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Décisions

TA Cergy-Pontoise, 3e ch., 22 février 2024, n° 2002568

CERGY-PONTOISE

PARTIES

Demandeur :

Aprest (SAS)

TA Cergy-Pontoise n° 2002568

21 février 2024

Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires, enregistrés le 28 février 2020, le 10 décembre 2020 et le 26 juillet 2021, la société par actions simplifiée (SAS) Aprest, représentée par Me Vogel et  Me Boudailliez, demande au tribunal :

1°) d’annuler, ou à tout le moins de réformer à un montant n’excédant pas 40 000 euros, la décision du 2 septembre 2019 par laquelle la directrice régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) de la région Ile-de- France a prononcé à son encontre des amendes administratives de 270 000 euros et 40 000 euros respectivement pour manquements aux 1° et 2° de l’article L. 443-1 du code de commerce, relatifs au non-respect du délai de paiement applicable aux achats de produits alimentaires périssables, d’une part, et de bétail sur pied destiné à la consommation et de viandes fraîches dérivées, d’autre part, assorties d’une mesure de publication d’un mois sur le site internet de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), ensemble la décision du 30 décembre 2019 par laquelle le ministre de l’économie et des finances a rejeté son recours hiérarchique dirigé contre cette décision ;

2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que : 

- la décision de publication de la décision attaquée sur le site internet de la DGCRRF est insuffisamment motivée, en méconnaissance des stipulations du 1 de l’article 51 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et de l’article L. 211-2 du code des relations entre le public et l'administration ;

- la décision attaquée porte atteinte aux principes d’indépendance, d’impartialité et de droit au procès équitable garantis par le 1 de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, les articles 41 et 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’article 16 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen et de l’article L. 100-2 du code des relations entre le public et l'administration ;

- c’est à tort que l’administration, qui a méconnu le principe de liberté contractuelle et ne s’est fondée que sur des notes de service qui ajoutent à la loi, a estimé que le terme de décade doit être entendu comme une période de dix jours conforme au mode de computation standard courant du 1er au 10, du 11 au 20 et du 21 au dernier jour du mois, alors qu’elle n’a procédé à aucune rétention de trésorerie en décalant les délais de paiement sans les allonger ; dans ces conditions, la décision attaquée en tant qu’elle porte sur la sanction de 270 000 euros fondée sur le 1° de l’article L. 443-1 du code de commerce, viole le principe de légalité des sanctions et des peines et, par suite, le principe de prévisibilité et de nécessité des peines, en méconnaissance de l’article 8 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen et des stipulations de l’article 7 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, de l’article 49 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et de l’article 15 du pacte des droits civils et politiques ;

- elle porte également atteinte au principe de proportionnalité des peines garanti par l’article 8 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen et le 3. de l’article 49 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ; à cet égard, elle est disproportionnée au regard de l’absence de gravité des faits qui lui sont reprochés, essentiellement fondés sur une approche méthodologique différente dans la computation des délais de paiement, alors que sa méthode est au demeurant favorable à ses fournisseurs et que l’administration, qui ne se fonde sur aucun critère objectif et prédéfini, n’a pas pris en compte la modification de ses pratiques avant même la fin du contrôle.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 3 novembre 2020 et le 21 juin 2021, le préfet de la région d’Ile-de-France conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que les moyens soulevés ne sont pas fondés.

Par ordonnance du 15 juin 2022, la clôture de l’instruction a été fixée au 8 juillet 2022 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier. Vu :

- la Constitution ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

- la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;

- le pacte international relatif aux droits civils et politiques ;

- le code de commerce ;

- le code des relations entre le public et l'administration ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique :

- le rapport de Mme Oriol, présidente ;

- les conclusions de M. Sitbon, rapporteur public ;

- les observations de Me Vicaire, substituant Me Vogel et Me Boudailliez, représentant la SAS Aprest ;

- et les observations de Mme Paul représentant le préfet de la région d’Ile-de-France.

Considérant ce qui suit :

1. La société par actions simplifiée (SAS) Aprest a fait l’objet en mars 2018 d’un contrôle relatif au respect des délais de paiement inter-entreprises diligenté par les services de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) de la région Ile-de-France. Après avoir informé la société, par courrier du 6 mars 2019, des manquements constatés, la directrice a décidé de prononcer à son encontre, le 2 septembre 2019, des amendes administratives de 270 000 euros et 40 000 euros pour manquement respectivement aux 1° et 2° de l’article L. 443-1 du code de commerce, relatifs au non-respect du délai de paiement applicable aux achats de produits alimentaires périssables, d’une part, et de bétail sur pied destiné à la consommation et de viandes fraîches dérivées, d’autre part, assorties d’une mesure de publication d’un mois sur le site internet de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Par la présente requête, la SAS Aprest demande au tribunal d’annuler ou à tout le moins de réformer cette décision, ensemble la décision du 30 décembre 2019 par laquelle le ministre de l’économie et des finances a rejeté son recours hiérarchique.

