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Décisions

CA Toulouse, 2e ch., 9 avril 2024, n° 22/00340

TOULOUSE

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Défendeur :

Anaïs (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Salmeron

Conseillers :

Mme Moulayes, Mme Martin de la Moutte

Avocats :

Me Bernard de Lamy, Me Brigitte Baranes, Me Edouard Jung

TJ Toulouse, du 1 juill. 2021, n° 21/014…

1 juillet 2021

Exposé des faits et procédure :

Le 7 juillet 1999, [E] [U] et [D] [U] épouse [B] ont donné a bail commercial à la Sarl Anaïs des locaux commerciaux situés [Adresse 1].

Ce bail commercial a été renouvelé pour la dernière fois le 1er juillet 2018 moyennant un loyer annuel de 55 000 euros en principal hors charges et hors taxes.

Dans ces locaux, la Sarl Anaïs exploite un fonds de commerce de parfumerie et d'institut de beauté.

Les arrêtés des 14 et 15 mars 2020 pris pour l'application de la loi d'urgence sanitaire ont fermé « tous les lieux accueillant du public non indispensables à la vie de la nation ».

Estimant que les loyers du 15 mars au 11 mai 2020 n'étaient pas dus, et alors que le loyer du mois de mars avait été intégralement payé, la Sarl Anaïs n'a pas réglé les loyers des mois d'avril et de mai 2020.

De même, la locataire n'a pas réglé le loyer de novembre 2020 en raison de la seconde période de fermeture administrative liée à la pandémie de Covid19.

Par requête conjointe en date du 18 mars 2021, les consorts [U] et la Sarl Anaïs ont saisi le tribunal judiciaire de Toulouse pour voir trancher le litige les opposant concernant le paiement des loyers d'avril, mai et novembre 2020.

Par jugement du 1er juillet 2021, le tribunal judiciaire de Toulouse a :

faisant application des dispositions de l'article 1722 du code civil, condamné la Sarl Anaïs à payer à Madame [E] [U] et Madame [D] [U] épouse [B] la somme de 2 291,66 euros au titre des loyers d'avril et mai 2020, de novembre 2020, d'avril et mai 2021

laissé chaque partie la charge des dépens par elle exposés.

Par déclaration en date du 18 janvier 2022, [D] [U] épouse [B] et [E] [U] ont relevé appel du jugement. La portée de l'appel est l'infirmation des chefs du jugement qui ont :

retenu la perte partielle de la chose louée pendant les périodes de fermetures administratives et a diminué le prix du loyer de 90% pendant les périodes d'interdiction de recevoir du public,

condamné la Sarl Anaïs au paiement de la somme de 2 291,66 euros au titre des loyers d'avril et mai 2020, de novembre 2020, d'avril et mai 2021.

Le 13 mai 2022, le conseiller de la mise en état a adressé aux parties une proposition de médiation. Le 30 mai 2022 l'intimé, la Sarl Anaïs a fait part de son accord pour la mise en place de cette mesure. Le 31 mai 2022 la proposition a également été acceptée par les appelantes, Madame [D] [U] épouse [B] et Madame [E] [U].

Par ordonnance du 21 juin 2022, le conseiller de la mise en état a désigné comme médiateur judiciaire l'association [Adresse 6] et au sein de cette association Maître Chevalier Estelle.

Par un courrier en date du 18 juillet 2022, les appelantes ont indiqué ne plus entendre donner suite à la médiation en raison de l'évolution de la jurisprudence.

La clôture est intervenue le 21 août 2023.

Prétentions et moyens des parties :

Vu les conclusions notifiées le 3 octobre 2022 auxquelles il est fait expressément référence pour l'énoncé du détail de l'argumentation, de Madame [D] [U] épouse [B] et Madame [E] [U] demandant, au visa des articles 1709, 1722 du Code civil et 700 du Code de procédure civile, de :

confirmer le jugement rendu par le Tribunal judiciaire de Toulouse le 1er juillet 2021 en ce a qu'il débouté la société Anaïs de ses allégations sur le fondement de l'article 1709 du Code civil,

infirmer le jugement rendu par le Tribunal judiciaire de Toulouse en ce qu'il a accueilli le moyen tiré de l'article 1722 du Code civil, disant qu'il y aurait eu perte de la chose louée justifiant une diminution du loyer de 90 % au cours de la période de fermeture administrative consécutive à la crise sanitaire,

condamner, dès lors, la société Anaïs à payer à ses bailleresses la somme de 22 916.65 € au titre des loyers afférentes au mois d'avril, mai et novembre 2020, ainsi qu'au moins d'avril et mai 2021, majorée de intérêts de droit à compter de leur échéance jusqu'à parfait apurement

la condamner à régler aux concluantes une somme de 4.000 € sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.

