CA Paris, Pôle 1 - ch. 2, 21 mars 2024, n° 23/14130
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Safi (SARL)
Défendeur :
SCI CB Auber (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Masseron
Conseillers :
Mme Chopin, M. Najem
Avocats :
Me Faali, Me Bensimon
EXPOSE DU LITIGE
Par acte sous-seing privé du 1er juillet 2022, la société CB Auber a donné à bail commercial à la société Safi un local situé [Adresse 1] pour y exercer une activité de restauration rapide, moyennant un loyer mensuel de 5.100 euros et une provision sur charges de 100 euros par mois. Une franchise de loyer d'un mois et demi a été consentie au preneur pour lui permettre d'effectuer des travaux d'embellissement.
Exposant n'avoir pu ouvrir son commerce qu'à partir du 18 octobre 2022, après l'installation par le bailleur d'un compteur électrique triphasé qui a cependant été retiré le 21 octobre 2022 par Enedis du fait de sa non-conformité, ce qui a entraîné la fermeture du restaurant et la perte de marchandises, le bailleur lui ayant néanmoins délivré le 15 décembre 2022 un commandement de payer visant la clause résolutoire pour un montant de 18 400,57 euros, par acte du 11 janvier 2023 la société Safi a assigné la société CB Auber devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Bobigny aux fins de voir, à titre principal prononcer la nullité du commandement de payer, à titre subsidiaire se voir octroyer des délais de paiement durant deux ans à compter de l'ouverture du restaurant, avec suspension des effets de la clause résolutoire.
A titre reconventionnel, la société CB Auber a demandé que soit constatée la résiliation du bail par l'effet de la clause résolutoire, que soit ordonnée l'expulsion de sa locataire et que celle-ci soit condamnée à lui payer la somme provisionnelle de 41.600 euros au titre de la dette locative au 31 mai 2023, outre une indemnité d'occupation équivalente au montant du loyer et des charges jusqu'à la remise des clés.
Par ordonnance du 30 juin 2023, le juge des référés du tribunal judiciaire de Bobigny a :
constaté l'acquisition du bénéfice de la clause résolutoire inscrite au bail commercial liant les parties et la résolution du dit bail à compter du 16 janvier 2023 ;
condamné la société Safi à payer à titre provisionnel à la société CB Auber la somme de 37.200 euros au titre des arriérés de loyers, indemnités et charges, appel du 1er juin 2023 inclus ;
suspendu les effets de la clause résolutoire contractuelle à condition que la société Safi se libère de la provision ci-dessus allouée en 23 acomptes mensuels de 1.550 euros ainsi qu'une 24ème et dernière mensualité qui sera majorée du solde ;
dit que ces acomptes mensuels seront à verser en plus des loyers et charges courants, payés aux termes prévus par le contrat de bail, le premier versement devant intervenir dans le mois suivant celui de la signification de la présente ordonnance ;
dit qu'à défaut de règlement d'un seul acompte ou d'un seul des loyers courants à leurs échéances :
- l'intégralité de la dette sera immédiatement exigible ;
- les poursuites pour son recouvrement pourront reprendre aussitôt,
- la clause résolutoire produira son plein et entier effet,
- il pourra être procédé, si besoin avec le concours de la force publique, à l'expulsion de la société Safi et de tous occupants de son chef hors des lieux loués,
- la société Safi devra payer mensuellement à la société CB Auber à titre de provision à valoir sur l'indemnité d'occupation, une somme égale au montant du loyer mensuel résultant du bail outre les charges, jusqu'à libération des lieux ;
débouté pour le surplus ;
condamné la société Safi à payer à la société CB Auber la somme de 1.500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
condamné la société Safi à supporter la charge des dépens.
Par déclaration du 4 septembre 2023, la société Safi a interjeté appel de cette décision.
