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Décisions

CA Lyon, 1re ch. civ. a, 28 mars 2024, n° 19/01738

LYON

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Au Paul B (SARL)

Défendeur :

Le Bosphore (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Wyon

Conseillers :

Mme Clement, Mme Isola

Avocats :

SCP Jacques Aguiraud et Philippe Nouvellet, SCP Bes Sauvaigo Associes, Me Giorgi

TGI Lyon, ch. 1 cab 01 B, du 22 janv. 20…

22 janvier 2019

Suivant acte sous seing privé du 24 juillet 2014, la société Au Paul B ayant pour gérant M. [Y] [B] a cédé à la société Le Bosphore un fonds de commerce de restauration rapide et traditionnelle dénommé "Au Paul B", exploité dans des locaux situés à [Localité 7].

Après agrément du bailleur, la société Le Bosphore a été autorisée à reprendre le droit au bail.

L'acte de cession du fonds de commerce comportait une clause de non-concurrence aux termes de laquelle le cédant s'engageait à s'interdire expressément la faculté de s'intéresser directement ou indirectement, même à titre de simple commanditaire ou dans le cadre d'un contrat de travail, à tout fonds de restaurant traditionnel, vente à emporter ainsi qu'à toute action ou opération financière et/ou commerciale dont la nature pourrait avoir pour conséquence immédiate ou future de concurrencer en tout ou partie l'exploitation du fonds de commerce objet des présentes dans un rayon de 5 kilomètres à vol d'oiseau du fonds présentement vendu et ce pendant un délai de 5 ans à compter du jour où la vente sera devenue définitive à peine de tous dommages-intérêts envers le cessionnaire ou ses ayants-droits et sans préjudice du droit qu'ils auraient de faire cesser cette contravention.

La société Au Paul B a fait l'objet d'une dissolution anticipée le 31 août 2014. 

Le 2 avril 2015, des proches de M. [B] dont ses fils ont constitué une société dénommée [3], qui exploite un fonds de commerce situé Montée du château à [Localité 6], à environ dix kilomètres du précédent restaurant.

La société Le Bosphore a fait assigner M. [B] et la société [5] anciennement dénommée société [3] devant le tribunal de grande instance de Lyon par acte d'huissier de justice du 28 octobre 2015 pour obtenir réparation du préjudice résultant d'actes de concurrence déloyale sur le fondement de l'article 1832 ancien du code civil.

Par ordonnance du 15 février 2016, le juge des référés de Lyon a condamné la société [3] à changer de nom commercial et a mis hors de cause M. [B], au motif que celui-ci avait établi qu'il n'avait aucune participation financière dans la société [3] et qu'il n'en était pas le gérant. La société [3] a modifié sa dénomination sociale pour devenir la société [5] aux termes d'une assemblée générale extraordinaire du 24 mai 2016.

Par jugement du 22 janvier 2019, le tribunal de grande instance de Lyon a, sous le bénéfice de l'exécution provisoire :

- mis hors de cause M. [B],

- condamné la société [5] à payer à la société Le Bosphore la somme de 43.552,80 euros en réparation de son préjudice subi du fait des actes de concurrence déloyale,

- condamné la société [5] à payer à la société Le Bosphore la somme de 1.500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de l'instance,

- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.

Le 7 mars 2019, la société [5] a interjeté appel de cette décision, en ce qu'elle l'a condamnée à payer à la société le Bosphore la somme de 43'552,80 euros, a ordonné l'exécution provisoire et l'a condamnée à payer à la société le Bosphore la somme de 1500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

Dans ses dernières conclusions déposées au greffe le 06 juin 2019, la société [5] demande à la cour de :

A titre principal,

- dire et juger que la société [5] n'a commis aucune faute constitutive d'un acte de concurrence déloyale, qu'il n'existe (aucun) risque de confusion dans l'esprit des consommateurs, ne partageant ni une clientèle commune, ni une zone de chalandise commune, eu égard à leur emplacement géographique réciproque ;

- réformer le jugement dont appel en ce qu'il l'a condamnée à payer à la société Le Bosphore la somme de 43.552,80 euros outre 1.500 euros au titre des frais irrépétibles ;

- débouter la société le Bosphore de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions et la condamner à rembourser les sommes qu'elle aurait pu percevoir titre de l'exécution provisoire,

A titre subsidiaire,

- dire et juger que la société le Bosphore n'apporte pas la preuve de l'existence ni d'un préjudice indemnisable, ni d'un lien de causalité ;

- réformer le jugement en ce qu'il l'a condamnée à payer à la société le Bosphore la somme de 43.552,80 euros outre 1.500 au titre des frais irrépétibles ;

- débouter la société le Bosphore de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions et la condamner à rembourser les sommes qu'elle aurait pu percevoir titre de l'exécution provisoire,

À titre infiniment subsidiaire,

- dire et juger que le préjudice de la société le Bosphore ne peut s'analyser qu'en une perte de chance de n'avoir pas pu percevoir la marge brute sur le chiffre d'affaires dont elle a été privée ;

- réformer le jugement en ce qu'il l'a condamnée à payer à la société le Bosphore la somme de 43.552,80 euros outre 1.500 au titre des frais irrépétibles ;

- ramener le montant des condamnations à de plus justes proportions ;

En tout état de cause,

- condamner la société Le Bosphore à lui payer la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner la même aux entiers dépens de l'instance.

