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Décisions

CA Grenoble, ch. com., 4 avril 2024, n° 23/00905

GRENOBLE

Arrêt

Infirmation partielle

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Figuet

Conseillers :

M. Bruno, Mme Faivre

Avocats :

Me Medina, Me Bandosz, Me Eisler

TJ de Grenoble, du 16 févr. 2023

16 février 2023

Faits et procédure :

1. La Sci [Z] loue des locaux commerciaux à différentes sociétés dénommées MDF et V-PRO. Cette société civile comporte trois associés :

- [W] [Z], gérant détenteur de 6.000 parts sur 10.000,

- [T], père de [W] [Z], détenteur de 1.000 parts sur 10.000,

- [G] [Z], détenteur de 3.000 parts sur 10.000.

2. Un litige survenu entre [G] [Z], son frère et son neveu, dans le cadre de sociétés d'exploitation, a donné lieu à une conciliation ordonnée par le tribunal de commerce de Grenoble le 30 juin 2021 mais qui a échoué.

3. Par acte introductif du 27 avril 2022, [G] [Z] a saisi le juge des référés du tribunal judiciaire de Grenoble d'une demande dirigée contre la Sci [Z], [W] [Z] et [T] [Z] aux fins de voir ordonner une expertise de minorité a'n de véri'er si un abus de majorité a été caractérisé au sein de la Sci [Z].

4. Par ordonnance du 16 février 2023, le juge des référés du tribunal judiciaire de Grenoble a :

- rejeté la demande d'expertise ;

- rejeté la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive ;

- condamné [G] [Z] à payer à la Sci [Z], la somme de 1.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné [G] [Z] à payer à [W] [Z] et [T] [Z] la somme de 1.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné [G] [Z] aux dépens ;

- rappelé que l'ordonnance est exécutoire de droit par provision.

5. [G] [Z] a interjeté appel de cette décision le 2 mars 2023, en toutes ses dispositions, à l'exception de celle ayant rappelé que l'ordonnance est exécutoire de droit par provision.

L'instruction de cette procédure a été clôturée le 11 janvier 2024.

Prétentions et moyens de [G] [Z] :

6. Selon ses conclusions remises le 18 avril 2023, il demande à la cour, au visa des articles 145 du code de procédure civile et des articles 1845 à 1870-1 du code civil, de réformer l'ordonnance déférée en toutes ses dispositions.

7. Il demande, en conséquence, d'ordonner une expertise de minorité afin de vérifier si un abus de majorité a été caractérisé au sein de la Sci [Z] dans les trois hypothèses suivantes :

- la vérification des différents versements effectués au bénéfice du concluant par versements de dividendes ou de remboursements de compte courant afin de lui assurer un revenu permanent, l'expert devant analyser les décisions prises pour cesser tout versement au concluant et dire si ces décisions constituent des abus de majorité ;

- l'examen de l'acte de cession d'usufruit temporaire conféré par la Sci [Z] à la société La Maîtrise de vos Façades MDF, afin de vérifier s'il est conforme à l'intérêt social et s'il ne constitue pas un abus de majorité ;

- la vérification de l'état locatif de la Sci [Z] aux différents occupants de l'immeuble (qui font partie des sociétés d'exploitation du groupe familial) et dire si les loyers sont conformes à la valeur locative.

8. Il demande en outre :

- d'ordonner que les frais d'expertise judiciaire seront avancés par la Sci [Z] ;

- de condamner la Sci [Z] à lui payer la somme de 3.000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- de condamner la Sci [Z] aux entiers dépens de première instance et d'appel.

L'appelant expose :

9. - que depuis les litiges nés au sein des sociétés commerciales, la Sci [Z] a décidé de ne plus verser périodiquement des dividendes au concluant ; que par courrier du 12 juillet 2021, il a été demandé à la société les conditions d'occupation d'un appartement lui appartenant et des explications sur le résultat financier en baisse ; qu'en raison d'explications peu convaincantes, une nouvelle demande a été adressée le 2 décembre 2021, restée sans réponse ; que la société refuse également de communiquer un document qu'aurait signé le concluant relatif à un usufruit temporaire consenti à la société MDF alors que l'assemblée générale du 28 juin 2021 n'a apporté aucune explication ;