Dans ses dernières conclusions déposées et notifiées le 13 février 2024, elle demande à la cour, au visa des articles 1218 et 1722 du code civil, de :
- infirmer en toutes ses dispositions l'ordonnance rendue par le tribunal judiciaire de Bobigny en date du 30 juin 2023 ;
et statuant à nouveau,
- débouter la SCI CB Auber de ses demandes, fins et conclusions ;
- juger que le commandement de payer est nul et de nul effet en raison de son imprécision, de la mauvaise foi du bailleur et du manquement de ce dernier à ses obligations fondamentales, savoir la fourniture d'électricité ;
- juger que la SCI CB Auber a manqué à ses obligations fondamentales en qualité de bailleur dans le défaut de fourniture d'un local conforme en l'absence de système électrique aux normes ;
- juger que la SCI CB Auber a manqué à ses obligations fondamentales en qualité de bailleur dans l'établissement d'un état des lieux et qu'une révision du contrat de bail est nécessaire notamment concernant le loyer des locaux ;
- juger en conséquence que la SCI CB Auber doit rembourser l'ensemble des loyers payés depuis la signature du bail jusqu'au 18 mars 2023, date du premier jour de livraison : un montant total de 8.200 euros ;
- condamner en conséquence la SCI CB Auber au paiement de la somme de 8. 200 euros au titre des loyers réglés par la SARL Safi ;
- condamner la société CB Auber à lui payer la somme de 154.000 euros à titre de dommages et intérêts en raison du préjudice subi du fait de l'impossibilité d'ouverture du commerce pendant plus de 7 mois de fermeture et condamner à titre subsidiaire la société SCI CB Auber à payer à la SARL Safi la somme de 110.000 euros à titre de dommages et intérêts en raison du préjudice subi du fait de l'impossibilité d'ouverture du commerce pendant plus de 5 mois de fermeture ;
- condamner la société CB Auber à lui payer la somme de 10.000 euros en réparation du préjudice matériel liés à la perte de marchandises ;
- condamner la société CB Auber au paiement de la somme de 8.000 euros en réparation du préjudice moral ;
- condamner la société CB Auber à lui payer la somme de 4.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner la société CB Auber en tous les frais et dépens.
En substance, l'appelante argue de la nullité du commandement de payer au motif qu'il est imprécis et qu'il a été délivré de mauvaise foi, le bailleur ayant généré la dette locative par son manquement à l'obligation de délivrer un local équipé d'un compteur triphasé conforme aux normes permettant l'exercice de l'activité de son locataire. La société Safi se prévaut aussi de la perte de la chose louée du fait du bailleur et sollicite le remboursement des loyers qu'elle a payés ainsi que la réparation de ses préjudices résultant de l'impossibilité d'exploiter son restaurant avant le 18 mars 2023, date à laquelle il pu rouvrir après remise aux normes de l'installation électrique.
Dans ses dernières conclusions déposées et notifiées le 13 février 2024, la société CB Auber demande à la cour, de :
In limine litis :
- constater que la société Safi présente une demande nouvelle en cause d'appel à savoir :
« condamner la société SCI CB Auber à payer à la SARL Safi la somme de 154.000 euros à titre de dommages et intérêts en raison du préjudice subi du fait de l'impossibilité d'ouverture du commerce pendant plus de 7 mois de fermeture et condamner à titre subsidiaire la société SCI CB Auber à payer à la SARL Safi la somme de 110.000 euros à titre de dommages et intérêts en raison du préjudice subi du fait de l'impossibilité d'ouverture du commerce pendant plus de 5 mois de fermeture » ;
- confirmer la décision en toutes ses dispositions ;
Sur le fond :
- constater l'acquisition de la clause résolutoire insérée au bail commercial signé le 1er juillet 2022 avec la société Safi ;
En conséquence :
- ordonner l'expulsion, sans délai, de la société Safi ainsi que celle de tous occupants de
son chef des locaux situés [Adresse 3]/[Adresse 1], rez-de-chaussée [Localité 4], sous astreinte de 100 euros par jour de retard à compter du prononcé de la décision à intervenir, jusqu'au jour de complète libération des lieux et de remise des clés ;
- accorder au besoin l'assistance de la force publique et d'une serrurier ;
- ordonner l'enlèvement des biens et facultés mobilières se trouvant dans les lieux en un lieu approprié, aux frais risques et périls de la défenderesse qui disposera d'un délai d'un mois pour les retirer à compter de la sommation qui sera délivrée par l'huissier chargé de l'exécution ;
- condamner la société Safi à une indemnité d'occupation équivalente au loyer, augmentée des charges locatives, à compter du 15 janvier 2023 et jusqu'au jour de complète libération des lieux et de remise des clés, étant précisé que cette indemnité sera indexée selon les dispositions du contrat ayant lié les parties ;
- condamner à titre provisionnel la société Safi au paiement de la somme de 28.150 euros au titre des loyers en principal échus à la date du 1er novembre 2023, outre les charges locatives (à parfaire) ;
- condamner la société Safi au paiement de la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens et ce compris les frais des commandements de payer ;
- condamner la société Safi à prendre en charge l'intégralité des frais éventuels d'expulsion et ce compris les frais honoraires d'huissier.
