CA Riom, ch. com., 10 avril 2024, n° 23/00398
RIOM
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Club Mouche Saumon Allier (Sté), Association Nationale pour la Protection des Eaux et des Rivières (Sté)
Défendeur :
Entreprise Lemonnier (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dubled-Vacheron
Conseiller :
Mme Theuil-Dif
Avocats :
Me Lacquit, Me Sigaud, Me Rahon, Me Auffredou, Me Gutton Perrin, Me Langlais
ARRET :
Prononcé publiquement le 10 Avril 2024, par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile ;
Signé par Mme Annette DUBLED-VACHERON, Présidente de chambre, et par Mme Cécile CHEBANCE, Greffier placé, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Procédure - demandes et observations des parties :
Le 3 octobre 2009, l'Association nationale pour la protection des eaux et des rivières (l'ANPER) et l'Association Club Mouche Saumon Allier (la CMSA) ont été alertées, par des touristes et des pêcheurs, sur une mortalité anormale de truites dans le secteur du barrage de la Bourboule et du ruisseau du [Localité 10], sur la commune du [Localité 9].
L'enquête préliminaire effectuée par les services de gendarmerie a révélé que cette mortalité pouvait provenir d'un rejet accidentel de produits chlorés, survenu le 2 octobre 2009 près d'une station d'épuration de l'usine d'embouteillage d'eau exploitée par la SAS Sources du [Localité 9] en Auvergne (la SAS SMDA). L'enquête a fait l'objet d'un classement sans suite, le 14 novembre 2011.
Les associations ANPER et CMSA ont déposé le 9 octobre 2012 une plainte avec constitution de partie civile pour des faits de pollution ayant provoqué des dégâts piscicoles ; l'information suivie après cette plainte s'est terminée par une ordonnance de non-lieu, prononcée le 20 avril 2016.
Le 1er février et le 25 avril 2017, l'ANPER et la CMSA ont fait assigner devant le tribunal de grande instance de Clermont-Ferrand la SAS SMDA, et la SARL Entreprise Lemonnier (la SARL Lemonnier), qui avait effectué le remplacement de canalisations dans l'usine exploitée par la SAS SMDA, afin d'obtenir leur condamnation à les indemniser de leurs préjudices.
Les deux instances ont été jointes ; l'instance a ensuite fait l'objet de deux radiations, le 9 janvier 2019 puis le 4 janvier 2021, avant d'être réinscrite au rôle.
Le tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand, suivant jugement contradictoire du 13 février 2023, a déclaré recevables les actions de l'ANPER et de la CMSA, mais les a déboutées de l'ensemble de leurs demandes, et les a condamnées in solidum à verser à chacune des sociétés défenderesses une somme de 2 500 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.
Le tribunal a énoncé, dans les motifs du jugement, que les associations demanderesses ne rapportaient pas la preuve, exigée par l'article L. 142-2 du code de l'environnement, de faits constituant une infraction aux dispositions législatives relatives à la protection de la nature et de l'environnement, à l'amélioration du cadre de vie ou à la protection de l'eau : aucune faute n'était, selon le tribunal, établie à l'encontre des sociétés SMDA et Lemonnier, l'instruction n'ayant retenu aucune violation des règles et procédures en vigueur, la fuite de produit chloré étant résultée du défaut d'une pièce de canalisation, défaut auquel ces sociétés étaient étrangères.
Par une déclaration faite au greffe de la cour par message électronique le 5 mars 2023, l'ANPER et la CMSA ont interjeté appel de ce jugement, en toutes ses dispositions.
L'ANPER et la CMSA demandent à la cour de réformer le jugement, de condamner in solidum les sociétés SMDA et Lemonnier à leur payer la somme de 64 322 euros à titre de dommages et intérêts, et d'ordonner la publication de la décision à intervenir. Elles fondent leurs demandes en premier chef sur l'existence d'un préjudice matériel : le coût du repeuplement de la Dordogne et des ruisseaux [Localité 10] et [Localité 7] ; à titre subsidiaire sur leur préjudice moral indirect ; et à titre plus subsidiaire sur leur préjudice écologique.