Vu les conclusions notifiées le 6 juillet 2022 auxquelles il est fait expressément référence pour l'énoncé du détail de l'argumentation, de la Sarl Anaïs demandant, au visa des articles 1709, 1722, 544, 1218 et 1219 du Code civil, de :

réformer purement et simplement le jugement prononcé le 1er juillet 2021 par le tribunal judiciaire de Toulouse,

dire et juger que les loyers exigés par Mesdames [E] [U] et Madame [D] [U] épouse [B] au titre du bail commercial objet du présent litige, durant les périodes d'état d'urgence sanitaire et ce que l'activité ait été autorisée partiellement ou purement et simplement supprimée, ne sont pas dus.

en conséquence, débouter intégralement Mesdames [E] [U] et Madame [D] [U] épouse [B] de leur demande à la condamnation de la société Anaïs au paiement de la somme de 22 916,65 euros pour les loyers d'avril, mai, novembre 2020 ainsi que d'avril et mai 2021.

réformer en conséquent la décision entreprise,

subsidiairement, confirmer la décision entreprise,

en tout état de cause, condamner Mesdames [E] [U] et Madame [D] [U] épouse [B] au paiement de la somme de 5 000,00 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile outre aux entiers dépens.

Motifs de la décision :

Les parties appelantes considèrent que le tribunal judiciaire a statué ultra petita en se fondant sur l'article 1722 du code civil et la perte de la chose louée alors que la sarl Anais avait sollicité la suppression des loyers durant les périodes d'état d'urgence sanitaire sur le seul fondement de l'article 1709 du code civil.

Elles rappellent que les loyers dus ne peuvent être ni suspendus ni diminués à la lecture de l'ordonnance du 25 mars 2020 et des décrets d'application, de l'application du critère de la force majeure selon l'article 1218 du code civil ou encore de l'exception d'inexécution prévue aux articles 1219 et 1220 du code civil.

En cause d'appel, la sarl Anais fonde sa demande de suppression des loyers sur les périodes du 15 mars 2020 au 10 mais 2020 inclus et du 30 octobre 2020 au 27 novembre 2020 inclus sur le fondement de l'article 1709 du code civil en exposant que la loi d'urgence sanitaire et les décrets d'application ont légalement privé temporairement d'effet l'obligation contractuelle du bailleur « de faire jouir l'autre de la chose » et qu'en définitive, les obligations dépendantes et réciproques du bailleur et du preneur à bail sont temporairement privées d'effet.

Elle critique la solution du tribunal judiciaire fondée sur la perte partielle de la chose en application de l'article 1722 du code civil car il ne répond pas, selon elle, à l'obligation d'avoir à faire jouir l'autre partie du bien.

La cour reprend les divers textes invoqués.

L'article 1709 du code civil dispose que « le louage des choses est un contrat par lequel l'une des parties s'oblige à faire jouir l'autre d'une chose pendant un certain temps, et moyennant un certain prix que celle-ci s'oblige de lui payer ».

L'article 1722 du dit code précise que « Si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n'est détruite qu'en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l'un et l'autre cas, il n'y a lieu à aucun dédommagement ».

Enfin, l'article 1218 du code civil indique que « Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu'un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l'exécution de son obligation par le débiteur.

Si l'empêchement est temporaire, l'exécution de l'obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l'empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1 ».

Il a été jugé par la 3ème chambre de la cour de cassation, s'agissant des mesures d'urgence sanitaire pour lutter contre l'épidémie de covid-19 que la mesure générale de police administrative portant interdiction de recevoir du public n'était pas constitutive d'une inexécution de l'obligation de délivrance de l'article 1709 du code civil.