10. - que suite à un exercice 2020 ayant donné lieu à la constatation de 61.405,82 euros de bénéfices, l'assemblée générale du 28 juin 2021 a décidé d'affecter 30.702,91 euros en réserves statutaires, et de distribuer le solde à [T] [Z] et à la société MDF, cette dernière en sa qualité d'usufruitière ; que bien que le concluant ait repris la jouissance de ses parts à compter du 1er janvier 2022, il n'a perçu aucun dividende sur cet exercice ;

11. - que la gestion est ainsi opaque, avec une forte présomption d'un abus de majorité, de nature à entraîner la nullité de la délibération collective ;

12. - que le concluant a également assigné la Sarl Groupe MDF, dont le gérant et associé majoritaire est [W] [Z], afin d'obtenir une expertise de gestion, ce qui a donné lieu à une ordonnance du 22 juin 2022 désignant un expert afin de décrire les relations juridiques et financières existant entre la Sarl Groupe MDF et ses filiales, de caractériser les décisions prises en assemblée générale pour savoir si elles sont contraires à l'intérêt social, de déterminer s'il y a eu des abus de gestion et pour calculer le préjudice subi ;

13. - cependant, que l'ordonnance entreprise ne s'est pas prononcée sur l'opportunité d'une expertise, au motif que l'expertise de gestion n'existe que dans les sociétés anonymes et les sociétés par actions, et non pour les sociétés civiles ;

14. - que la présente demande repose sur l'article 145 du code civil, et sur les articles du code civil relatifs aux sociétés civiles immobilières ; qu'en l'espèce, l'abus de droit est constitué par un abus de majorité reposant sur une décision contraire à l'intérêt social et à une rupture intentionnelle de l'égalité entre les associés ; que cet abus existe également pour les sociétés civiles ; que la demande d'expertise est ainsi recevable ;

15. - que cette demande est bien fondée, puisque le concluant a été licencié pour faute grave le 14 mai 2019, alors qu'il était technicien, suite à ses demandes d'explication ; que toutes ses mises en demeure sont restées infructueuses alors que les procès-verbaux d'assemblées générales n'apportent pas de réponse à ses questions ; que le fait qu'il ait voté en 2018 la cession du droit à usufruit temporaire et qu'il ait approuvé les comptes ne change rien à l'existence d'un abus de majorité, d'autant qu'il n'a plus rien signé à partir de l'année 2019 ;

16. - que si les rapports de gérance indiquent que la société civile perçoit 102.522,45 euros de loyers des sociétés MDF et V-PRO, cela ne permet pas de connaître le montant de chaque location, seul élément permettant de vérifier la compabilité des loyers perçus avec les valeurs locatives ;

17. - que si les intimés produisent désormais l'acte concernant la cession temporaire d'usufruit, ce document ne permet pas de connaître l'intérêt de la société civile à procéder à cette cession.

*****

18. Par ordonnance juridictionnelle du 30 novembre 2023, le magistrat chargé de la mise en état a :

- déclaré irrecevables les conclusions de [W] et [T] [Z] déposées le 14 juin 2023 ;

- déclaré irrecevables les conclusions de la Sci [Z] déposées le 3 octobre 2023 ;

- débouté [W] et [T] [Z] de leur demande d'irrecevabilité de l'incident ;

- dit que les dépens d'incident suivront le sort des dépens au fond ;

- débouté [G] [Z] de sa demande formée en application de l'article 700 du code de procédure civile.

*****

19. Il convient en application de l'article 455 du code de procédure civile de se référer aux conclusions susvisées pour plus ample exposé des prétentions et moyens des parties.

MOTIFS DE LA DECISION

20. Selon l'ordonnance déférée, sans qu'il soit besoin de s'intéresser à l'intérêt légitime que peut avoir [G] [Z] à voir ordonner une expertise, force est de constater que l'expertise de gestion, dite " de minorité "- telle que demandée- n'est possible que dans les sociétés anonymes et les sociétés par actions (article L. 225-231 du code de commerce) ainsi que dans les sociétés à responsabilité limitée (article L. 223-37 du code de commerce). Pour que cette expertise puisse être demandée, les demandeurs doivent détenir, individuellement ou en se groupant, au moins 10 % du capital social pour les Sarl (article L. 223-37 du code de commerce), 5 % du capital pour les Sa et Sas (article L. 225-231 du code de commerce). Or, en l'espèce, force est de constater que la demande est formulée dans la cadre d'un société civile immobilière. Il ne s'agit pas d'une cause d'irrecevabilité dès lors qu'elle n'entre pas dans les conditions de l'article 122 du code de procédure civile. La demande d'expertise sera donc rejetée.

