CA Rouen, ch. civ. et com., 28 mars 2024, n° 23/01335
ROUEN
Arrêt
Autre
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Foucher-Gros
Conseillers :
M. Urbano, Mme Menard-Gogibu
Avocats :
Me Leprince, Me Timotei
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
La société [7], exploite un fonds de commerce de restauration dont le gérant est Monsieur [M] [S].
Le 31 juillet 2014, la société [7] a embauché Monsieur [L] [G] par un contrat à durée indéterminée avec le statut de cuisinier.
Au mois de décembre 2015, Monsieur [G] a saisi le conseil de prud'hommes de Rouen aux fins de résiliation de son contrat de travail aux torts de son employeur et de condamnation à lui régler diverses sommes.
Le 5 août 2016, Monsieur [G] a été licencié pour inaptitude.
Le 15 mai 2017, le conseil de prud'hommes de Rouen a condamné la société [7] à verser à Monsieur [G] diverses sommes au titre du préavis, des congés payés y afférents, des dommages et intérêts pour préjudice, une indemnité pour travail dissimulé, le paiement de jours fériés.
La société [7] a interjeté appel de ce jugement.
Le 30 avril 2019, la société [7] a été placée en redressement judiciaire et Maître [I] [E] a été désigné comme mandataire judiciaire.
Le 20 mai 2021, la cour d'appel de Rouen a prononcé la résiliation judiciaire du contrat de travail de monsieur [G] aux torts de l'employeur à effet au 5 août 2016 et a fixé la créance de Monsieur [L] [G] au passif du redressement judiciaire de l'EURL [7] aux sommes suivantes :
- rappel au titre des heures supplémentaires : 8 347,01 euros
- congés payés afférents : 834,70 euros
- indemnité de travail dissimulé : 13 244,40 euros
- repos compensateurs pour les jours fériés travaillés : 404,46 euros
- indemnité de licenciement : 563,54 euros
- indemnité compensatrice de préavis : 4 414,80 euros
- congés payés afférents : 441,48 euros
La cour d'appel a dit la décision opposable à l'Unedic délégation AGS CGEA de Rouen à défaut de fonds disponibles et dans les conditions définies aux articles L.3253-8 et suivants du code du travail.
La société [7] s'est pourvue en cassation contre cet arrêt. Le pourvoi a été rejeté par arrêt du 10 mai 2023.
Le 30 juillet 2021, un plan de redressement a été adopté.
Le 29 avril 2022, Monsieur [G] a assigné la SARL [7] devant le tribunal de commerce de Rouen aux fins d'ouverture d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire.
Le 5 juillet 2022, Maître [E] a demandé la modification du plan pour y intégrer la créance salariale de Monsieur [G].
Le 6 juillet 2022, Maître [E] a payé à Monsieur [G] sa créance salariale super privilégiée de 4 429,86 euros.
Le 15 novembre 2022, le tribunal de commerce de Rouen statuant dans le cadre de la demande de modification du plan
de redressement de la société [7] a modifié le plan de redressement en y intégrant la créance de 28 250,39 euros de Monsieur [G].
Par jugement du 4 avril 2023, le tribunal de commerce de Rouen, statuant sur l'action engagée par Monsieur [G], a :
- constaté le refus de prise en charge de la créance de Monsieur [G] par le CGEA,
- constaté que la créance de [L] [G] est intégrée au plan de redressement tel que modifié par décision de ce siège en date du 15 novembre 2022 et que son règlement interviendra aux échéances fixées par cette décision,
- débouté Monsieur [G] de l'ensemble de ses demandes à l'égard de la SARL [7],
- laissé les dépens, liquidés pour les frais de greffe à la somme de 76,28 euros, à la charge de Monsieur [G].
Monsieur [G] a interjeté appel de ce jugement par déclaration du 17 avril 2023.