Elles invoquent d'abord l'article L. 162-1 du code de l'environnement, qui édicte une obligation de réparer les dommages causés par certaines activités professionnelles à l'environnement ou à des espèces et habitats déterminés, et les articles 1382 et 1384-1 anciens du code civil, ainsi que l'article 1246 du même code, qui oblige toute personne responsable d'un préjudice écologique à le réparer. Les associations appelantes font valoir que lors de l'enquête, le gérant de la SARL Lemonnier a reconnu que la fuite de rejets chlorés dans les cours d'eau a été provoquée par la rupture d'un collier de canalisation qui avait été posé par sa société, de sorte que la responsabilité de celle-ci, et celle de la SAS SMDA, se trouvent engagées. Elles décrivent la mortalité de poissons constatée dans les ruisseaux [Localité 10] et [Localité 7], ainsi que dans la Dordogne, et exposent que le lien de causalité est établi, entre la fuite de produits chlorés reconnue par la SARL Lemonnier, et le préjudice constaté ensuite dans les cours d'eaux. Et elles détaillent les différents préjudices dont elles demandent réparation : frais de repeuplement des cours d'eaux ; préjudice écologique, avec la destruction de poissons, de leur habitat naturel et de leurs zones de reproduction, qui ne seront reconstitués qu'au terme d'une période d'environ dix ans ; et préjudice moral indirect, comportant l'atteinte aux intérêts collectifs poursuivis par les associations demanderesses, et l'anéantissement des efforts qu'elles ont déployés pour remplir leur mission.
Les sociétés SMDA et Lemonnier forment appel incident et concluent à l'irrecevabilité des demandes adverses, vu l'article L. 162-2 du code de l'environnement, qui interdit à une personne victime d'un préjudice résultant d'un désordre environnemental d'en demander réparation sur le fondement du titre IV de ce code, et qui réserve à l'autorité administrative la mise en 'uvre des dispositions de ce titre.
À titre subsidiaire, les sociétés SMDA et Lemonnier demandent à la cour de confirmer le jugement, en ce qu'il a débouté les associations : elles contestent la réalité de la pollution, faute de toute trace de chlore relevée lors des analyses, la mortalité des poissons pouvant provenir d'une autre cause, telle qu'une maladie, faute d'ailleurs de toute infraction pénale ' que ne saurait constituer le défaut d'une pièce de canalisation-, et faute d'autre part de tout lien certain entre cette cause présumée et la mortalité des poissons. Plus subsidiairement, si leur responsabilité devait néanmoins être retenue, chacune des deux sociétés demande à en être garantie par l'autre.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 01 février 2024.
Il est renvoyé, pour l'exposé complet des demandes et observations des parties, à leurs dernières conclusions déposées les 30 août, 31 août et 29 novembre 2023.
Motifs de la décision :
Sur la recevabilité :
Selon l'article L. 162-2 du code de l'environnement, une personne victime d'un préjudice résultant d'un dommage environnemental ne peut en demander réparation sur le fondement du titre VI de ce code, qui inclut l'article L. 162-1, relatif entre autres à la réparation des dommages causés à l'environnement, à certaines espèces et habitats, par l'exercice d'activités professionnelles.
L'article L. 142-2 du même code autorise toutefois les associations agréées mentionnées à l'article L. 141-2 à exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les faits portant un préjudice direct ou indirect aux intérêts collectifs qu'elles ont pour objet de défendre, et constituant une infraction aux dispositions législatives relatives à la protection de la nature et de l'environnement.
