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Décisions

CA Montpellier, ch. com., 2 avril 2024, n° 22/03178

MONTPELLIER

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Consorfrut SL (Sté)

Défendeur :

Matysha France (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Demont

Conseillers :

Mme Bourdon, M. Graffin

Avocats :

Me Garrigue, Me Julie

T. com. Perpignan, du 25 janv. 2022, n° …

25 janvier 2022

EXPOSÉ DU LITIGE

Depuis l'année 2014 jusqu'en 2020, soit pendant 6 ans, la société Consorfrut, société de droit espagnol ayant notamment comme activité la distribution et la vente de fruits et légumes à l'international, notamment à destination de la Russie, a entretenu des relations commerciales régulières avec la société Matysha France, inscrite au RCS de Perpignan, ayant comme activité principale la réception, l'expédition, le reconditionnement, la manutention, le stockage et la commercialisation de fruits et légumes. Elle se charge notamment de la vente de produits conditionnés par Matysha Maroc producteur d'agrumes et de primeurs à des supermarchés notamment basés en Russie.

Lors de la campagne commerciale de 2019-2020, la société Consorfrut a versé à la société Matysha France, la somme de 765'000 dollars américains (USD), à titre d'avances à valoir sur les ventes à venir.

Le 11 septembre 2020, la société Consorfrut a mis en demeure la société Matysha de lui payer la somme de 282'396,16 USD représentant la différence entre les avances faites en début de saison sur les ventes à venir et les comptes de vente validés par la société Consorfrut.

En réponse le 2 novembre 2020, la société Matysha a contesté lui être redevable de ce montant.

Par exploit du 21 février 2021, la SL Consorfrut a assigné la société Matysha France en paiement à titre de restitution.

Par jugement contradictoire en date du 25 janvier 2022, le tribunal de commerce de Perpignan a :

- condamné la société Matysha France à verser la somme de 161'528,19 US Dollars à la société Consorfrut, assortie des intérêts légaux à compter de la mise en demeure en date du 21 septembre 2020,

- débouté la société Matysha France et la société Consorfrut de leurs autres demandes,

- dit que chacune des parties fera son affaire de ses frais irrépétibles,

- dit que les dépens de l'instance seront partagés équitablement par les parties.

Par déclaration du 15 juin 2022, la société de droit espagnol Consorfrut SL a relevé appel de ce jugement.

Par conclusions du 8 mars 2023, elle demande à la cour, au visa des articles 1103, 1104, 1231-1, 1231-6, 1240, 1344 et 1353 du code civil, des articles L. 110-1 du code de commerce, et des articles 9, 514 et suivants et 700 du code de procédure civile :

- de réformer le jugement entrepris ,

- de débouter la société Matysha de l'ensemble de ses demandes,

statuant à nouveau :

- de la condamner à lui restituer la somme en principal de 282 396,18 US dollars assortie des intérêts légaux à compter de la délivrance de la mise en demeure en date du 21 septembre 2020, et non pas la seule somme de de 161528,19 US dollars ;

- et de la condamner à lui payer la somme de'25 000 euros à titre de dommages et intérêts pour résistance abusive, et celle de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens de l'instance.

Par conclusions du 13 décembre 2022, la SAS Matysha France demande à la cour au visa des articles 1226 et 1642 du code civil':

- de fixer la valeur des 14 expéditions contestées à la somme de 233 650,42 US dollars,

réformant le jugement déféré,

- de déclarer abusive et fautive la rupture anticipée du contrat par la société Consorfrut, et de dire que le préjudice subi en raison de cette rupture fautive s'élève à la somme de 161 528,19 US dollars,

- de débouter en conséquence, la société Consorfrut de toutes ses demandes,

- et de la condamner à lui payer la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

Il est renvoyé, pour l'exposé exhaustif des moyens des parties, aux conclusions susvisées, conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

Motivation

MOTIFS

La société Consorfrut S.L. décrit les relations commerciales qu'elle a régulièrement entretenues depuis plus de six années avec Matysha.

