 avril 2020 est antérieure à l'accord sur la prise en charge du surcoût. Elle souligne que la mention 'probably' sur cette facture signifie 'probablement', indiquant l'absence d'accord sur une date de livraison déterminée et rappelant les conditions très détériorées de transport à compter de mars 2020, en raison de l'épidémie de COVID-19.
Elle indique que le mail du 17 avril ne constitue pas un accord des parties sur une nouvelle date de livraison et que l'échange WhatsApp du 27 avril laisse apparaître que la société Dental Elite prend acte de l'impossibilité d'obtenir une livraison entre le 26 et le 29 avril, tout en s'engageant néanmoins à payer la facture de transport complémentaire.
Elle invoque la double force majeure liée tant à la crise sanitaire qu'à la retenue des produits en douanes, justifiant d'échanges avec la société Dental Elite sur WhatsApp depuis le 20 avril 2020.
Elle rappelle enfin avoir elle-même réglé les frais de transport par avion, à hauteur de 104 000 euros et avoir dû prendre en charge les frais de stockage de la marchandise en attente de dédouanement pour un montant de 105 044 euros.
Sur la demande reconventionnelle en livraison des masques, elle oppose l'exception d'inexécution alors que la société Dental Elite n'a pas réglé le solde de la prestation, qu'elle n'a porté aucune réserve lors de la réception ni formé aucune demande avant la mise en demeure et qu'elle ne justifie pas de l'absence de 5 000 masques.
Sur la demande reconventionnelle en dommages-intérêts, elle rappelle n'avoir commis aucune faute dans l'exécution du contrat la liant avec la société Dental Elite. Elle souligne que les délais contractuels acceptés par la société Dental Elite à l'égard de sa cliente lui sont inopposables. Elle ajoute que les masques revendus par la société Dental Elite ont pu être acquis auprès d'autres fournisseurs. Elle affirme que les conditions de l'article 1231-4 du code civil ne sont pas remplies alors que la demande indemnitaire n'est formée que le 14 janvier 2022, pour une livraison intervenue en juin 2020. Elle indique que la société Dental Elite aurait dû refuser la livraison si son client final ne souhaitait plus être livré. Elle ajoute que la société Dental Elite ne justifie pas que sa condamnation au remboursement des 500 000 euros soit définitive.
La clôture de l'instruction est intervenue le 10 janvier 2024, l'affaire a été fixée à l'audience de plaidoiries du 17 janvier 2024 et mise en délibéré au 14 mars 2024.
Motivation
MOTIFS
A titre liminaire, si le litige comporte un élément d'extranéité, à raison de la nationalité du vendeur, il apparaît que les parties ont toutes deux conclu en visant la seule loi française, dans d'une matière dans laquelle elles conservent la libre disposition de leurs droits. Dès lors, il convient de retenir qu'elles se sont accordées pour demander l'application de la loi du for.
Sur le paiement des frais de livraison
En vertu des articles 1103 et 1104 du code civil, les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits et doivent être exécutés de bonne foi.
Pour condamner la société Dental Elite au paiement de la facture de transport, les premiers juges retiennent que la société Dental Elite a donné son accord par mail du 27 avril 2020, que la société Dentalpharma justifie d'une facture de transport aérien du même jour pour un vol du 2 mai et qu'elle ne s'est pas engagée sur une date précise de livraison, retenant une obligation de moyen et non de résultat.
En l'espèce, il apparaît que la facture pro forma du 2 avril 2020 produite par la société Dental Elite (pièce 1) contient la mention 'DELIVERY probably within 10 days after receipt of payment'.
Ainsi, en présence de l'adverbe 'probably', qui écarte toute obligation de résultat quant au délai de livraison dans un contexte de tension majeur dans le secteur des transports à raison de la pandémie de Covid 19 connu des deux parties, et en l'absence de tout autre élément permettant de retenir que la société Dental Elite ait informé d'un délai de livraison impératif, constituant pour elle une condition essentielle du contrat, il ne peut être retenu que les parties sont convenues d'un tel délai de livraison.
En outre, le courriel du 27 avril 2020, adressé par [L] [I] de la société Dental Elite à [H] [P] de la société Dentalpharma, indique expressément, en réponse à la demande de paiement de la somme de 40 000 euros au titre des frais d'acheminement par avion: ' [...] J'ai donné mon accord pour payer une facture de transport complémentaire dès que nous avons la preuve que les produits sont bien en livraison. J'ai donné ma parole [...] ».
Or, la société Dentalpharma justifie avoir commandé, le jour-même, le transport aérien des masques par avion partant de Chine le 2 mai 2020.