Par arrêt avant dire-droit du 25 janvier 2024, la cour a ordonné la révocation de l'ordonnance de clôture du 12 septembre 2023, invité les parties à prendre connaissance de la note d'audience du 28 février 2023 du tribunal de commerce de Rouen au greffe de la chambre civile et commerciale de la cour d'appel, renvoyé l'affaire à l'audience de plaidoiries du 20 février 2024, dit que l'affaire sera clôturée à l'audience.
EXPOSE DES PRETENTIONS
Vu les conclusions du 20 février 2024, auxquelles il est renvoyé pour exposé des prétentions et moyens de Monsieur [G] qui demande à la cour de :
- déclarer nul le jugement entrepris,
- réformer le jugement du tribunal de commerce,
- déclarer Monsieur [G] recevable et bien fondé en sa demande d'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire à l'égard de l'EURL [7],
- ouvrir une procédure de liquidation judiciaire à l'égard de l'EURL [7],
- désigner tel mandataire judiciaire ou tel mandataire liquidateur qu'il plaira à la cour,
- ordonner les publicités légales,
- ordonner l'emploi des dépens en frais privilégiés de la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire de l'EURL [7],
- débouter la société [7] de ses demandes fins et conclusions,
- condamner l'EURL [7] à verser à Monsieur [G] la somme de
6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel.
Vu les conclusions du 19 février 2024, auxquelles il est renvoyé pour exposé des prétentions et moyens de la société [7] et Maître [I] [E] ès-qualités de commissaire à l'exécution du plan de la société [7] qui demandent à la cour de :
- débouter Monsieur [G] de ses demandes fins et conclusions,
- confirmer le jugement du 4 avril 2023 en toutes ses dispositions,
- y ajoutant, condamner Monsieur [G] au paiement d'une somme de 5 000 euros à la société [7] sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens de première instance et d'appel.
Le 20 octobre 2023, le ministère public a requis la confirmation de la décision entreprise.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la demande de nullité du jugement
Monsieur [G] fait valoir que :
* l'appelant peut demander en tout état de cause l'annulation ou la réformation d'un jugement ;
* le jugement a été rendu en violation du principe du contradictoire ; il a été rendu sur la base de pièces qui ne lui avaient pas été communiquées ;
* la note d'audience du 28 février 2023 mentionne que son conseil a indiqué que 'aucune pièce n'est communiquée'.
La SARL [7] réplique que :
* la thèse de la nullité procédurale n'est pas étayée ;
* la nullité pour non-respect du contradictoire n'est pas encourue par les jugements qui peuvent toujours faire l'objet comme en l'espèce d'un appel ;
* la cour, saisie à nouveau du litige, dispose d'un contrôle de pleine juridiction lui permettant de remédier au nonrespect éventuel du principe du contradictoire ;
* les pièces litigieuses dont Monsieur [G] soutient qu'elles ne lui ont pas été remises par Maître [E] en première instance, sont produites devant la cour, de sorte que la violation invoquée bien que contestée est en tout état de cause réparée.
Réponse de la cour
Aux termes de l'article 542 du code de procédure civile, '' l'appel tend à faire réformer ou annuler par la cour d'appel un jugement rendu par une juridiction du premier degré.''
L'article 15 du code de procédure civile dispose que ''les parties doivent se faire connaître mutuellement en temps utile les moyens de fait sur lesquels elles fondent leurs prétentions, les éléments de preuve qu'elles produisent et les moyens de droit qu'elles invoquent, afin que chacune soit à même d'organiser sa défense.''
Aux termes de l'article 16 du code de procédure civile, ''Le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction.
Il ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d'en débattre contradictoirement.
Il ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu'il a relevés d'office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations.''
L'atteinte au principe du contradictoire est une cause de nullité du jugement qui peut être, en application de l'article 542 précité, sollicitée devant la juridiction d'appel.
La procédure devant le tribunal de commerce étant orale, il doit ressortir des énonciations de la procédure que la contradiction a été respectée lorsque les pièces ne sont pas visées dans les conclusions ou n'ont pas fait l'objet d'un bordereau.
