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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 20 mars 2024, n° 21/11086

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Mitutoyo France (SASU)

Défendeur :

Z Automation (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Laveau, Me Lallement

T. com. Paris, 16e ch., du 7 mai 2021, n…

7 mai 2021

FAITS ET PROCEDURE

La société Mitutoyo France (ci-après "la société Mitutoyo") intervient dans le secteur de la métrologie dimensionnelle de précision. Elle a pour activité la distribution et l'installation en France de produits de mesure fabriqués dans les usines du groupe Mitutoyo au Japon.

La société [Z] Automation (ci-après "la société [Z]") a pour activité le commerce d'appareils de mesure par laser et de photométrie et a distribué selon elle depuis 1980, des micromètres à balayage laser fabriqués par la société Mitutoyo.

Le 12 février 2018, la société Mitutoyo a été informée par la société [Z] du départ à la retraite de son gérant et de la cession du capital de la société à la société ATDM Finances.

Par lettre du 22 mai 2018, la société Mitutoyo a notifié à la société [Z] la fin des relations commerciales au 31 décembre 2018 la suite du changement d'actionnariat de cette dernière.

Par lettre du 20 aout 2018, la société [Z] a sollicité auprès de la société Mitutoyo l'octroi d'un préavis de 24 mois.

C'est dans ce contexte, que par acte du 4 janvier 2019, la société [Z] a assigné la société Mitutoyo devant le tribunal de commerce de Nanterre pour obtenir réparation de la rupture brutale des relations commerciales. Par jugement du 13 juin 2019 le tribunal de commerce de Nanterre s'est déclaré incompétent au profit du tribunal de commerce de Paris.

Par jugement du 7 mai 2021, le tribunal de commerce de Paris a :

- Dit recevable mais mal fondée la société Mitutoyo France dans sa demande de nullité de l'assignation, et l'en déboute,

- Condamné la société Mitutoyo France à verser à la société [Z] Automation la somme de 22.866 euros à titre de dommages et intérêts avec intérêts au taux légal à compter de la date de mise à disposition du présent jugement,

- Condamné la société Mitutoyo France à verser à la société [Z] Automation la somme de 6.000 euros, en application de l'article 700 du code de procédure civile,

- Débouté la société [Z] Automation de ses autres demandes indemnitaires et de sa demande de publication,

- Ordonné l'exécution provisoire du présent jugement,

- Rejeté les demandes autres, plus amples ou contraires au présent dispositif,

- Condamné la société Mitutoyo France aux dépens.

Par déclaration reçue au greffe de la Cour le 14 juin 2021, la société Mitutoyo France a interjeté appel de ce jugement.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 23 novembre 2023, la société Mitutoyo France demande à la Cour de :

Vu les articles L. 442-6 III, D. 442-3 du code de commerce ;

Vu l'article 1240 du Code civil ;

Vu l'article 906 alinéa 3 du code de procédure civile ;

A titre principal,

Déclarer irrecevables les pièces communiquées par la société [Z] Automation n° 1 à n° 34 lesquelles seront donc écartées des débats ;

Infirmer la décision entreprise en ce qu'elle a condamné Mitutoyo France à verser à [Z] Automation les sommes suivantes :

- 22.866 € à titre de dommages et intérêts au titre de la rupture brutale des relations commerciales outre les intérêts au taux légal ;

- 6.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens ;

Statuant à nouveau,

Constater que le délai de préavis consenti par Mitutoyo France à [Z] Automation est conforme aux dispositions légales ;

Condamner [Z] Automation à restituer à Mitutoyo France les sommes versées en cause d'appel au titre de l'exécution provisoire, à savoir la somme de 29.359,56 €, sous astreinte de 500€ par jour de retard ;

Dire et juger que cette condamnation sera productrice de l'intérêt au taux légal majoré à compter de l'arrêt à intervenir, outre la capitalisation des intérêts aux conditions légales ;

Débouter [Z] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

A titre subsidiaire,

Réduire à de plus justes proportions la durée de préavis bénéficiant à [Z] ;

Evaluer le préjudice en fonction de la marge sur coûts variable ;

Calculer la moyenne de la marge sur les années 2015/2016 ;

En tout état de cause,

Condamner [Z] Automation à verser à Mitutoyo France 20.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamner [Z] Automation aux entiers dépens.

Par ordonnance d'incident du 4 avril 2023, le Conseiller de la mise en état a déclaré irrecevables les premières conclusions d'intimé notifiées par la voie électronique le 4 octobre 2021 par la société [Z] Automation.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 5 décembre 2023.

La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du li-tige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIVATION

Sur les pièces de la société [Z].

La société Mitutoyo soutient à raison au visa de l'article 906 alinéa 3 du code de procédure civile que les pièces communiquées au soutien des conclusions d'intimées jugées irrecevables doivent elles aussi être déclarées irrecevables.