Dans ses dernières conclusions déposées au greffe le 4 septembre 2019, la société Le Bosphore demande à la cour de :

- constater que M. [Y] [B] a créé une société Au Paul Grill exploitant un fonds de commerce [3] installé dans un rayon kilométrique extrêmement proche du fonds de commerce Au Paul B cédé à la société Le Bosphore, et usant d'une nomination commerciale similaire à celle cédée à la société Le Bosphore,

- constater que ces agissements constituent un acte de concurrence déloyale lui causant un préjudice économique,

En conséquence,

A titre principal,

- confirmer le jugement du 22 janvier 2019 en toutes ses dispositions;

A titre subsidiaire,

- condamner la société [5], anciennement dénommée Société [3] à lui payer la somme de 17'288 euros correspondant à la perte de la marge brute sur les exercices 2015 et 2016 en réparation du préjudice subi du fait des actes de concurrence déloyale commis,

En tout état de cause,

- condamner la société [5] anciennement dénommée Société [3] à verser à la Société le Bosphore la somme de 3.500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la même aux entiers dépens de première instance et d'appel.

Il convient de se référer aux écritures des parties pour plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 3 décembre 2019.

MOTIFS DE LA DECISION

A titre liminaire, il sera rappelé que les « demandes » tendant à voir « constater » ne constituent pas des prétentions au sens de l'article 4 du code de procédure civile et ne saisissent pas la cour ; il en est de même des « demandes » tendant à voir « dire et juger» lorsque celles-ci développent en réalité des moyens.

- sur la concurrence déloyale,

La société [5] conteste avoir commis des actes de concurrence déloyale, en rappelant que la clause de non concurrence a été limitée à une distance de 5 kilomètres car la zone de chalandise et la clientèle étaient cantonnées dans ce périmètre, et que les fils de M. [Y] [B] qui ont constitué la société [3] ont pris soin de s'établir sous une dénomination sociale légèrement différente plus loin, à 9 kilomètres, deux autoroutes séparant les deux fonds de restauration rapide, et le nouveau fonds étant situé dans une zone résidentielle alors que le restaurant le Bosphore est fréquenté quasi exclusivement par des personnes habitant ou travaillant à [Localité 7] ou fréquentant la mosquée toute proche. Elle affirme qu'il n'existe aucun risque de confusion dans l'esprit de la clientèle.

Subsidiairement, elle conteste le lien de causalité entre la baisse de chiffre d'affaires du restaurant le Bosphore et les agissements allégués, faisant valoir que la baisse de fréquentation trouve son origine dans la période de ramadan du 17 juin au 16 juillet 2015, dans les suites des attentats de 2015, alors que des lieux de culte musulman ont été le théâtre d'actes de vandalisme et de violences, et dans la période des vacances d'été qui a impacté la fréquentation de la zone industrielle. Elle fait observer que la société le Bosphore a acquis le fonds le 24 juillet 2014 et a ouvert en septembre de la même année.

Enfin, elle fait observer que la perte de chiffre d'affaires n'est pas un préjudice économique indemnisable, seule la perte de marge brute l'étant.

La société le Bosphore répond que la société [3] a été constituée par M. [Y] [B] lui-même et non par ses enfants, pour exercer la même activité à 6,5 kilomètres à vol d'oiseau de l'ancien fonds, sous un nom similaire, faisant preuve d'une mauvaise foi et d’une déloyauté manifeste. Elle fait valoir que les deux restaurants sont proches et ont la même clientèle, la zone résidentielle et la zone industrielle évoquées par l'appelante étant situées entre les deux commerces.

Elle dit justifier d'une baisse de son chiffre d'affaires de l'ordre de 4.839,20 euros chaque mois entre le 2 avril 2015 et le changement de dénomination de la société [5] en mars-avril 2016 et affirme démontrer l'existence et l'étendue de son préjudice.

Sur ce,

Si la liberté du commerce est de principe, l'abus de cette liberté peut engager la responsabilité de son auteur sur le fondement de l'article 1382 dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016, applicable à l'espèce. En l'espèce, il n'est pas reproché à la société [3] la violation de la clause contractuelle de non-concurrence, l'établissement ainsi dénommé étant situé à plus de 5 kilomètres du fonds cédé, mais d'avoir commis des actes de concurrence déloyale au préjudice de la société Le Bosphore et ainsi engagé sa responsabilité délictuelle.

