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Décisions

CA Colmar, ch. 1 A, 3 avril 2024, n° 21/04573

COLMAR

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Défendeur :

L'Éventail (SARL), L'Alsacienne de Boissons (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Walgenwitz

Conseillers :

M. Roublot, Mme Rhode

Avocats :

Me Harter, Me Borghi, Me Lechevallier

TJ Saverne, ch. com., du 12 oct. 2021

12 octobre 2021

Vu l'assignation délivrée le 20 février 2020 par laquelle la SAS l'Alsacienne de Boissons, ci-après également 'ADB', a fait citer la SARL l'Éventail devant le tribunal judiciaire de Saverne,

Vu le jugement en date du 6 novembre 2020, par lequel la juridiction saisie s'est déclarée incompétente au profit de la chambre commerciale du tribunal judiciaire de Saverne,

Vu le jugement rendu le 12 octobre 2021, auquel il sera renvoyé pour le surplus de l'exposé des faits, ainsi que des prétentions et moyens des parties en première instance, et par lequel la chambre commerciale du tribunal judiciaire de Saverne a statué comme suit :

REJETTE l'exception d'incompétence ratione materiae soulevée par la Sarl L'EVENTAIL ;

SE DECLARE compétent pour connaître du présent litige ;

CONDAMNE la Sarl L'EVENTAIL à payer à la SAS L'ALSACIENNE DE BOISSONS la somme de 64 036,74 € (soixante-quatre mille trente-six euros et soixante-quatorze centimes) au titre du solde sur factures impayées de la période d'août 2018 à novembre 2019, ladite somme portant intérêts au taux égal à celui pratiqué par la BCE lors de sa dernière opération de refinancement, majoré de 10 points, à compter du 20 février 2020, date de l'assignation ;

DEBOUTE la SAS l'ALSACIENNE DE BOISSONS de ses demandes de dommages intérêts et d'indemnité au titre de l'article 700 du CPC ;

DEBOUTE la Sarl l'EVENTAIL de toutes ses demandes formées à titre reconventionnel ;

CONDAMNE la Sarl l'EVENTAIL aux dépens ;

ORDONNE l'exécution provisoire du présent jugement'

Vu la déclaration d'appel formée par la SARL l'Éventail contre ce jugement et déposée le 29 octobre 2021,

Vu la constitution d'intimée de la SAS l'Alsacienne de Boissons en date du 19 novembre 2021,

Vu les dernières conclusions en date du 26 juillet 2022, auxquelles est joint un bordereau de pièces récapitulatif qui n'a fait l'objet d'aucune contestation des parties, et par lesquelles la SARL l'Éventail demande à la cour de :

Vu les articles L. 442-6 et suivants du Code de Commerce ;

D. 442-3 du même Code,

Vu les articles 1103 et suivants, 1353 du Code civil,

L'article L. 442-6, I, 2 du Code de commerce,

INFIRMER le jugement du 12 octobre 2021 rendu par le Tribunal Judiciaire de SAVERNE en toutes ses dispositions.

Statuant à nouveau,

IN LIMINE LITIS,

DIRE ET JUGER en application de l'unicité du contentieux et des articles susvisés que le Tribunal de Commerce de NANCY est seul compétent en matière de pratique restrictive de concurrence et pratique anti-concurrentielle.

INVITER les parties à mieux se pourvoir.

Subsidiairement,

RENVOYER le dossier par devant le Tribunal de Commerce de NANCY en application des dispositions des articles L. 442-6 et D. 442-3 du Code de Commerce.

SUR LE FOND,

DEBOUTER l'Alsacienne de Boissons de l'intégralité de ses fins, moyens et prétentions.

SUR L'APPEL INCIDENT,

DEBOUTER l'Alsacienne de Boissons de l'intégralité de ses fins, moyens et prétentions.