La société [Z] n'a déposé aucun dossier de pièce à la Cour du fait de l'irrecevabilité de ses conclusions (confirmé par courrier RPVA du 24 janvier 2024).

La demande formulée est donc sans objet.

Sur la rupture brutale des relations commerciales.

Exposé des moyens

La société Mitutoyo, ne conteste pas que les parties ont entretenu une relation stable et significative depuis 10 ans, tel que relevé par le tribunal, mais critique le délai de préavis évalué à 15 mois par celui-ci. Elle expose que le départ en retraite du gérant de la société [Z] était de nature à affecter la poursuite de la relation, tout comme la cession du capital de la société [Z] à une société tierce (ATDM Finance) dont l'une des filiales (Blet Measurement) était concurrente de Mitutoyo France. Aucune exclusivité n'a été consentie à la société [Z]. Dans ce contexte, il appartenait aux sociétés [Z] et ATDM Finance d'anticiper la fin de la relation. En outre, selon la société appelante, la société [Z] pouvait aisément se reconvertir dès lors que le marché n'est pas restreint, le produit en cause ne jouit pas d'une particulière notoriété et l'une des filiales du groupe ATDM Finance (Blet Measurement) fabriquait et distribuait des produits concurrents. Elle estime que la société [Z] n'a pas eu de difficulté à se reconvertir puisqu'elle a continué de proposer à la vente les produits Mitutoyo postérieurement à la rupture des relations. Dans ces circonstances, elle prétend que le préavis accordé de 7 mois à la société [Z] est suffisant. Elle fait observer que ce délai de préavis est conforme à l'accord entre la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France et la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution du 6 mars 2013, lequel prévoit en son article 2.1.1 une durée de préavis entre 6 et 8 mois lorsque la relation commerciale a duré 10 ans et que la part de chiffre d'affaires est inférieure à 35%. Elle conteste le calcul de la part de chiffres d'affaires présenté par la société [Z] et l'absence de ventilation entre la vente de produits Mitutoyo et les prestations associées. Selon elle, la société [Z] a manqué à son obligation de bonne foi et de loyauté en ne l'informant pas en amont du départ à la retraite de son gérant et son rachat par un groupe concurrent, ce qui justifie une limitation de la durée du préavis de rupture.

Subsidiairement sur l'évaluation du préjudice, La société Mitutoyo fait valoir qu'il ne doit pas être tenu compte des trois derniers exercices comptables pour évaluer un éventuel préjudice subi par la société [Z] du fait de la rupture, dès lors que celle-ci a délibérément laissé péricliter son activité en ne consacrant plus aucune dépense de salariat, l'objet du rachat étant seulement de récupérer la clientèle. C'est la marge sur coût variables qui doit être retenue et il appartient à la société [Z] de démontrer la réalité de ses charges d'exploitation. Elle conteste le taux de marge avancé. Selon elle, doit être retenu un taux de marge de 29 % et un chiffre d'affaires annuel moyen de 91.752 euros.

La société [Z], intimée dont les conclusions ont été déclarées irrecevables, est assimilée à un intimé qui n'a pas conclu. L'article 954 du code trouve donc à s'appliquer et l'intimé est réputé s'approprier les motifs de la décision attaquée (en ce sens Cass. 2e civ., 10 janv. 2019, n° 17-20.018).

Réponse de la Cour,

L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige, dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Ces dispositions ne font pas obstacle à la résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.

Sur le caractère établi de la relation commerciale,

La relation commerciale, pour être établie au sens des dispositions susvisées, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.

La société Mitutoyo ne conteste pas que les parties ont entretenu un flux d'affaires stable et habituel pendant 10 ans, portant sur la vente annuelle d'une dizaine de micromètres à balayage laser outre quelques produits accessoires pour un chiffre d'affaires annuel sur les trois années précédant la rupture de (pièce n° 31) :

- Exercice 2015/2016 : 49 813 €

- Exercice 2016/2017 : 77 410 €

- Exercice 2017/2018 : 99 702 €

Soit un chiffre d'affaires annuel moyen, tout produit confondu, de 75 641 euros.

Si la société Mitutoyo explique les motifs de sa rupture de la relation commerciale, par le fait du départ à la retraite de son interlocuteur privilégié de la société [Z] et de la cession du capital de celle-ci à la société ATDM Finance dont l'une des filiales (Blet Measurement) est sa concurrente directe, en revanche ces circonstances ne sont pas en elles-mêmes de nature à précariser la relation commerciale établie depuis une dizaine d'années, le partenaire pouvant compte tenu de la nature et l'ancienneté de la relation, raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires.

Sur la durée de préavis nécessaire,

Il ressort de l'article L. 442-6, I, 5° précité que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou d'un préavis suffisant. Le délai de préavis suffisant, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, c'est-à-dire pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.