Cette dernière disposition, qui déroge à l'interdiction générale édictée à l'article L. 162-2 du code de l'environnement, permet aux associations agréées d'exercer les droits reconnus à la partie civile, dans les cas prévus à ce dernier article ; ni la SMDA ni la société Lemonnier ne contestent aux deux appelantes la qualité d'association agréée qu'elles revendiquent, et ces deux sociétés ont exercé les droits reconnus à une partie civile, en déposant plainte avec constitution de partie civile devant le juge d'instruction ; cette procédure a certes pris fin par une ordonnance de non-lieu, prononcée le 20 avril 2016 par le juge d'instruction au tribunal de grande instance de Clermont-Ferrand, du chef de pollution prévu aux articles L. 431-3 et L.432-2 du code de l'environnement ; cependant cette ordonnance n'est pas revêtue de l'autorité de chose jugée, puisque l'instruction peut être rouverte en cas de charges nouvelles, et il n'est pas interdit aux personnes qui se sont constituées partie civile de porter ensuite leur action devant la juridiction civile, comme le font les associations ANPER et CMSA par la présente instance. Leur action est donc recevable au regard de l'article L. 142-2 du code de l'environnement, ainsi que sur le fondement de l'article 1248 du code civil (autorisant les associations à agir en réparation du préjudice écologique), et sur celui de la responsabilité extra-contractuelle de droit commun édictée aux articles 1382 et 1383 anciens du code civil, en vigueur à la date des faits.
Il convient de confirmer le jugement, en ce qu'il a déclaré recevables les actions engagées par les associations ANPER et CMSA, sur tous leurs fondements.
Sur le fond :
Le préjudice écologique réparable, selon l'article 1247 du code civil, est celui consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctionnements des écosystèmes, ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement ; et selon l'article L. 142-2 du code de l'environnement, les associations peuvent agir en cas de faits constituant une infraction aux dispositions relatives à la protection de la nature et de l'environnement, à l'amélioration du cadre de vie, à la protection de l'eau, de l'air, des sols. Les actions engagées par les associations appelantes, qu'elles soient fondées sur ces articles propres au droit de l'environnement, ou sur la responsabilité de droit commun des articles 1382 et 1383 anciens du code civil, supposent que soit établie la preuve d'un préjudice réparable, et d'une faute commise par les sociétés SMDA ou Lemonnier, en relation avec le préjudice.
Il ressort des pièces de la procédure pénale versés aux débats par les associations ANPER et CMSA, et en particulier des procès-verbaux de constatations ou d'enquête de gendarmes et de garde-pêche assermentés, du réquisitoire définitif et de l'ordonnance de non-lieu, que plus de 200 truites soit 80 kg ont été trouvées mortes sur la rivière Dordogne, le 3 octobre 2009 et les jours suivants, et que d'autre part une centaine de truites ont aussi été découvertes mortes le 4 octobre 2009 dans le ruisseau du [Localité 10], affluent du ruisseau de l'Enfer qui se jette lui-même dans la Dordogne ; l'usine d'embouteillage de la SAS SMDA, située sur la commune du [Localité 9] près de la Dordogne, est équipée d'un bassin de traitement servant à assurer la neutralisation de l'acidité des rejets provenant de l'usine, mais l'examen de la station de neutralisation n'a révélé aucune anomalie visible, une éventuelle fuite à ce niveau ne pouvant d'ailleurs expliquer la mortalité de poisson constatée en amont, dans le ruisseau du [Localité 10] ; en revanche, les vérifications effectuées ont permis de déceler, le 4 octobre 2009, une fuite au niveau d'un regard, dans une conduite reliant la source du Barbier (située en amont près du [Localité 10]) à l'usine d'embouteillage. Cette fuite avait provoqué l'écoulement d'eau mélangée de chlore, d'un volume global qui ne devait pas dépasser 100 litres (ordonnance de non-lieu, page 5).