Elle expose que chaque semaine, elle se renseigne sur la production des quantités de marchandises disponibles ; qu'elle propose alors à son réseau de distribution, principalement des supermarchés, les marchandises au prix fixé par Matysha Maroc producteur d'agrumes et de primeurs en prenant une commission de l'ordre de 6 à 7 % du prix de vente total ; que lorsque les supermarchés sont intéressés, Consorfrut S.L. passe commande auprès de Matysha, en précisant la nature, la quantité, le prix de la marchandise, et le supermarché où la livraison doit être faite, puis elle verse à Matysha France une avance à valoir sur les exportations et ventes effectives à venir ; que Matysha Maroc s' occupe des formalités de douane, que l'appelante n'apparaît pas dans les divers documents officiels, ayant qualité d'intermédiaire dans la vente ; que ce n'est pas elle qui a achèté les marchandises au Maroc, mais le supermarché qui apparaît en sa qualité d'acheteur/importateur dans les documents à l'export ; qu'en dépit de ce que l'appelante verse une avance financière, c'est Matysha Maroc qui est propriétaire et responsable de la marchandise jusqu'à la livraison acceptée par les supermarchés ; que l'appelante supervise le transport de marchandises par voie maritime ou terrestre, engage les transporteurs, et assume le coût de transport intégré dans sa commission ; qu'elle mandate M.[C], qui effectue un contrôle par sondage pour son compte, dont Consorfrut S.L. adresse une copie à Matysha Maroc ; que c'est ainsi que tous ses rapports de contrôle qualité portent la mention « ordre de chargement favorable sous la responsabilité du producteur » ; qu'à l'arrivée de la marchandise à destination, l'importateur/acheteur, à savoir le supermarché, récupère la marchandise, acquitte les droits de douane et le supermarché effectue un contrôle qualité, Consorfrut S.L. mandatant sur place, pour sa part, un autre contrôleur "indépendant" ; que le rapport issu de cette expertise de la marchandise est établi dans un délai maximum de 48 heures pour que le producteur/vendeur puisse contester le cas échéant les conclusions du rapport et mandater alors son propre contrôleur-qualité aux fins d'une "contre-expertise"(le correspondant de Matysha en Russie étant SKS International cargo) ; que tous les fruits et légumes n'arrivant pas en parfait état, comme souvent en matière de primeurs, il est établi le pourcentage de marchandises non consommables après tentative de vente de la marchandise refusée par le supermarché sur le marché local, et Consorfrut S.L. établit un avoir du montant chiffré par le supermarché lui-même, en informant Matysha Maroc

La société Consorfrut ajoute que si les livraisons litigieuses ont été retardées, c'est en raison de l'absence des documents nécessaires à la douane, ce qui est le fait de la société Matysha ; que les marchandises ont été refusées totalement ou partiellement par les supermarchés russes en raison de leur faible qualité qui ressort des expertises transmises à la société Matysha ; qu'elle n'est qu'une société intermédiaire et n'a jamais agi pour le compte des supermarchés puisque le prix des marchandises était fixé par la société Matysha, proposé aux supermarchés par son intermédiaire, et finalement, la marchandise était expédiée aux supermarchés si ces derniers en avaient accepté le prix ; que les échanges avec la société Matysha n'ont jamais fait difficulté entre les parties: les factures définitives émises par Matysha France ont toujours été conformes au compte de ventes qui lui était adressé par Consorfrut S.L. et lorsqu'il y a pu y avoir des comptes de vente inférieurs aux avances versées, comme en l'espèce, l'intimée lui a toujours restitué la différence conformément à leurs pratique ; que sur la campagne de 2019-2020, Consorfrut S.L. a adressée trois virements soit une avance totale de 765 000 dollars américains alors que les comptes de ventes établis par l'appelante ont été bien inférieurs (482'603,82 USD), une quantité importante de marchandises ne présentant pas une bonne tenue et qualité et ayant été refusée par les supermarchés ; ET que la société Matysha a fait preuve de mauvaise foi, ayant attendu d'être contrainte, par le jugement entrepris, pour lui restituer 161'528,11 US dollars (sur les 282'396,18 réclamés) somme qu'elle reconnaissait pourtant lui devoir.

La société Matysha lui répond que':

- La société Consorfrut ne peut se prévaloir de l'existence de vices cachés sur la marchandise alors qu'elle l'a acceptée en l'état en ordonnant l'enlèvement de celle-ci tout en se basant sur lesdits rapports mentionnant l'existence de certains défauts apparents.

- Les dispositions de l'article 1642 du code civil s'appliquent en l'espèce puisqu'étant commissionnaire des acheteurs russes, la société Consorfrut agit en son nom propre pour le compte de son commettant et qu'elle est personnellement tenue des obligations résultant du contrat d'achat selon les dispositions de l'article L 132 -1 du code de commerce.

