CA Aix-en-Provence, ch. 1-9, 11 avril 2024, n° 23/08730
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
8 Foch (SAS)
Défendeur :
Le Lys des Mers (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Thomassin
Conseillers :
Mme Pochic, M. Catteau
Avocats :
Me Badie, Me Ladouce, Me Ghigo, Me Veran Piazzi, Me Marino
Faits, procédure, prétentions des parties :
Aux termes d'un acte sous seing privé du 18 février 2008, messieurs [W] et [U] [G] consentaient à la société Le Lys des Mers un bail commercial, à effet au 1er mars suivant, sur un immeuble situé [Adresse 3] à [Localité 5], contre un loyer annuel de 70 000 € HT.
Selon acte d'huissier du 6 février 2017, la société Le Lys des Mers en sollicitait le renouvellement. Suite au refus du bailleur, signifié le 28 mars 2017, une ordonnance du juge des référés de Draguignan du 13 septembre 2017 désignait l'expert [R] aux fins de donner tous éléments d'évaluation de l'indemnité d'éviction. Une procédure au fond est pendante devant le tribunal de grande instance de Draguignan.
Une ordonnance du 11 octobre 2021 du juge de l'exécution de Draguignan autorisait la société Le Lys des Mers à inscrire une hypothèque conservatoire sur l'immeuble donné à bail aux fins de garantie de paiement d'une somme de 7 687 000 €. L'inscription opérée le 5 mai 2022 était dénoncée le 10 mai suivant à monsieur [G].
Aux termes d'un acte notarié du 22 décembre 2022, monsieur [G] apportait à la SAS du 8 Foch le bien immobilier grevé de l'hypothèque provisoire contestée.
Le 1er juin 2022, ce dernier faisait assigner la société Le Lys des Mers devant le juge de l'exécution de Draguignan aux fins de mainlevée de l'inscription d'hypothèque conservatoire et à titre subsidiaire de son cantonnement.
Un jugement du 20 juin 2023 du juge de l'exécution de Draguignan :
- déclarait recevable l'intervention volontaire de la société SAS du 8 Foch,
- déboutait monsieur [G] et la SAS du 8 Foch de leurs demandes, principale de mainlevée de l'hypothèque provisoire, et subsidiaire de cantonnement à la somme de 1 288 212 €,
- condamnait monsieur [G] et la SAS du 8 Foch au paiement d'une indemnité de 2 000 € pour frais irrépétibles et aux entiers dépens.
Le jugement du 20 juin 2023 était notifié par voie postale à monsieur [G] et à la SAS du 8 Foch, lesquels en formaient appel par déclaration du 30 juin 2023 au greffe de la cour;
Aux termes de leurs dernières écritures notifiées le 5 février 2024, auxquelles il sera renvoyé pour plus ample exposé de leurs moyens, les appelants demandent à la cour de :
A titre liminaire,
- infirmer le jugement déféré,
- juger que la mesure conservatoire litigieuse a été obtenue le 7 février 2022 à l'encontre de [U] [G] qui a été expressément déchargé, le 17 octobre 2023, du règlement de l'indemnité d'éviction,
- ordonner la mainlevée de l'hypothèque judiciaire provisoire,
A titre principal,
- infirmer le jugement déféré,
- juger que la créance de la société Le Lys des Mers n'est pas fondée en son principe,
- ordonner la mainlevée de l'hypothèque judiciaire provisoire prise sur l'immeuble,
A titre subsidiaire,
- infirmer le jugement déféré,
- juger que la SARL Le Lys des Mers ne justifie pas de circonstances de nature à menacer le recouvrement de la créance purement hypothétique dont elle peut se prévaloir au titre d'une indemnité d'éviction,
- ordonner la mainlevée de l'hypothèque judiciaire provisoire prise sur l'immeuble,
A titre infiniment subsidiaire,
- infirmer le jugement déféré,
- ordonner le cantonnement de la mesure à hauteur de la somme de 1 169.914 €,
A titre très subsidiaire,
- infirmer le jugement déféré,
- ordonner le cantonnement de la mesure à hauteur de la somme de 1 998 000 €,
En tout état de cause,
- condamner la société Le Lys des Mers au paiement de la somme de 5 000 € à la SAS du 8 Foch et à monsieur [G] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société Le Lys des Mers aux entiers dépens, dont distraction au profit de maître Franck Ghigo, avocat.
Ils contestent l'existence d'une créance fondée en son principe en relevant à titre liminaire que la société Le Lys des Mers a déchargé monsieur [G] de son obligation de payer l'indemnité d'éviction par l'acte d'apport de l'immeuble à la SAS du 8 Foch, lequel stipule que cette dernière fait son affaire personnelle de cette indemnité. De plus, la société Le Lys des Mers a reconnu dans ses conclusions que monsieur [G] n'avait plus qualité à agir de sorte qu'il existe une délégation parfaite.