Il résulte des pièces produites que :

- la société [3] a été immatriculée le 2 avril 2015 et a eu pour gérant M. [Y] [B] jusqu'au 18 septembre 2019 puis M. [O] [B] [T] (pièces n° 2 et 12 de la société Le Bosphore),

- la société [3] est un commerce de restauration rapide orientale (kebab) exploité sur la commune de [Localité 6], dont l'activité est en conséquence similaire à celle exercée sous la dénomination Au Paul B par la société le Bosphore à [Localité 7] à la suite de la cession le 24 juillet 2014 du fonds de commerce dont M. [Y] [B] était gérant ;

- les désignations sociales des sociétés Au Paul B et [3] sont quasiment identiques et les restaurants distants de 12 kilomètres seulement par la route et 6,5 kilomètres à vol d'oiseau.

La concurrence déloyale peut être admise lorsqu'il apparaît qu'une entreprise a cherché à profiter de manière illégitime de la réputation d'autrui. La société [3] alors dirigée par M. [Y] [B] a été créée le 2 avril 2015 à [Localité 6] et a développé un fonds de commerce de restauration rapide orientale (kebab) similaire à l'activité exercée par la société le Bosphore à [Localité 7] après la cession, le 24 juillet 2014, du fonds de commerce de restauration rapide traditionnelle dénommé "Au Paul B" de la société éponyme, dont le gérant était également M. [Y] [B].

Les avis postés sur Internet qualifient le restaurant Au Paul B de 'meilleur kebab' de [Localité 7] voire de [Localité 4] (pièce 25 de la société le Bosphore) ce qui confirme que les deux restaurants avaient la même activité.

Les deux restaurants sont situés de part et d'autre d'une importante zone d'activités commerciales et industrielles, dans des communes très proches de [Localité 4], de sorte qu'il est vain d'affirmer comme le fait l'appelante qu'ils ont des clientèles distinctes (pièce n° 24 de l'intimée), alors que les clients se déplacent aisément en voiture sur cette zone et aux alentours.

Par des motifs pertinents qui répondent aux moyens soulevés en cause d'appel et que la cour adopte, le premier juge a relevé que le fait d'exercer la même activité que la société le Bosphore, sous une dénomination quasiment identique et dans un fonds distant de 12 kilomètres seulement est de nature à créer une confusion dans l'esprit des consommateurs et à altérer de manière substantielle leur comportement économique en opérant un détournement de clientèle au détriment de l'intimée, et qu'un tel comportement caractérise des actes de concurrence déloyale constitutifs d'une faute civile susceptible de réparation.

- sur le préjudice,

La société [5] fait valoir que la perte de chiffre d'affaires retenue par le tribunal n'est pas un préjudice économiquement indemnisable, à la différence de la perte de marge brute dont elle affirme qu'elle n'est pas justifiée, et que le préjudice ne peut consister que dans la perte d'une chance, la baisse du chiffre d'affaires entre le 2 avril 2015 et le 15 février 2016 pouvant avoir de multiples autres causes que les actes allégués.

La société le Bosphore ne peut en effet évaluer son préjudice à la perte de chiffre d'affaires, certes réelle, dont elle justifie pour la période du 2 avril 2015 au 15 février 2016. En cause d'appel, elle verse aux débats une attestation de son expert-comptable dont il résulte qu'elle a réalisé une marge brute de 123'704 euros pendant l'exercice 2015 et de 182 870 euros pendant l'exercice 2016.

Elle démontre également une nette augmentation de ses recettes à compter d'avril 2016, date à laquelle la société [3], se conformant à l'ordonnance de référé du 15 février 2016, a changé de dénomination pour prendre celle de [5], ce qui caractérise le lien de causalité entre la concurrence déloyale de la société adverse et la perte de marge brute qu'elle a subie. La période de perte de marge brute dont se prévaut la société Le Bosphore commençant exactement à la date de création de la société [3] et s'achevant à la date du changement de dénomination de ce restaurant, le préjudice est précisément circonscrit et ne peut être considéré comme une perte de chance mais bien comme un préjudice entièrement constitué.

Il sera en conséquence alloué à l'intimée à titre de réparation la somme de 16 567,67euros qu'elle réclame au titre de la perte de marge brute, le taux de marge auquel elle se réfère n'étant pas discuté :

- pour l'exercice 2015 : 9 mois x (4.839,20/3,359) = 12.966 euros,

- pour l'exercice 2016 : 2,5 mois x (4.839,20/3,359) = 3.601,67 euros,

soit 16.567,67 euros,

le jugement étant infirmé sur ce point.

- sur les frais irrépétibles et les dépens

La société [5], partie perdante, supportera les dépens d'appel et sera condamnée à payer à la société le Bosphore la somme de 3 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, sa propre demande sur ce point étant rejetée.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en dernier ressort:

Statuant dans les limites de l'appel,

Infirme le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Lyon le 22 janvier 2019 en ce qu'il a condamné la société [5] à payer à la société le Bosphore la somme de 43'552,80 euros en réparation de son préjudice subi du fait des actes de concurrence déloyale,

Le confirme sur le surplus ;

Statuant à nouveau du chef infirmé,

Condamne la SARL [5] à payer à la société le Bosphore la somme de 16'567,67 euros en réparation de son préjudice subi du fait des actes de concurrence déloyale;

Y ajoutant,

Condamne la SARL [5] aux dépens d'appel et à payer à la SARL le Bosphore la somme de 3 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.