Dans le jugement du 4 avril 2023, le tribunal de commerce mentionne dans la partie ''LA PROCEDURE '' : 'A l'audience du 28 février 2023, Maître [E] fait état que la créance salariale (...) Maître [E] remet le mél du 12 juillet 2022 de l'AGS (')
Il a fourni l'attestation du cabinet d'expertise comptable SNA du 1er septembre 2022 (...)
Il a également fourni le jugement du 15 novembre 2022 du tribunal adoptant la modification du plan (') Maître Solenn Leprince, pour Monsieur [G], maintient ses demandes et rappelle que, depuis son assignation, un an s'est écoulé. (...)'
Dans la partie '' MOTIFS '' du jugement, les premiers juges font référence au plan de redressement modificatif du 15 novembre 2022 et aux pièces transmises par Maître [E], ès qualités.
Aucun élément n'est produit attestant de la communication effective à M. [G], avant l'ouverture des débats, des pièces visées par le tribunal, ce qui n'apparaît pas notamment dans les termes du jugement entrepris.
Par ailleurs, les conclusions du mandataire judiciaire mentionnant l'audience du 28 février 2023 ne sont accompagnées d'aucun bordereau de communication de pièces et les conclusions n'en énumèrent pas spécifiquement.
De plus il ressort de la note d'audience du 28 février 2023 que le conseil de Monsieur [G] a fait observer qu'aucune pièce n'était versée aux débats.
Le jugement entrepris ne fait pas état de cet incident de procédure.
Enfin, il ressort du courriel du 1er mars 2023 du conseil de la société [7] à celui de M. [G] que ce n'est qu'à cette date, soit après l'audience qu'il a été communiqué au conseil de M. [G] le jugement du tribunal de commerce du 15 novembre 2022 intégrant la créance de Monsieur [G].
Il ressort de ces éléments que les documents retenus par les premiers juges pour rendre leur décision n'ont pas été préalablement communiqués à la partie adverse. La présomption de régularité du débat contradictoire dans le cadre d'une procédure orale ne peut être retenue et le défaut de respect de contradiction dans la communication des pièces doit être sanctionné par la nullité du jugement.
Par application des dispositions de l'article 562, alinéa 2 du code de procédure civile, lorsque l'appel porte sur la nullité du jugement, la cour d'appel, saisie de l'entier litige par l'effet dévolutif de l'appel, est tenue de statuer sur le fond.
Sur la demande de liquidation judiciaire
Monsieur [G] soutient que :
*les règles en matière de règlement des créances salariales n'ont pas été respectées entraînant un refus de prise en charge de l'AGS ;
* Maitre [E] a confirmé l'absence d'envoi du bordereau de créances salariales à l'AGS pour avance au motif que M [S], gérant de l'EURL, refusait de signer le bordereau ;
* une fois le plan de redressement adopté, la société devient '' in bonis '' et l'AGS n'intervient plus ; Maître [E] a indiqué détenir des fonds pour la société qui doivent en théorie servir à régler en priorité les créances salariales ce qui n'a pas été fait ;
* les intimés ont fait adopter un plan modificatif incluant la créance salariale de Monsieur [G] qui est pourtant antérieure à l'adoption du premier plan ; ni monsieur [G] ni son conseil n'ont été convoqués ; l'EURL [7] n'a cessé d'agir frauduleusement ;
* la pièce n° 10, intitulée échéancier de règlement du plan fait apparaître que l'intégralité des créances de M. [G] ne sont pas intégrées ; le total dans l'échéancier est de 22 209,72 euros alors que la somme de 25 321,39 euros lui est due outre les intérêts ;
* l'EURL [7] est en état de cessation de paiement : elle n'est pas en mesure, avec son actif disponible, de faire face à son passif salarial exigible.