De plus, les échanges entre les deux mêmes personnes sur WhatsApp laissent apparaître que la société Dentalpharma a tenu informée la société Dental Elite en temps réel sur la réalisation du transport, réservant expressément l'action des douanes dans le délai final (échange du 4 mai 2020 jour de l'arrivée par avion des masques en Belgique) et que la société Dental Elite maintient sa commande (échanges du 11 mai) malgré les lenteurs du dédouanement, étant observé qu'aucun élément de ces conversations ne permet de retenir que les parties sont convenues d'un délai impératif postérieurement à la commande, l'accord intervenu un temps sur la date du 29 avril ayant été modifié ensuite par les parties, sans engagement ferme.
Enfin, il convient de relever que la société Dental Elite n'a fait état d'aucune réserve ou volonté de voir résolu le contrat en l'absence de livraison et a accepté les deux livraisons des 5 et 16 juin 2020.
Dès lors, le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné la société Dental Elite à verser à la société Dentalpharma la somme de 40 000 euros.
Sur la livraison des 5 000 masques
Aux termes de l'article 1219 du code civil, une partie peut refuser d'exécuter son obligation, alors même que celle-ci est exigible, si l'autre n'exécute pas la sienne et si cette inexécution est suffisamment grave.
Pour débouter la société Dental Elite de sa demande de livraison du reliquat des masques, les premiers juges retiennent que cette dernière ne justifie pas de la commande de 205 000 masques au lieu de 200 000 et n'a pas émis de réserves à la livraison sur un prétendu reliquat.
Il ressort de la facture pro forma du 2 avril 2020 produite par la société Dental Elite et établie par la société Dentalpharma que la commande porte sur 205 000 masques FFP2/KN95, étant observé que la société Dentalpharma ne produit aucun élément contraire (bon de commande ou échanges de courriers notamment).
Les parties étant convenues de la livraison de 205 000 masques, il apparaît que seuls 200 000 ont été livrés les 5 et 16 juin 2020, la société Dentalpharma qui a établi les factures reprenant le total de 200 000 masques, ne justifiant pas d'une dernière livraison concernant le reliquat de la commande, peu important l'absence de réserves à la livraison par la société Dental Elite alors que le nombre de masques livrés est porté sur les factures et qu'il appartient à la société Dentalpharma de justifier de l'exécution de son obligation de délivrance.
Si le prix de la commande initiale, soit 393 600 euros, a bien été réglé, il apparaît que la société Dental Elite n'a pas réglé le surcoût du transport aérien, s'élevant à 40 000 euros, qu'elle avait accepté, et qu'elle a donc procédé au règlement de 90,77% de l'opération, alors que la société Dentalpharma en livrant 200 000 masques sur les 205 000 commandés a exécuté 97,56% de la commande.
Pour autant, au regard du montant total de la commande, il n'apparaît pas que l'inexécution de ses obligations par la société Dental Elite soit suffisamment grave pour justifier l'absence de livraison.
Dès lors, le jugement sera infirmé sur ce point et la société Dentalpharma condamnée à livrer à la société Dental Elite 5 000 masques FFP2/KN95, sans nécessité de prévoir une astreinte alors que la société Dental Elite n'a émis sa demande de livraison complémentaire qu'après mise en demeure adressée par la société Dentalpharma de régler le solde de 40 000 euros.
Sur les dommages-intérêts
Aux termes de l'article 1611 du code civil, le vendeur doit être condamné aux dommages et intérêts, s'il résulte un préjudice pour l'acquéreur, du défaut de délivrance au terme convenu.
Pour débouter la société Dental Elite de sa demande en dommages-intérêts, le tribunal de commerce retient que la société Dentalpharma a respecté ses obligations contractuelles et que les engagements de la société Dental Elite à l'égard de la société Welsch & Cie ne sont pas opposables à la société Dentalpharma, qui n'était pas en relation directe avec cette dernière.
Il convient de relever que la société Dental Elite ne justifie pas avoir convenu expressément d'une date de livraison impérative avec la société Dentalpharma à l'occasion de la commande du 2 avril 2020.
En outre, aucun élément ne permet de retenir que la société Dentalpharma ne se soit engagée à garantir la société Dental Elite auprès du client de cette dernière, pour tout retard à la livraison alors que la société Dental Elite avait convenu d'un délai de livraison au 9 avril 2020 avec la société Welsch & Cie.
Ainsi, en l'absence de délai convenu, le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté la société Dental Elite de sa demande de dommages-intérêts.
Sur les demandes accessoires
L'équité ne commande pas de réformer les dispositions relatives à l'article 700 du code de procédure civile ni d'accorder d'autres sommes en cause d'appel.
Les dépens seront laissés à la charge de la société Dental Elite.
Dispositif
PAR CES MOTIFS
La cour,
Confirme le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a débouté la société Dental Elite de sa demande de livraison de 5 000 masques ;
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Condamne la société Dentalpharma à livrer la société Dental Elite 5 000 (cinq mille) masques FFP2/KN95 dans un délai de deux mois suivant la signification de l'arrêt ;
Dit n'y avoir lieu à condamnation au titre de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ;
Condamne la société Dental Elite au surplus des dépens d'appel et de première instance.