Le président de la SAS SMDA a reconnu, lors de l'instruction, que la pollution ayant provoqué la mort des truites était bien due à cette fuite provenant des installations de sa société, mais qu'elle était résultée de la rupture d'une pièce installée par la SARL Lemonnier. L'instruction, qui a comporté un avis technique donné la SARETEC, a établi en effet que la fuite provenait d'un décollement d'une pièce neuve fournie et mise en place par SARL Lemonnier, pour raccorder deux troncs de canalisation dans un regard, cette pièce ayant cédé dès le premier usage sous pression, en raison d'un défaut d'assemblage : la malfaçon d'une soudure, selon un salarié de la SAS SMDA.
Ces éléments, joints à la simultanéité de la fuite et de la pollution, permettent de tenir pour certain que cette fuite accidentelle est bien la cause de la mortalité anormale du poisson, qui constitue une atteinte non négligeable à l'environnement, au sens de l'article 1247 du code civil.
Le juge d'instruction a cependant énoncé que les délits de pollution volontaires, tels que prévus aux articles L. 432-2 et L. 431-3 du code de l'environnement (le fait de jeter, de déverser ou de laisser s'écouler dans les eaux entre autres d'un cours d'eau, des substances quelconques dont l'action ou les réactions ont détruit le poisson), n'étaient pas caractérisés à l'encontre des sociétés SMDA et Lemonnier, aux motifs que la fuite était due au défaut d'une pièce de canalisation « à laquelle » ces sociétés sont « étrangères », et qu'il ne pouvait être reproché aucune inaction à la SAS SMDA, qui a procédé à la fermeture des vannes dès qu'elle a eu connaissance des faits, de sorte qu'aucune négligence ne peut lui être imputée.
Les associations ANPER et CMSA, qui n'ont pas interjeté appel de l'ordonnance de non-lieu, ne contestent pas l'absence de négligence, et l'absence de déversement ou de toute autre fait qui constituerait un délit, au sens des articles susdits ; leurs actions doivent par suite être rejetées, sur le fondement de l'article L. 142 du code de l'environnement, qui suppose l'existence d'une infraction délictuelle.
Il leur incombe de rapporter la preuve, pour obtenir gain de cause en application des articles 1248, 1382 et 1383 anciens du code civil, que la SAS SMDA ou la SARL Lemonnier a commis une faute quelconque, à l'origine de la pollution en cause. Or il n'apparaît pas que la société Lemonnier ait commis de faute, puisqu'il ressort de la procédure pénale que la rupture d'un élément de canalisation est due à un défaut propre de cet élément, que la SARL Lemonnier a mis en 'uvre sans l'avoir elle-même fabriqué, et a priori sans avoir décelé son défaut, qui ne s'est révélé qu'à l'usage ; aucune négligence n'est non plus établie à l'encontre de la SAS SMDA : les salariés de cette société ont suivi les consignes en versant, le vendredi 2 octobre 2009, 14 bidons de 23 litres de produits désinfectants dans les nouvelles canalisations reliant la source du Barbier à l'usine, en vérifiant la présence de ces produits en amont et en aval du régulateur, puis en les laissant en place ; et le lendemain samedi 3 octobre 2009, dès qu'il a été averti du déversement accidentel des produits, un technicien de la SAS SMDA, M. [Z] [E], a aussitôt mis la station en mode manuel pour interrompre tout rejet dans la rivière (page 4 de l'ordonnance de non-lieu).
Aucun de ces éléments ne révèle de faute quelconque de l'une ou l'autre des sociétés intimées. C'est donc à bon droit que le tribunal a rejeté les demandes des associations ANPER et CMSA ; le jugement sera confirmé.
PAR CES MOTIFS :
La cour, après en avoir délibéré, statuant publiquement, par arrêt contradictoire, mis à la disposition des parties au greffe ;
Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant,
Condamne in solidum les associations ANPER et CMSA à payer à la SAS SMDA et à la SARL Lemonnier une somme de 1 000 euros chacune en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens d'appel ;
Accorde à Me Rahon, avocat, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;
Rejette le surplus des demandes.