L'intimée conteste avoir manqué à son obligation de délivrance, exposant que le restaurant était équipé d'une installation électrique monophasée au moment de la prise à bail et qui permettait l'exploitation d'un restaurant comme en atteste la précédente locataire qui exerçait la même activité ; que c'est la société Safi qui a souhaité modifier l'installation électrique et, sans autorisation du bailleur, a effectué des travaux qui se sont révélés non conformes, obligeant le bailleur à remettre l'installation en état. Elle se prévaut de la validité du commandement de payer qui comporte toutes les mentions requises et contient un décompte clair, et de la non-régularisation des causes du commandement dans le délai d'un mois. Elle indique que sa créance se chiffre à la somme de 28.150 euros au 5 février 2024 et que la société Safi n'a pas respecté les délais de paiement qui lui ont été accordés par le premier juge. Elle soulève l'irrecevabilité des demandes indemnitaires de l'appelante en ce qu'elles ont été ajoutées dans les conclusions postérieures aux premières.
Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions des parties susvisées pour un plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.
SUR CE, LA COUR
L'article L. 145-41 du code de commerce dispose que toute clause insérée dans le bail commercial prévoyant la résiliation de plein droit ne produit effet qu'un mois après un commandement de payer demeuré infructueux. Le commandement doit, à peine de nullité, mentionner ce délai.
L'expulsion d'un locataire commercial devenu occupant sans droit ni titre en vertu du jeu d'une clause résolutoire de plein droit peut être demandée au juge des référés du tribunal judiciaire en application des dispositions de l'article 835 du code de procédure civile, dès lors que le maintien dans les lieux de cet occupant constitue un trouble manifestement illicite ou qu'à tout le moins l'obligation de libérer les lieux correspond dans cette hypothèse à une obligation non sérieusement contestable.
Il sera rappelé à cet égard :
- qu'un commandement de payer visant la clause résolutoire délivré pour une somme supérieure à la dette véritable reste valable pour la partie des sommes réclamées effectivement due ;
- qu'il n'appartient pas à la cour, statuant comme juge des référés, de prononcer la nullité d'un commandement de payer, sachant qu'il n'entre pas dans les pouvoirs du magistrat des référés de prononcer une telle nullité ; que le juge des référés ne peut que déterminer si les éventuelles irrégularités, invoquées à l'encontre du commandement, sont susceptibles de constituer un moyen de contestation sérieuse l'empêchant de constater la résolution du bail.
Il doit aussi être rappelé que la mise en oeuvre des dispositions de l'article L 145-41 du code de commerce n'échappe pas à la règle selon laquelle les conventions doivent être exécutées de bonne foi, énoncée par l'article 1104 du code civil, de sorte que la clause résolutoire doit être invoquée de bonne foi par le bailleur.
En outre, aux termes des dispositions de l'article 835 alinéa 2 du code de procédure civile, le président du tribunal peut, dans les cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, allouer une provision au créancier.
En l'espèce, comme l'a relevé le premier juge, la régularité formelle du commandement de payer délivré le 15 décembre 2022 à la société Safi n'est pas sérieusement contestée, l'acte mentionnant précisément le montant de l'arriéré et comportant un décompte détaillant chaque échéance, les sommes réclamées étant conformes aux dispositions contractuelles. L'acte permet ainsi d'identifier précisément les sommes dues, contrairement ce que soutient la société Safi, ainsi que les échéances concernées dont la date est mentionnée, et il n'est pas exigé par les textes que le bailleur joigne des factures au décompte.