Sur la régularité de la procédure suivie :

2. En premier lieu, aux termes du IV de l’article L. 470-2 du code de commerce :

« Avant toute décision, l'administration informe par écrit la personne mise en cause de la sanction envisagée à son encontre, en lui indiquant qu'elle peut prendre connaissance des pièces du dossier et se faire assister par le conseil de son choix et en l'invitant à présenter, dans le délai de soixante jours, ses observations écrites et, le cas échéant, ses observations orales. / Passé ce délai, l'autorité administrative peut, par décision motivée, prononcer l'amende. ».

3. La décision attaquée du 2 septembre 2019, qui vise les articles L. 470-2 et L. 443- 1 du code de commerce sur lesquels elle est fondée, expose avec suffisamment de précision les motifs de droit et de fait ayant conduit à prononcer les amendes en litige, notamment les manquements de la SAS Aprest durant la période de contrôle. Elle répond en outre de façon circonstanciée et détaillée aux observations formulées par la société dans le cadre du débat contradictoire mené en amont de son édiction. Elle est donc suffisamment motivée au regard des dispositions précitées de l’article L. 470-2 du code de commerce. Si la SAS Aprest lui reproche néanmoins d’être insuffisamment motivée s’agissant de la mesure de publication dont elle a été assortie, celle-ci a été édictée sur le fondement des articles L. 470-2 et R. 470-2 (III) du code de commerce et repose sur les mêmes manquements que les amendes en litige. Le moyen tiré de son insuffisante motivation, alors au demeurant qu’elle n’est que l’accessoire de la mesure principale, ne peut donc, en tout état de cause, qu’être écarté.

4. En deuxième lieu, aux termes du premier paragraphe de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…) ». Selon l’article 41 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : « 1. Toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions, organes et organismes de l'Union. / (…) ». L’article 47 de la même charte dispose que : « Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l'Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article. / (…) ». Enfin, aux termes de l’article L. 100-2 du code des relations entre le public et l'administration : « L'administration agit dans l'intérêt général et respecte le principe de légalité. Elle est tenue à l'obligation de neutralité et au respect du principe de laïcité. Elle se conforme au principe d'égalité et garantit à chacun un traitement impartial. ».

5. D’une part, si les poursuites engagées par la DIRECCTE d’Ile-de-France en vue d’infliger des sanctions financières sur le fondement de l’article L. 443-1 du code de commerce constituent des accusations en matière pénale au sens de l’article 6 de  la  convention  européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, il n’en résulte pas que la procédure doive respecter les dispositions de cet article, dès lors que la DIRECCTE, compétente pour prendre de telles sanctions, ne peut être regardée comme un tribunal au sens des stipulations de cet article, tandis que la sanction elle-même peut faire l’objet d’un recours de plein contentieux devant la juridiction administrative, devant laquelle la procédure est en tous points conforme aux exigences de cet article 6.

6. D’autre part, le principe général du droit d’impartialité, qui s’impose à tous les organismes administratifs, n’exige pas qu’il soit procédé au sein de la DIRECCTE, qui n’est au demeurant pas une autorité administrative ou publique indépendante mais un service déconcentré de l’Etat, et qui ne rend pas de décision suivant une procédure de type juridictionnel, à une séparation des fonctions de poursuite et de sanction.

7. Enfin, si la SAS Aprest se prévaut de la méconnaissance de l’article 16 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, un tel moyen se heurte à l’écran législatif de l’article L. 443-1 du code de commerce, dont les dispositions n’ont pas fait l’objet, par mémoire distinct, d’une question prioritaire de constitutionnalité.

8. Par suite, le moyen tiré de ce que la sanction en litige aurait été édictée en méconnaissance des principes d’indépendance et d’impartialité ne peut qu’être écarté.

Sur le bien-fondé et la proportionnalité des amendes contestées :

9. En premier lieu, aux termes de l'article 8 de la Déclaration des  droits  de  l’homme et du citoyen de 1789 : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». Selon l’article 7 de la convention  européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international ». L’article 49 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne stipule que : « 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou le droit international. (…) / L'intensité des peines ne doit pas être disproportionnée par rapport à l'infraction. ». Enfin, aux termes du 1 de l’article 15 du pacte international relatif aux droits civils et politiques : « 1. Nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui ne constituaient pas un acte délictueux d'après le droit national ou international au moment où elles ont été commises. / (…) ».