A titre reconventionnel,

CONDAMNER l'Alsacienne de Boissons au paiement de :

- à hauteur de 22 490.82 € au titre des remises et déconsignes non régularisées

- à hauteur de 116.851,98 euros H.T au titre de la perte du chiffre d’affaires résultant de la pratique restrictive de concurrence et pratique anti-concurrentielle,

- 15 000 € au titre de l'atteinte à l'image de la société,

En tout état de cause,

CONDAMNER la société ALSACIENNE DE BOISSON aux entiers frais et dépens des deux instances,

CONDAMNER la société ALSACIENNE DE BOISSONS au paiement de la somme de 4 000 € par application de l'article 700 du CPC,

et ce, en invoquant, notamment :

- l'absence de commande, matérialisée par des bons de commande signés,

- l'absence de livraison des prétendues commandes, dont la preuve ne peut résulter de la seule facturation établie par la partie adverse,

- des erreurs de facturation, appelant à un remboursement au titre de la déconsigne,

- s'agissant de la demande reconventionnelle pour pratique anti-concurrentielle, dans le cadre d'un contrat de distribution, la compétence exclusive du tribunal de commerce de Nancy,

- sur le fond, une pratique anti-concurrentielle de la société L'Alsacienne de Boissons, comme lui ayant imposé unilatéralement sa hausse de prix compte tenu de l'impossibilité pour la concluante de se fournir auprès d'un distributeur avec des prix concurrentiels, créant un déséquilibre significatif, à défaut de réciprocité et, également, de contrepartie aux reprises de marchandises avec décote de 10 % prévues à l'article 8 des CGV,

- un préjudice résultant de la perte de chiffre d'affaires dont les clients démarchés qui ont décidé d'accepter l'offre de prix inférieure directement émise par L'Alsacienne de Boissons seraient à l'origine.

Vu les dernières conclusions en date du 13 juillet 2023, auxquelles est joint un bordereau de pièces récapitulatif qui n'a fait l'objet d'aucune contestation des parties, et par lesquelles la SAS l'Alsacienne de Boissons demande à la cour de :

Au principal,

In limine litis,

DECLARER les fins, moyens et conclusions de la société L'EVENTAIL irrecevables.

L'EN DEBOUTER.

Sur le fond,

DECLARER les fins, moyens et conclusions de la société L'EVENTAIL irrecevables et en tout état de cause, infondées.

L'EN DEBOUTER.

En conséquence :

CONFIRMER le jugement en toutes ses dispositions à l'exception de celle prononçant le débouté des demandes de la société L'ALSACIENNE DE BOISSONS de dommages et intérêts et d'indemnité au titre de l'article 700 du CPC.

RECEVOIR l'appel incident sur ces deux points :

Y faisant droit :

INFIRMER le jugement en ce qu'il a débouté la société L'ALSACIENNE DE BOISSONS de ses demandes de dommages et intérêts et d'indemnité au titre de l'article 700 du CPC.

Et statuant à nouveau,

CONDAMNER la société L'EVENTAIL à payer à la société L'ALSACIENNE DE BOISSONS la somme de 20.000 euros à titre de dommages et intérêts pour résistance abusive et/ou, augmentée des intérêts dus de plein droit par application de l'article L. 441-6, alinéa 7, du code de commerce, soit le taux appliqué par la Banque Centrale Européenne à son opération de refinancement la plus récente majoré de 10 points à compter de la date de signification de l'assignation et l'article 1231-6, alinéa 3 du Code civil.

CONDAMNER la société L'EVENTAIL à payer à la société L'ALSACIENNE DE BOISSONS la somme de 5.000 euros par application de l'article 700 du CPC en cause de première instance.

En tout état de cause,

CONDAMNER la société L'EVENTAIL à payer à la société L'ALSACIENNE DE BOISSONS la somme de 5.000 euros par application de l'article 700 du CPC en cause d'appel'

et ce, en invoquant, notamment :

- in limine litis, l'irrecevabilité rationae materiae de tous griefs relatifs à des pratiques anticoncurrentielles, comme soulevés devant le juge du fond, après un précédent renvoi pour incompétence, les conditions d'application des dispositions invoquées n'étant, en outre, pas réunies, en l'absence, notamment, des hausses de prix critiquées, et d'un contrat de distribution, ni même de rupture des relations d'affaires,

- la justification de sa facturation par des bons de commande et de livraison, lesquelles s'effectuaient, selon la volonté unilatérale de la partie adverse, auprès de la Brasserie Licorne,