21. La cour constate que le juge des référés a été saisi au visa de l'article 145 du code de procédure civile. Il résulte en outre de l'article 1833 du code civil, applicable à toutes les sociétés quelle que soit leur nature, que toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l'intérêt commun des associés. La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité.

22. L'article 1843-5 prévoit également, pour toutes les sociétés, qu'outre l'action en réparation du préjudice subi personnellement, un ou plusieurs associés peuvent intenter l'action sociale en responsabilité contre les gérants. Les demandeurs sont habilités à poursuivre la réparation du préjudice subi par la société; en cas de condamnation, les dommages-intérêts sont alloués à la société.

23. Enfin, pour les sociétés civiles, l'article 1850 dispose que chaque gérant est responsable individuellement envers la société et envers les tiers, soit des infractions aux lois et règlements, soit de la violation des statuts, soit des fautes commises dans sa gestion. Si plusieurs gérants ont participé aux mêmes faits, leur responsabilité est solidaire à l'égard des tiers et des associés. Toutefois, dans leurs rapports entre eux, le tribunal détermine la part contributive de chacun dans la réparation du dommage.

24. Il résulte de l'articulation de ces textes que dès lors que les conditions énoncées à l'article 145 du code de procédure civile sont réunies, tout associé peut solliciter du juge des référés l'organisation d'une expertise à l'effet de vérifier si la gestion de la société est effectuée conformément à son intérêt social, et non au profit exclusif de certains associés ou gérants. La discussion opérée par le premier juge concernant les règles spécifiques applicables aux sociétés commerciales est ainsi sans objet, tel n'étant pas le cas de la Sci [Z].

25. S'agissant ensuite du bien fondé de la demande d'organisation d'une mesure d'instruction, il résulte de l'arrêt de la chambre sociale de la cour d'appel de Grenoble du 10 novembre 2022 que l'appelant a été embauché par la société MDF en contrat de travail à durée indéterminée à compter du 3 septembre 2001 en qualité de directeur technique, et que son licenciement pour faute grave est intervenu le 14 mai 2019, en raison de fautes dans la gestion de chantiers et l'utilisation d'une carte bancaire de l'entreprise pour des dépenses personnelles. [G] [Z] a contesté notamment la validité de ce licenciement, et la cour a retenu que pour l'utilisation de cette carte, les faits sont prescrits, alors que pour la gestion des chantiers, ce motif de licenciement n'est pas établi. La cour a ainsi considéré ce licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse.

26. L'appelant justifie d'autre part que des conventions sont intervenues entre la société et certains associés. Ainsi, il existe des baux conclus au profit des sociétés MDF et V-PRO, gérées par [W] [Z], mais les rapports spéciaux de la gérance sur les conventions réglementées n'indiquent pas le montant des loyers réglés par chacune de ses sociétés.

27. En outre, la décision de l'assemblée générale a affecté le bénéfice de 61.405,82 euros sur la réserve statutaire pour 30.702,91 euros, et a autorisé la distribution de la même somme à [T] [Z] ainsi qu'à la société MDF, sans explication.

28. Le 12 juillet 2021, l'avocat de l'appelant a sollicité de la société [Z] des explications concernant le départ d'un locataire, les conditions de l'occupation d'un appartement occupé par son gérant, et il a demandé la communication de l'acte de démembrement des parts sociales de son client établi le 3 septembre 2018.

29. Le 27 février 2020, [G] [Z], associé dans la société MDF à hauteur de 33,01 % aux côtés de [W] [Z], détenteur de 66,99 % des parts, a sollicité du président du tribunal de commerce de Grenoble l'organisation d'une expertise de gestion. Le juge des référés, dans son ordonnance du 30 juin 2020, a relevé l'existence d'un conflit familial à l'origine du conflit entre associés, et a imposé une conciliation. Suite à l'échec de cette mesure, une ordonnance du 22 juin 2022 a désigné madame [H] afin de réaliser

une expertise de gestion portant sur les relations existant entre la société V-PRO et la société MDF, afin de déterminer notamment s'il y a eu des abus de gérance et si [G] [Z] a subi un préjudice.