La SARL [7] réplique que :
* il est établi que le jugement du 15 novembre 2022 a intégré la créance de Monsieur [G] dans le plan et ces sommes figurent sur le relevé des créances salariales établi par Maître [E], ce dont il résulte nécessairement que Monsieur [S] avait bien donné son accord pour leur paiement ;
* l'article L. 620-20 du code de commerce que Monsieur [G] vise ne concerne que les créances bénéficiant du super privilège ; le super-privilège d'un montant de 4 429,86 euros n'a pas été intégré au plan et a bien été réglé ;
* les autres créances salariales de Monsieur [G], nées pendant le redressement judiciaire, sont de plein droit soumises au plan et seront réglées avec les dividendes annuels à chacune des échéances à venir ;
* le plan qui a été modifié pour tenir compte de la créance salariale définitive de Monsieur [G], est régulier ;
* la situation de trésorerie de l'entreprise ne permettait pas de payer la créance de l'ex-salarié ;
* le plan est parfaitement respecté et Monsieur [G] est réglé régulièrement de la part qui lui revient sur les dividendes annuels payés.
Réponse de la cour
Il résulte des articles L. 640-5, et R 640-1 du code de commerce que tout créancier impayé peut demander l'ouverture d'une procédure de liquidation à l'encontre de son débiteur.
Aux termes de l'article L 640-1 du même code, il est institué une procédure de liquidation judiciaire ouverte à tout débiteur (') en cessation des paiements et dont le redressement est manifestement impossible.
Il appartient à Monsieur [G] de démontrer l'état de cessation des paiements de La SARL [7] qui doit être apprécié le jour où la cour d'appel statue. Il doit démontrer que la société [7] est dans l'impossibilité de faire face au passif exigible avec son actif disponible.
La créance de Monsieur [G] résultant de la rupture de son contrat de travail a été fixée à la somme de 28 250,39 euros par l'arrêt de la cour d'appel du mai 2021.
Le tribunal de commerce a, le 15 novembre 2022 en modifiant le plan adopté le 30 juillet 2021, intégré la créance de Monsieur [G] dans le plan et a fixé sa durée à cinq années en ordonnant le paiement d'un premier dividende de 40 % puis le paiement de quatre dividendes de 15 %, chacun.
Monsieur [G] ne justifie ni même n'allègue d'un recours contre les jugements des 30 juillet 2021 et 15 novembre 2022 qui ont adopté puis modifié le plan. Ces jugements étant définitif, le moyen de M [G] tiré de la fraude est inopérant au regard de la demande tendant au prononcé d'une liquidation judiciaire.
Monsieur [G] entend démontrer qu'il détient une créance immédiatement exigible de 25 321,39 € outre intérêts à laquelle la société [7] n'est pas en mesure de faire face avec son actif disponible. Le tribunal a retenu dans son jugement du 15 novembre 2022 que le passif était alors de 78 000 € et l'actif de 42 972,37 €.
L'échéancier du 28 juin 2023 réalisé par Me [E] mentionne un passif de 73 294,77€ sur lequel il a été réglé : après règlement de la première échéance et des créances de la SACEM et de la SACEM SRPE la somme totale de 29 565,63€. Il restait dû, avant la deuxième échéance du 7 juillet 2023, la somme de 43 729,14€.
La deuxième échéance de 3 331,46 euros a été payée à Monsieur [G] euros le 27 juillet 2023.
Il ressort de ces éléments que M. [G] ne démontre pas à la date à laquelle la cour statue, que la SARL [7], dont il n'est pas contesté qu'elle est en activité, ne peut faire face à son passif exigible avec son actif disponible de sorte que le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il l'a débouté de ses demandes
Aux termes de l'article 696 du code de procédure civile, ''la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. (...)
M. [G] a subi une procédure de première instance sans que le principe du contradictoire soit respecté. Par voie de conséquence, l'EURL [7] en supportera les dépens.
PAR CES MOTIFS
La cour statuant par arrêt contradictoire ;
Annule le jugement du 4 avril 2023 ;
Faisant application de l'article 562 du code de procédure civile ;
Déboute Monsieur [G] de sa demande de liquidation judiciaire,
Condamne l'EURL [7] aux dépens de première instance ;
Condamne M. [G] aux dépens de l'appel ;
Déboute les parties de leurs demandes présentées au titre des frais irrépétibles.