Si la société Mitutoyo invoque un comportement fautif de la société [Z] (changement d'actionnariat sans information, organisation de la société après le départ de M. [Z]'), force est de constater que la société Mitutoyo ne caractérise pas de manquement suffisamment grave pour justifier une absence de préavis voir un préavis réduit au moment de la notification de la rupture.

Dès lors, pour apprécier le délai de préavis nécessaire pour la rupture de la relation commerciale établie nouée entre les parties, il y a lieu d'analyser la capacité de la société [Z] à redéployer son activité au moment de la notification de la rupture au regard de l'ancienneté de la relation, de la part du chiffre d'affaires concerné et de la spécificité du produit et du marché en cause.

Préalablement, la Cour observe que l'accord professionnel auquel fait référence la société Mituyoto pour la détermination du délai de préavis, concerne les entreprises fournisseurs du grand commerce et à prédominance alimentaire ou spécialisée, relevant donc imparfaitement du marché en cause.

La société Mitutoyo justifie d'un chiffre d'affaires annuel de 75 641 euros réalisé avec la société [Z] sur les micromètres à balayage laser et autres produits accessoires, soit un chiffre d'affaires comparable à celui retenu par le tribunal (un peu plus de 80 000 euros) sur la base des pièces produites par la société [Z] en première instance, la différence pouvant s'expliquer par la réalisation de prestations associées (livraison, installation, conseils').

Il ressort des comptes sociaux de la société [Z] sur les exercices 2014 à 2017 repris en appel par la société Mitutoyo, que le chiffre d'affaires global de la société [Z] portant uniquement sur les ventes de marchandises s'élevait entre 280 000 et 300 000 euros. Aussi le flux d'affaires sur la vente des produits Mitutoyo représentait bien près de 25 % de son chiffre d'affaires global, comme retenu par le tribunal (26 %). Aucune exclusivité n'est établie.

La société Mitutoyo fait cependant utilement observer qu'au moment de la notification de la rupture, elle ne connaissait pas le chiffre d'affaires global de la société [Z] et justifie (pièce n°2) que les comptes de celles-ci n'étaient pas communiqués aux tiers en application de l'article L. 232-25 du code de commerce.

Les pièces communiquées par la société Mitutoyo (notamment pièce n° 11) confirme le caractère réduit du marché des appareils de mesure par laser et des techniques des micromètres à balayage laser et la notoriété des produits Mitutoyo. Mais, il est aussi établi (pièces n° 8, 10, 11, 12, 13, 29 : extraits revue spécialisée, guide d'achat, extrait site internet et constats huissier produits Blet) que sur ce marché opèrent différents acteurs français ou étrangers pour des produits substituables par leurs caractéristiques, dont ceux de la société Blet Measurement. Il est également démontré que la société Blet était présidée par la société ATDM Finances nouvel actionnaire de la société [Z] au moment de la notification de la rupture de la relation commerciale (pièces n° 3 à 7, 21) et que cette dernière se disposait d'atoutspour le redéploiement de son activité.

Aussi, nonobstant l'ancienneté de la relation commerciale, la Cour estime que compte tenu des éléments qui précèdent, le préavis de 7 mois octroyé par la société Mitutoyo était nécessaire et suffisant.

En conséquence, la société [Z] sera déboutée de sa demande de dommages-intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale établie.

S'agissant de la demande de condamnation de la société [Z] à restituer à la société Mituyoto les sommes qu'elle a perçues au titre des dispositions contestées du jugement entrepris, il sera rappelé que le présent arrêt constitue un titre de restitution des fonds versés en application des dispositions infirmées du jugement assorti de l'exécution provisoire, assortis des intérêts au taux légal à compter de sa signification.

Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile,

Le jugement sera infirmé en ce qu'il a condamné la société Mitutoyo aux dépens de première instance et à payer la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La société [Z], partie perdante, sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel.

En application de l'article 700 du code de procédure civile, la société [Z] sera condamnée à verser à la société Mitutoyo la somme de 8 000 euros.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Infirme le jugement en ses dispositions soumises à la Cour en ce qu'il a :

- Condamné la société Mitutoyo France à payer à la société [Z] Automation la somme de 22 866 euros à titre de dommages-intérêts avec intérêts au taux légal à compter de la date de mise à disposition du jugement,

- Condamné la société Mitutoyo France aux dépens et à payer à la société [Z] Automation la somme 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Statuant de nouveau sur les chefs infirmés et y ajoutant,

Déboute la société [Z] Automation de sa demande de dommages-intérêts au titre d'une rupture brutale de la relation commerciale établie ;

Condamne la société [Z] Automation aux dépens de première instance et d'appel ;

Condamne la société [Z] Automation à payer à la société Mitutoyo France la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Dit que le présent arrêt constitue un titre de restitution des fonds versés en application des dispositions infirmées du jugement assorti de l'exécution provisoire, assortis des intérêts au taux légal à compter de sa signification ;

Rejette toute autre demande.