30. Il résulte de ces éléments que l'appelant justifie d'un motif légitime à voir établir, avant tout procès, la preuve de faits pouvant constituer un abus dans la gestion de la société [Z], tant au préjudice de celle-ci que dans son propre intérêt.

31. En conséquence, l'ordonnance déférée sera infirmée en ce qu'elle a rejeté la demande d'expertise et condamné [G] [Z] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.

32. Statuant à nouveau, la cour désignera madame [H] afin d'exécuter la mission qui sera précisée plus loin. Il ne peut être cependant demandé à l'expert de déterminer si les faits qu'il sera amené à relever sont constitutifs d'un abus de majorité, cette appréciation appartenant à la juridiction du fond qui sera éventuellement saisie suite au dépôt du rapport d'expertise.

33. Les frais de cette mesure d'instruction seront avancés provisoirement par l'appelant, aucune disposition n'imposant de les mettre définitivement à la charge de la société civile. Il en sera de même concernant les dépens. Chacune des parties conservera provisoirement la charge des frais qu'elle a engagés en application de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La Cour statuant publiquement, contradictoirement, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile, après en avoir délibéré conformément à la loi,

Vu l'article 145 du code de procédure civile, les articles 1833, 1843-5 et 1850 du code civil ;

Infirme l'ordonnance déférée en ce qu'elle a :

- rejeté la demande d'expertise ;

- condamné [G] [Z] à payer à la Sci [Z], la somme de 1.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné [G] [Z] à payer à [W] [Z] et [T] [Z] la somme de 1.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné [G] [Z] aux dépens ;

Confirme l'ordonnance déférée en ses autres dispositions soumises à la cour;

statuant à nouveau ;

Ordonne une mesure d'instruction et commet pour y procéder madame [E] [H], Cabinet Aster Audit, [Adresse 6], expert inscrit sur la liste établie par la cour d'appel de Grenoble avec la mission suivante :

- se faire communiquer tous éléments utiles à l'accomplissement de sa mission et entendre tout sachant ;

- décrire les relations existantes entre la Sci [Z], la Sarl Groupe MDF et la Sarl V-PRO ; préciser l'identité des associés et le montant de leurs parts sociales ainsi que celle des gérants ;

- vérifier et lister les différents versements effectués au bénéfice de [G] [Z] par versements de dividendes ou remboursements de compte courant ;

- procéder à l'examen de l'acte de cession d'usufruit temporaire conféré par la Sci [Z] à la société La Maîtrise de vos Façades MDF, afin de vérifier s'il est conforme à l'intérêt social de la Sci [Z] ;

- vérifier l'état des baux consentis par la Sci [Z] et dire si les loyers sont conformes à la valeur locative ;

- faire toutes observations utiles ;

Dit que l'expert devra établir un pré-rapport et inviter les parties à formuler leurs observations par voie de dires au sens de l'article 276 du code de procédure civile.

Dit que l'expert pourra s'adjoindre tout sapiteur de son choix, en cas de besoin ;

Dit que l'expert devra déposer son rapport d'expertise définitif au greffe, après en avoir adressé un exemplaire aux parties, dans le délai de trois mois suivant l'avis de consignation qui lui aura été donné par le greffe ;

Dit que [G] [Z] devra consigner la somme de 3.000 euros à valoir sur la rémunération de l'expert auprès du régisseur d'avance et de recettes du tribunal judiciaire de Grenoble avant le 15 mai 2024 ;

Dit qu'à défaut de consignation dans le délai imparti, la désignation de l'expert sera caduque, sauf à [G] [Z] à solliciter une prorogation du délai pour consigner ou un relevé de caducité, dans les conditions prévues par l'article 271 du code de procédure civile ;

Dit que l'avance des frais d'expertise par [G] [Z] sera faite pour le compte de qui il appartiendra ;

Désigne le magistrat chargé du contrôle des expertises au tribunal judiciaire de Grenoble pour suivre et contrôler la mesure d'expertise ;

Laisse provisoirement à chacune des parties la charge des frais qu'elle a engagés en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que ses dépens, tant en première instance qu'en cause d'appel.