- le mal fondé de la demande de remboursement adverse des retours de consignes, en l'absence de créance justifiée à ce titre, et de respect des conditions posées par les CGV invoquées à ce titre,

- la contestation de toute pratique anti-concurrentielle, comme jugé en première instance, l'argumentation adverse restant la même, la partie adverse restant libre de s'approvisionner directement auprès de la Brasserie Licorne ou de changer de dépositaire, en conséquence de quoi son grief serait mal dirigé, en l'absence, de surcroît, de contrat de distribution, ce dont il résulterait que les griefs sont irrecevables, et alors même qu'une rupture brutale des commandes est imputable à la partie appelante,

- en tout état de cause, le mal-fondé de ces griefs, en l'absence de tout déséquilibre significatif, à défaut de cadre contraignant relatif aux volumes ou aux tarifs, aucune stipulation des CGV n'étant à mettre en cause et les éventuelles erreurs sur la déconsigne résultant des pratiques de livraison adoptées par la partie adverse, outre que la grille tarifaire de la Brasserie Licorne aurait toujours été répercutée sur la période en cause, que tout déréférencement de produits ou démarchage de clients de la partie adverse est réfuté, la partie adverse, qui n'établit aucune dégradation de son image, pouvant, tout au plus, à titre subsidiaire, invoquer une perte de chance portant sur la seule marge nette,

- sur appel incident, le caractère abusif et/ou dilatoire de l'action adverse, reposant sur des affirmations mensongères ou erronées.

Vu l'ordonnance rendue le 15 février 2023 par le magistrat chargé de la mise en état, rejetant les demandes respectives des parties,

Vu l'ordonnance de clôture en date du 20 décembre 2023,

Vu les débats à l'audience du 24 janvier 2024,

Vu le dossier de la procédure, les pièces versées aux débats et les conclusions des parties auxquelles il est référé, en application de l'article 455 du code de procédure civile, pour l'exposé de leurs moyens et prétentions.

MOTIFS :

Sur l'exception d'incompétence :

En application des articles L. 442-6, III, devenu L. 442-4, III, et D. 442-3, devenu D. 442-2 du code de commerce, seules les juridictions spécialement désignées par le deuxième de ces textes sont compétentes pour statuer sur les litiges relatifs à l'application du premier.

Ces dispositions instituent une règle de compétence d'attribution exclusive et non une fin de non-recevoir.

Il en résulte que, lorsqu'un défendeur à une action fondée sur le droit commun présente une demande reconventionnelle en invoquant les dispositions de l'article L. 442-6 précité, la juridiction saisie, si elle n'est pas une juridiction désignée à l'article D. 442-3 précité, doit, si son incompétence est soulevée, selon les circonstances et l'interdépendance des demandes, soit se déclarer incompétente au profit de la juridiction désignée par ce texte et surseoir à statuer dans l'attente que cette juridiction spécialisée ait statué sur la demande, soit renvoyer l'affaire pour le tout devant cette juridiction spécialisée (Com., 18 octobre 2023, pourvoi n° 21-15.378, publié).

En l'espèce, la SARL l'Éventail entend soulever l'exception d'incompétence et voir la cour, en infirmation du jugement entrepris, inviter les parties à mieux se pourvoir et subsidiairement, renvoyer l'examen de l'affaire devant la juridiction spécialement désignée en vertu des dispositions précitées, soit le tribunal de commerce de Nancy.

La SAS l'Alsacienne de Boissons invoque, pour sa part, l'irrecevabilité d'une exception d'incompétence qui ne serait pas soulevée in limine litis, dès lors que la partie adverse développerait des moyens au fond avant de l'aborder, dans le cadre de sa demande reconventionnelle, relevant elle-même du fond.

Cela étant, la cour ne peut qu'observer que la partie appelante sollicite bien à titre principal, en infirmation de la décision entreprise devant laquelle cette exception a été examinée, que soit examinée la question de la compétence. En outre, cette question a déjà été soumise au magistrat chargé de la mise en état lequel, sur requête de la société l'Éventail, et en l'état de la jurisprudence alors applicable, a indiqué qu'il appartiendrait à la cour statuant au fond d'apprécier si le litige relève du contentieux spécial de l'article L. 442-6 du code de commerce, dans sa totalité ou en partie, dès lors que la cour d'appel est saisie de ce chef de décision.