De même, relevant le fait qu'il résulte de l'article 1218 du code civil que le créancier qui n'a pu profiter de la contrepartie à laquelle il avait droit ne peut obtenir la résolution du contrat ou la suspension de son obligation en invoquant la force majeure, la locataire, débitrice des loyers, n'était pas fondée à invoquer à son profit la force majeure. (cf 3ème Civ., 30 juin 2022, pourvoi n° 21-20.190). Cette jurisprudence a été réitérée par arrêt du 15 juin 2023, (pourvoi n° 21-10.119).

En effet, sur le fondement de l'obligation de délivrance et de jouissance du bailleur en application de l'article 1709 du code civil, il n'est pas contesté que les locaux loués avaient été mis à disposition de la locataire, la Sarl Anais, et que l'impossibilité d'exploiter était le seul fait du législateur ; dès lors, la mesure générale de police administrative portant interdiction de recevoir du public n'était pas constitutive d'une inexécution de l'obligation de délivrance du bailleur.

Par ailleurs, la réciprocité alléguée des empêchements de remplir ses obligations contractuelles par les parties au contrat n'est pas de nature à suspendre ou réduire les obligations comme veut le faire juger la sarl Anais alors qu'en outre, les locaux étaient temporairement inaccessibles au public mais non pas à la locataire qui y maintenait tous ses effets.

Enfin sur le fondement subsidiaire de l'article 1722 du code civil, relatif à l'inexécution du bail pour perte partielle de la chose louée, l'effet de cette mesure générale et temporaire d'interdiction de recevoir du public, sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne peut être assimilé à la perte de la chose, au sens de l'article 1722 du code civil.

De surcroît, constitue un cas de force majeure un événement présentant un caractère imprévisible lors de la conclusion du contrat et irrésistible dans son exécution (Ass. plén., 14 avril 2006, pourvoi n° 02-11.168, Bull. 2006, Ass. plén. n° 5), l'irrésistibilité n'étant pas caractérisée si l'exécution est seulement rendue plus difficile ou onéreuse.

Dès lors, le débiteur d'une obligation contractuelle de somme d'argent inexécutée ne peut s'exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure (Com., 16 septembre 2014, pourvoi n° 13-20.306, Bull. 2014, IV, n° 118).

Il en résulte que l'impossibilité d'exercer une activité du fait des mesures gouvernementales prises pour lutter contre la propagation du virus covid-19, ne pouvait exonérer la locataire du paiement des loyers échus pendant les premier et deuxième trimestres 2020 ainsi qu' au premier trimestre 2021.

Il convient par conséquent d'infirmer le jugement qui a réduit la créance du bailleur du chef d'une perte partielle et temporaire de la chose louée et a réduit de 90% le prix du loyer pendant les périodes d'interdiction de recevoir du public pour l'activité exercée par la sarl Anais.

Le montant de la créance n'étant pas contesté, il convient de faire droit aux demandes des bailleresses.

La sarl Anais sera condamnée à verser à [D] et [E] [U] la somme de 22.916,65 euros au titre des loyers afférents aux mois d'avril, mai et novembre 2020 et avril et mai 2021 majorée des intérêts au taux légal à compter de leur échéance jusqu'à parfait apurement.

- sur les demandes accessoires :

La sarl Anais qui succombe prendra à sa charge les dépens de première instance et d'appel.

Eu égard aux circonstances particulières du litige, la sarl Anais versera 2000 euros aux bailleresses au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel.

PAR CES MOTIFS :

La Cour, après en avoir délibéré, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

- Infirme le jugement,

Et, statuant à nouveau,

- Déboute la sarl Anais de ses demandes

- Condamne la sarl Anais à verser à [D] et [E] [U] la somme de 22.916,65 euros au titre des loyers afférents aux mois d'avril, mai et novembre 2020 et avril et mai 2021 majorée des intérêts au taux légal à compter de leur échéance jusqu'à parfait apurement.

- Condamne la sarl Anais aux dépens de première instance et d'appel

- Condamne la sarl Anais à payer à [D] et [E] [U] la somme de 2.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais irrépétibles de première instance et d'appel.