10. En second lieu, aux termes de l’article L. 443-1 du code de commerce, dans sa version applicable à la date à laquelle les manquements à l’origine des amendes ont été commis :

« Le délai de paiement, par tout producteur, revendeur ou prestataire de services, ne peut être supérieur : / 1° A trente jours après la fin de la décade de livraison pour les achats de produits alimentaires périssables (…) ; / 2° A vingt jours après le jour de livraison pour les achats de bétail sur pied destiné à la consommation et de viandes fraîches dérivées ; / (…) Les manquements aux dispositions du présent article ainsi qu'aux dispositions relatives aux délais de paiement des accords mentionnés au b du 4° sont passibles d'une amende administrative dont le montant ne peut excéder 75 000 € pour une personne physique et deux millions d'euros pour une personne morale. (…) ».

11. D’une part, si la SAS Aprest soutient que l’administration ajoute à la loi en considérant que le terme de décade doit nécessairement être entendu comme une période de dix jours courant du 1 au 10 du mois, du 11 au 20 du mois et du 21 du mois à la fin du mois, le législateur n’a pas entendu déroger à la règle communément admise selon laquelle, depuis l’entrée en vigueur du calendrier républicain, un mois est composé de trois décades de dix jours. L’analyse de l’administration rappelant l’intention du législateur, reprise au point 6 de l’article 9 du règlement (CE) n° 1262/2011 du Conseil, a d’ailleurs été portée à la connaissance des opérateurs économiques par la note d’information n° 2010-18 du 26 février 2010 mise en ligne sur le site « circulaires.gouv.fr », qui n’ajoute rien à la loi et n’a au demeurant pas servi de fondement légal à la décision attaquée. La SAS Aprest, qui en avait déjà été informée à l’occasion d’un premier contrôle, n’est donc pas fondée à soutenir que le mode de computation des délais retenu par la DIRECCTE, qui se fonde sur les critères posés par la loi, est dépourvu de base légale et qu’il porte atteinte au principe de légalité des sanctions et de nécessité et prévisibilité des peines. Par suite, dès lors que la SAS Aprest ne conteste pas les retards de paiement de ses fournisseurs décomptés conformément aux dispositions légales, elle ne peut utilement opposer les clauses des contrats conclus avec ses fournisseurs pour y déroger, la législation sur les prix étant d’ordre public. La circonstance, à la supposer établie, que, dans certains cas, son mode de computation des délais se soit avéré plus favorable que celui de la DIRECCTE, est sans incidence sur la solution du litige. Par suite, le moyen tiré de ce que la décision attaquée méconnaîtrait les principes rappelés au point 9 ci-dessus du présent jugement ne peut qu’être écarté.

12. D’autre part, il résulte de l’instruction que les amendes infligées à la SAS Aprest ont été prononcées par la DIRECCTE au regard du pourcentage de factures payées en retard sur la période de contrôle ayant couru du 1er février au 28 février 2017, soit 60,45 % pour les achats de denrées alimentaires périssables et 38,60 % pour les achats de viande fraîche, sur un volume d’environ  100 000  factures  contrôlées  et  d’une  rétention  de  trésorerie  évaluée  à  plus  de   1 550 000 euros. Pour les mêmes raisons que celles exposées au point 11 du présent jugement, la SAS Aprest ne saurait imputer les retards en cause aux modalités de computation des délais de paiement de la DIRECCTE en arguant, alors qu’ils sont conformes à la loi, qu’ils lui seraient défavorables. La SAS Aprest ne soutient pas davantage qu’en raison d’une situation financière fragile, les sanctions contestées seraient de nature à compromettre la pérennité de son activité. Enfin, alors que le contrôle a porté sur le seul mois de février 2017, la SAS Aprest ne peut utilement se prévaloir de ce qu’elle a modifié ses pratiques avant même la fin du contrôle, en mars 2018. Les retards de paiement constatés, par leur importance et leur caractère continu, ont donc porté atteinte à la situation financière de ses créanciers et à l’ordre public économique. Dès lors, en fixant les amendes à 270 000 et 40 000 euros respectivement au regard des critères posés par l’article L. 443-1 du code de commerce, l’administration n’a pas   prononcé des sanctions disproportionnées aux manquements constatés et à la situation financière de la SAS Aprest. Ainsi, le moyen tiré de la méconnaissance du principe de proportionnalité des peines ne peut qu’être écarté. Il n’y a donc pas lieu, par suite, d’annuler les amendes contestées ni même d’en moduler le montant.

13. Il résulte de ce qui précède que les conclusions à fin d’annulation de la SAS APREST doivent être rejetées. Il en va de même, par voie de conséquence, de ses conclusions présentées sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par ces motifs, le tribunal décide :

Article 1er  : La requête de la SAS Aprest est rejetée.

Article 2 : Le présent jugement sera notifié à la société la SAS Aprest et au préfet de la région d’Ile-de-France.

Copies-en sera adressée au ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.