- La société Consorfrut ne peut minimiser son agrément de la marchandise au motif que le contrôle est effectué par sondage alors qu'en mandatant M. [C] pour réaliser ainsi ce contrôle, il lui appartenait également de prendre toutes les dispositions utiles pour vérifier l'intégralité de la marchandise.

- La société Consorfrut, en charge de l'organisation des opérations de transport, y compris par voie maritime, le voyage était aux risques et périls de l'acheteur, la facture proforma mentionnant «'fob agadir, Morroco'», est la seule responsable de l'état des marchandises (produits frais et fragiles) à leur arrivée, lorsque le transport a été interrompu de son fait aux douanes, puisqu'il lui appartenait de s'assurer qu'elle était en possession de l'ensemble des documents exigés par les autorités russes.

- En étant informée tardivement du rejet de sa marchandise, Matysha ne pouvait la vendre qu'à un prix très faible, les légumes et les fruits étant des produits fragiles se détériorant rapidement.

- La société Consorfrut lui transmettait tardivement les comptes de vente et elle n'était jamais interrogée sur les conditions tarifaires de vente sur le marché secondaire russe.

- La rupture du contrat à l'initiative de la société Consorfrut, sans préavis ni motif, est fautive et doit être indemnisée à hauteur de la perte du solde du marché.

SUR CE,

Il ressort de l'exposé de la pratique commerciale entre les deux sociétés, dont le processus n'est pas en lui-même contesté par la SAS Matysha France, que celle-ci n'a aucune relation directe avec les clients de la société Consorfrut S.L.

Les modalités de définition des défauts qualitatifs des produits livrés aux clients par la société Consorfrut S.L. et la détermination de leurs conséquences économiques sur leur valorisation résultent de contrôles-qualités qui sont pratiqués au départ et à l'arrivée de la marchandise. Ils sont issus, d'une pratique régulière entre parties au litige depuis six ans qui est dès lors opposable la société Matysha France

Il ne ressort pas des productions un transfert de propriété de la marchandise au profit de Consorfrut S.L., celle-ci analysant justement son intervention comme celle d'un intermédiaire commercial et financier entre acheteurs russes et fournisseurs/ producteurs marocains, et n'agissant pas, contrairement à ce que Matysha France soutient, en qualité de commissionnaire des acheteurs russes au sens de l'article L 132-1 du code de commerce.

La société Consorfrut S.L. n'agit pas en effet en son nom propre pour le compte de commettants qui l'auraient chargée d'acheter la marchandise à Matysha Maroc, mais trouve un débouché russe à la production marocaine.

La SAS Matysha France ne peut se prévaloir, pour s'opposer au remboursement des avances réclamé, des dispositions de l'article 1642 du code civil aux termes desquelles «'le vendeur n'est pas tenu des vices apparents et dont l'acheteur a pu se convaincre lui-même », Consorfrut S.L. n'étant pas l'acquéreur de la marchandise.

De surcroît, l'intimée n'est pas fondée à soutenir que la société Consorfrut S.L. expédierait une production qui serait déjà avariée en toute connaissance de vices apparents l'affectant.

Dans tous les rapports dressés par M. [C], l'ordre de chargement favorable est établi « sous la responsabilité du producteur », mention qui apparaît dans chacun des documents de transport.

Même en l'absence de contrat écrit entre les parties, il existe une pratique régulière, fréquente et continue de la relation commerciale dans le cadre de laquelle les conséquences économiques des défauts de marchandises n'ont jamais été remises en cause par la société Matysha.

La prévention et le règlement d'éventuels litiges liés à la qualité des produits fournis par la SAS Matysha France à la clientèle trouvée par la société Consorfrut S.L. fait l'objet d'un traitement en amont, avant l'expédition, et en aval, lors de la livraison, après le périple du transport, susceptible d'affecter fortement la qualité de la marchandise, surtout en matière de primeurs, notamment par l'apparition de défauts cachés de la marchandise (mouche méditerranéenne, macrosporiose ou autres'). Elles résultent, en cas de refus des supermarchés, de process d'expertise conduisant au chiffrage d'avoirs.

C'est ainsi qu'au cours des 6 années de collaboration, nombre de réclamations et de refus de marchandises par les supermarchés sont survenus, lesquels ont toujours pu être répercutés par Consorfrut S.L. qui n'intervient pas dans l'évaluation financière et chiffrage de chaque avoir devant profiter au supermarché.

C'est le supermarché qui fixe lui-même le montant de son avoir prenant en considération la valeur de la marchandise expertisée suivant son état et sa qualité et déduisant de cette valeur l'ensemble des frais que ce distributeur a dû prendre en charge, notamment les frais de douane et les diverses taxes annexes, de sorte que le montant de l'avoir n'est pas fixé arbitrairement par Consorfrut S.L.