En conséquence, la société l'Éventail est bien recevable en son exception.

Cela étant, il convient de rappeler que l'article L. 442-6, I, 2° ancien, devenu L. 442-4 du code précité, dispose :

« Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :

(...)

2° De soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. »

Ce texte s'applique donc dans les relations entre partenaires commerciaux, la notion de partenaire commercial s'entendant comme la partie avec laquelle l'autre partie s'engage, ou s'apprête à s'engager, dans une relation commerciale (Com., 15 janvier 2020, pourvoi n° 18-10.512, publié au Bulletin), ce qui est le cas en l'espèce, dès lors que, si les parties s'opposent sur la valeur des conditions générales de vente, et partant sur l'existence, entre elles, d'un contrat de distribution, elles entretenaient, en tout cas, un courant d'affaire régulier, la société ADB reconnaissant elle-même, tout en soulignant la liberté contractuelle qu'aurait eu, selon elle, la partie adverse, avoir régulièrement livré la SARL l'Éventail en boissons alcoolisées et non alcoolisées.

Or, la société l'Éventail entend, à l'appui de ses demandes reconventionnelles, invoquer, au visa des dispositions de l'article L. 442-6 I 2° du code de commerce, des pratiques anti-concurrentielles relevant d'un déséquilibre significatif, faisant ainsi grief à ADB de lui avoir imposé unilatéralement ses conditions tarifaires, et en particulier sa hausse de prix compte tenu de l'impossibilité pour elle de se fournir auprès d'un distributeur avec des prix concurrentiels.

Dès lors, le déséquilibre significatif invoqué par la société l'Éventail entre dans le champ d'application de l'article L. 442-6, devenu L. 442-4, du code de commerce de sorte que le tribunal judiciaire de Saverne à compétence commerciale aurait dû se déclarer incompétent au profit du tribunal de commerce de Nancy.

La cour de céans n'étant pas la juridiction d'appel du tribunal de commerce de Nancy dans le présent litige, elle ne peut donc en connaître.

Pour autant, s'il est demandé, par la société l'Éventail soit de renvoyer les parties à mieux se pourvoir, soit, subsidiairement, de renvoyer le dossier devant le tribunal de commerce de Nancy, la cour rappelle qu'en vertu de l'article 90 du code de procédure civile :

« Lorsque le juge s'est déclaré compétent et a statué sur le fond du litige dans un même jugement rendu en premier ressort, celui-ci peut être frappé d'appel dans l'ensemble de ses dispositions.

Lorsque la cour infirme du chef de la compétence, elle statue néanmoins sur le fond du litige si la cour est juridiction d'appel relativement à la juridiction qu'elle estime compétente.

Si elle n'est pas juridiction d'appel, la cour, en infirmant du chef de la compétence la décision attaquée, renvoie l'affaire devant la cour qui est juridiction d'appel relativement à la juridiction qui eût été compétente en première instance. Cette décision s'impose aux parties et à la cour de renvoi. »

L'exception d'incompétence soulevée par la société l'Éventail et l'infirmation du jugement entrepris du chef de la compétence implique donc nécessairement, en application des dispositions précitées, un renvoi de l'affaire devant la cour d'appel de Paris, et ce sur l'ensemble du litige, au regard de l'économie de celui-ci et en particulier de la nécessité de solder le compte entre les parties.

L'ensemble des demandes des parties, ainsi que les dépens, seront réservés.

P A R C E S M O T I F S

La Cour,

Infirme le jugement rendu le 12 octobre 2021 par le tribunal judiciaire de Saverne à compétence commerciale,

Statuant à nouveau,

Se déclare incompétent pour statuer sur le présent litige au profit de la cour d'appel de Paris et renvoie, en application des dispositions de l'article 90 du code de procédure civile, l'affaire devant cette cour,

Réserve les demandes des parties et les dépens.