Cass. 2e civ., 20 janvier 2022, n° 20-15.261
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Pireyre
Rapporteur :
M. Martin
Avocat général :
M. Grignon Dumoulin
Avocats :
SCP Célice, Texidor, Périer, SCP Rocheteau et Uzan-Sarano
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Douai, 6 février 2020), un jugement assorti de l'exécution provisoire, signifié le 20 février 2015, confirmé par l'arrêt irrévocable d'une cour d'appel, a, dans un litige opposant le Syndicat des travailleurs du rail, solidaires unitaires et démocratiques (Sud rail) (le syndicat) à la SNCF, ordonné à celle-ci de mettre en oeuvre les classements en position de rémunération supérieure d'un certain nombre d'agents au titre des années 2011 à 2013.
2. Cette décision était assortie d'une astreinte provisoire de 1 000 euros par agent et par jour de retard, à compter d'un délai de deux mois suivant la signification du jugement et pendant deux mois.
3.Le 23 juillet 2018, le syndicat a saisi un juge de l'exécution aux fins de liquidation de l'astreinte.
Examen des moyens
Sur le moyen, pris en ses six premières branches, ci-après annexé
4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur le moyen, pris en sa première branche, qui est irrecevable, et sur le moyen, pris en ses deuxième, troisième, quatrième, cinquième et sixième branches, qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le moyen, pris en sa septième branche
Enoncé du moyen
5. La société Fret SNCF, venant aux droits de l'Epic SNCF Mobilités lui-même aux droits de la SNCF, fait grief à l'arrêt de liquider l'astreinte provisoire prononcée par le jugement du tribunal de grande instance de Lille en date du 5 février 2015 à la somme de 1 020 000 euros et de condamner l'Epic SNCF Mobilités, à verser au syndicat cette somme au titre de l'astreinte provisoire liquidée alors « que si elle ne constitue au moment de son prononcé qu'une menace destinée à dissuader le débiteur de ne pas exécuter l'injonction qui lui est faite, de sorte que son montant peut alors être fixé à un niveau élevé au regard de la capacité de résistance du débiteur, l'astreinte provisoire poursuit, au moment de sa liquidation et lorsque l'injonction a été complètement exécutée, une finalité exclusivement punitive et constitue une peine privée dont le montant doit donc être proportionné au regard de la gravité du manquement commis par le débiteur, de sa situation personnelle, des enjeux du litige et du comportement du créancier ; qu'au cas présent, la SNCF faisait valoir qu'elle avait accepté d'attribuer 17 positions de rémunération supplémentaires dès le 8 août 2015, que l'écart moyen pour un agent entre deux positions de rémunération était d'environ cinquante euros par mois pour un salarié et que le syndicat avait attendu près de trois ans après l'exécution complète du jugement pour saisir le juge de l'exécution d'une demande de liquidation de l'astreinte, le 23 juillet 2018 ; qu'elle faisait donc valoir que la fixation du montant de l'astreinte, en fonction des modalités initialement fixées par le jugement du 5 janvier 2015, était manifestement excessif au regard de la gravité des manquements reprochés, des enjeux du litige et de la date de la demande de liquidation ; que, pour refuser de procéder à un quelconque contrôle de proportionnalité du montant de l'astreinte liquidée et pour liquider l'astreinte à hauteur de 1 000 euros par salarié et par jour de retard, soit un montant total de 1 020 000 euros alloué, non pas aux salariés concernés, mais au syndicat, la cour d'appel a notamment énoncé que « la disproportion flagrante entre la somme réclamée au titre de l'astreinte et l'enjeu du litige ne peut être retenue comme cause de minoration » et que « le moyen tiré de la tardiveté de la demande de liquidation du syndicat est inopérant » ; qu'en statuant de la sorte, la cour d'appel a violé l'article 1 du Protocole n° 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble l'article L. 131-4 du code des procédures civiles d'exécution. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 131-4 du code des procédures civiles d'exécution, tel qu'interprété à la lumière de l'article 1er du Protocole n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :
6. Selon ce texte, l'astreinte provisoire est liquidée en tenant compte du comportement de celui à qui l'injonction a été adressée et des difficultés qu'il a rencontrées pour l'exécuter. Elle est supprimée en tout ou partie s'il est établi que l'inexécution ou le retard dans l'exécution de l'injonction du juge provient, en tout ou partie, d'une cause étrangère.
7. Suivant une jurisprudence constante, le juge saisi d'une demande de liquidation ne peut se déterminer qu'au regard de ces seuls critères. Dès lors, il ne peut limiter le montant de l'astreinte liquidée au motif que le montant sollicité par le créancier de l'astreinte serait excessif (2e Civ., 25 juin 2015, pourvoi n° 14-20.073) ou qu'il serait trop élevé au regard des circonstances de la cause (2e Civ., 7 juin 2012, pourvoi n° 10-24.967) ou de la nature du litige (2e Civ., 30 janvier 2014, pourvoi n° 13-10.255). L'arrêt d'une cour d'appel qui se référait au caractère « manifestement disproportionné » du montant a ainsi été cassé (2e Civ., 26 septembre 2013, pourvoi n° 12-23.900), de même que celui ayant réduit le montant de l'astreinte liquidée en se fondant sur « l'application du principe de proportionnalité » (2e Civ., 19 mars 2015, pourvoi n° 14-14.941). Dans aucune de ces affaires n'était invoquée l'application de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de son Protocole n° 1.
8. Cependant, selon ce dernier texte, invoqué par le moyen, « toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
9. L'astreinte, en ce qu'elle impose, au stade de sa liquidation, une condamnation pécuniaire au débiteur de l'obligation, est de nature à porter atteinte à un intérêt substantiel de celui-ci. Elle entre ainsi dans le champ d'application de la protection des biens garantie par ce Protocole.
10. Il en résulte que le juge qui statue sur la liquidation d'une astreinte provisoire doit apprécier le caractère proportionné de l'atteinte qu'elle porte au droit de propriété du débiteur au regard du but légitime qu'elle poursuit.
11. Dès lors, si l'astreinte ne constitue pas, en elle-même, une mesure contraire aux exigences du Protocole en ce que, prévue par la loi, elle tend, dans l'objectif d'une bonne administration de la justice, à assurer l'exécution effective des décisions de justice dans un délai raisonnable, tout en imposant au juge appelé à liquider l'astreinte, en cas d'inexécution totale ou partielle de l'obligation, de tenir compte des difficultés rencontrées par le débiteur pour l'exécuter et de sa volonté de se conformer à l'injonction, il n'en appartient pas moins au juge saisi d'apprécier encore, de manière concrète, s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre le montant auquel il liquide l'astreinte et l'enjeu du litige.
12. Pour liquider l'astreinte provisoire à la somme de 1 020 000 euros, l'arrêt retient que la disproportion flagrante entre la somme réclamée au titre de l'astreinte et l'enjeu du litige ne peut être admise comme cause de minoration.
13. En se déterminant ainsi, sans examiner de façon concrète s'il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre le montant auquel elle liquidait l'astreinte et l'enjeu du litige, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 6 février 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Douai ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Douai autrement composée.