Consorfrut S.L. fait valoir en outre sans être contredite par Matysha que celle-ci aurait très bien pu se charger elle-même de la vente de la marchandise refusée par les supermarchés sur les marchés locaux, disposant de son propre réseau de distribution indépendamment de celui de Consorfrut S.L. , et qu'elle préférait en confier la charge à Consorfrut S.L.

Les comptes de vente finaux établis par la société Consorfrut S.L. après-ventes aux supermarchés, et en cas de refus de la marchandise, tentative de vente effective sur le marché local, et les comptes qui en résultent sont opposables la SAS Matysha France : il appartenait en effet à cette dernière de faire des observations et des commentaires sur le refus de l'expédition par le supermarché, sur les résultats des expertises menées et de solliciter une contre-expertise.

À défaut, la société Matysha France a admis pour chaque expédition les conclusions de l'expertise réalisée et leur impact sur la quantité de marchandise acceptée et sur son prix de vente.

La SAS Matysha France ne saurait invoquer des taux moyens d'avoirs par expédition, dont elle n'explique pas les modalités de calcul, pour justifier sa propre valorisation des expéditions litigieuses à hauteur de 236 530,42 US Dollars, alors que pour chaque expédition contestée, Consorfrut S.L. détaille le sort de chacun des 14 expéditions litigieuses ayant donné lieu chacune à expertise se référant aux normes de qualité reconnue internationalement (ex. de la norme CEE-ONU FFV-14 pour les agrumes et la norme CEE-ONU FFV-36 pour les tomates) avec un rapport adressé par l'appelante à l'intimé, majoritairement dans un délai de moins de 24 heures, sans que cette dernière ait fait aucune protestation en réponse et a fortiori sans jamais solliciter une quelconque contre-expertise comme elle en avait la faculté.

La société Matysha France ne démontre pas que les retards dans le dédouanement et de livraison seraient imputables à la société Consorfrut, et encore moins qu'ils seraient la cause de la dégradation de la marchandise livrée. La société Matysha ne conteste pas que c'est elle qui prépare et met Consorfrut S.L. en possession de tous les documents nécessaires au transport et à l'exportation de la marchandise (formulaires, certificats d'origine, phyto') exigés par les autorités russes.

L'appelante plaide utilement que la tardiveté pouvant survenir dans la transmission des comptes de ventes à la société Matysha ne lui est pas davantage imputable lorsqu'elle rencontre des difficultés pour obtenir le montant des ventes réalisés sur les marchés locaux.

En définitive, la SAS Matysha France ne saurait rembourser le seul montant qu'elle veut bien reconnaître devoir à la société Consorfrut S.L., soit la somme de 161'522,19 US dollars.

Le jugement qui l'a condamnée à ne restituer que cette somme à la société Consorfrut sera en conséquence infirmé.

Dans ces circonstances, la décision de la société Consorfrut S.L. de rompre ses relations commerciales avec la SAS Matysha France ne revêt aucun caractère fautif et le tribunal a justement débouté la SAS Matysha France de toutes ses demandes reconventionnelles tendant au versement à son profit de dommages-intérêts.

La société Matysha France succombant devra supporter la charge des dépens de première instance et d'appel, et verser en équité la somme de 6 000 euros à l'appelante au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ne pouvant elle-même prétendre au bénéfice de ce texte.

Dispositif

PAR CES MOTIFS

La cour statuant publiquement et par arrêt contradictoire,

Infirme le jugement déféré en ce qu'il a condamné la société Matysha France à verser la somme de 161'528,19 US Dollars à la société Consorfrut, assortie des intérêts légaux à compter de la mise en demeure en date du 21 septembre 2020, débouté la société Consorfrut de ses autres demandes, dit que chacune des parties fera son affaire de ses frais irrépétibles, et dit que les dépens de l'instance seront partagés équitablement par les parties,

Confirme pour le surplus le jugement déféré,

Statuant à nouveau des chefs infirmés et ajoutant,

Condamne la SAS Matysha France à verser à la société de droit espagnol Consorfrut S.L. la somme de 282'387,18 dollars américains (USD) avec intérêts au taux légal à compter du 21 septembre 2020 à titre de restitution d'avances sur ventes,

Condamne la SAS Matysha France à verser la somme de 6 000 euros à la société Consorfrut S.L. au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens, et dit que ceux-ci pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.