En revanche, les éléments du dossier font ressortir l'existence d'une contestation sérieuse sur la bonne foi du bailleur dans la délivrance, le 15 décembre 2022, du commandement de payer visant la cause résolutoire.
Il est en effet constant, au vu de ces éléments, que le commandement de payer a été délivré alors que le preneur se trouvait dans l'impossibilité d'exploiter son restaurant, la société Enedis ayant coupé le 21 octobre 2022, pour des raisons de sécurité, l'alimentation électrique du local suite au remplacement non conforme du compteur monophasé par un compteur triphasé, et l'installation n'ayant été remise en service suite aux travaux du bailleur que le 18 mars 2023.
Le bailleur soutient que c'est son locataire qui a pris l'initiative de modifier l'installation sans son accord, le preneur prétendant pour sa part que c'est le bailleur qui, sur sa demande, a fait effectuer les travaux de modification de l'installation, les pièces produites de part et d'autre ne permettant pas de le déterminer avec évidence.
Les parties sont également opposées sur la question de la responsabilité du bailleur au regard de son obligation de délivrance. Celui-ci se prévaut des clauses du bail aux termes desquelles le preneur a accepté de prendre les lieux en l'état et d'une attestation de son ancienne locataire selon laquelle l'installation monophasée préexistante permettait l'activité de restauration prévue au bail. La société Safi soutient pour sa part que son bailleur devait lui délivrer une installation électrique de nature à lui permettre d'exercer son activité avec ses machines industrielles qui nécessitaient une installation triphasée.
Indépendamment de cette question de responsabilité, qui ne peut être tranchée d'évidence par le juge des référés, il reste que le bailleur a délivré le commandement de payer le 15 décembre 2022, en toute connaissance de l'impossibilité d'exploiter que son locataire lui avait notifiée par lettre recommandée avec accusé de réception du 2 décembre 2022, ce dernier contestant pour ce motif devoir les loyers tant que l'installation électrique de ses locaux ne serait pas remise en état, ce qui n'a été fait que le 18 mars 2023.
Il résulte en outre du décompte actualisé de la dette locative produit par le bailleur en pièce 10, que le locataire a repris le paiement du loyer à compter du 22 mars 2023, après avoir commencé son exploitation, et qu'à la date du 2 février 2024 la dette se chiffre à la somme de 28.150 euros représentant moins de six mois de loyers, soit un montant équivalent à la période litigieuse durant laquelle la société Safi n'a pu exploiter son restaurant.
Dans ces conditions, tant la résiliation du bail par acquisition de la clause résolutoire que la demande de provision au titre des loyers et charges impayés, actualisée à 28.150 euros en appel, se heurtent à contestation sérieuse, de même que la demande de la société Safi (d'ailleurs non formée à titre provisionnel) en remboursement de la somme de 8.200 euros qu'elle a acquittée au titre des loyers avant le 18 mars 2023, l'obligation de délivrance du bailleur et l'obligation corrélative du preneur de payer le loyer pendant la période litigieuse relevant de l'appréciation du juge du fond.
Les demandes indemnitaires de la société Safi sont irrecevables pour n'avoir pas été formées dès ses premières conclusions d'appel, en violation de la règle de concentration des prétentions posée par l'article 910-4 du code de procédure civile. Au surplus, ces demandes ne sont pas formées à titre provisionnel et elles relèvent de l'appréciation du juge du fond sur l'obligation de délivrance du bailleur.
Partie perdante, la société CB Auber sera condamnée aux entiers dépens de première instance et d'appel et à payer à la société Safi la somme de 4.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, au titre des frais irrépétibles exposés pour les deux instances.
PAR CES MOTIFS
Infirme en toutes ses dispositions l'ordonnance entreprise,
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Dit n'y avoir lieu à référé sur l'ensemble des demandes de la société CB Auber,
Dit n'y avoir lieu à référé sur la demande de la société Safi en remboursement des loyers acquittés jusqu'au 18 mars 2023,
Déclare irrecevables les demandes indemnitaires de la société Safi,
Condamne la société CB Auber aux entiers dépens de première instance et d'appel,
La condamne à payer à la société Safi la somme de 4.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles exposés pour les deux instances,
Rejette toute demande plus ample ou contraire.