Ils invoquent le caractère hypothétique de la créance en l'état du droit de repentir du bailleur conféré par l'article L 145-14 du code de commerce lequel peut être exercé jusqu'à l'expiration d'un délai de 15 jours suivant la date à laquelle la décision sur l'indemnité d'éviction est revêtue de l'autorité de la chose jugée.
Ils soulèvent l'impossibilité d'invoquer une indemnité d'éviction en raison des manquements du locataire à ses obligations de payer une indemnité d'occupation payable d'avance par trimestre et objet de trois incidents de mise en état aux fins de provision ayant donné lieu, après paiement tardif, à trois ordonnances de désistement. Ils considèrent que l'intimée ne peut bénéficier d'une présomption de principe de créance jusqu'à ce qu'une décision de justice ait statué sur les conséquences des manquements du locataire et que le juge de l'exécution doit statuer sur les contestations et le comportement fautif du locataire en application de l'article L 213-6 du code de l'organisation judiciaire.
Ils invoquent l'absence de péril dans le recouvrement de la créance en raison d'abord de son montant et de leur propre créance à l'égard de l'intimée.
Au titre du quantum de la créance de l'intimée, ils rappellent que l'expert judiciaire a évalué l'indemnité d'éviction, selon déplafonnement ou non, à 1 554 000 € sur la base d'une indemnité principale de 1 200 000 € ou de 1 998 000 € sur la base d'une indemnité principale de 1 600 000 €. Le rapport privé de monsieur [X] a été soumis à l'expert judiciaire qui n'a pas retenu ses observations et l'intimée produit un second rapport évaluant l'indemnité d'éviction à 4 772 000 € en cas de plafonnement et à 4 055 000 € en cas de déplafonnement. Ils concluent que seul le rapport d'expertise judiciaire a valeur probante et rappelle que l'ordonnance du 5 juillet 2023 du juge de la mise en état a rejeté la demande de l'intimée de désignation d'un nouvel expert.
Ils affirment être titulaires d'une créance de 118 298 € par an depuis le 1er mars 2017 à titre d'indemnité d'occupation, soit la différence entre la valeur locative à dire d'expert sous déduction d'un abattement de 10 % (198 000 €) et la somme payée de 79 702 €, de sorte que leur créance est d'un montant de 828 086 € au mois de mars 2024. Ils en concluent que la cour doit tenir compte, à l'inverse du premier juge, de sa créance de 1 169 314 € (1 998 000 € - 828 086 €) à échoir et opérer une compensation comme elle en a le pouvoir, ce montant serait un montant maximum, à titre subsidiaire, et au minimum de 727 914 euros (page 24 des conclusions).
Au titre des chances de recouvrement, ils affirment que suite à la décharge de monsieur [G], la mainlevée de l'hypothèque provisoire prise à son encontre doit être ordonnée. Ils soutiennent la propriété d'une villa à [Localité 5] et des titres de la SAS du 8 Foch. En outre, monsieur [G] a perçu la somme de 1 233 186 € suite à la liquidation de la succession de sa mère. Il conteste au moyen d'une analyse graphologique avoir signé le mandat de vente allégué du 14 mai 2021.
Enfin, ils fondent leur demande de mainlevée sur la disproportion visée à l'article L 111-7 du code des procédures civiles d'exécution entre la mesure conservatoire sur un bien immobilier de cette valeur par rapport à une créance d'un montant limité à 1 169 914 €. A défaut, ils sollicitent le cantonnement de l'inscription à hauteur de 1 169 914 € et à titre subsidiaire de 1 998 000 €.
Aux termes de ses dernières écritures notifiées le 4 mars 2024, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé de ses moyens, la société Le Lys des Mers demande à la cour de :
- révoquer l'ordonnance de clôture et de clôturer la procédure à l'audience,
- confirmer le jugement déféré dans toutes ses dispositions,
- y ajoutant, condamner monsieur [G] et la SAS du 8 Foch, chacun, au paiement d'une indemnité de 5 000 € pour frais irrépétibles et les entiers dépens.
Elle invoque une créance paraissant fondée en son principe sur l'article L 145-14 du code de commerce selon lequel, en cas de refus de renouvellement du bail, le bailleur doit payer au locataire une indemnité d'éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement.
Elle conteste avoir déchargé monsieur [G] de son obligation de payer l'indemnité d'éviction de sorte que la délégation invoquée ne vaut pas novation, laquelle ne se présume pas.
Elle soutient que le bailleur ne justifie d'aucun motif grave et légitime contre son locataire au sens de l'article L 145-17 du code de commerce et d'aucun risque de démolition de l'ouvrage ou de non-occupation en raison de son état. Elle en conclut que la déchéance de son droit à indemnité d'éviction est hypothétique et relève que le bailleur n'a pas à ce jour exercé son droit de repentir.
Elle invoque une créance paraissant fondée en son principe d'un montant de 7 687 000 € selon conclusions de son expert près la cour d'appel de Paris, monsieur [X], lequel a majoré de 20 % la valorisation retenue par l'expert judiciaire au titre d'une maison indépendante avec jardin alors que l'expert judiciaire n'a retenu que des boutiques, et non un immeuble entier comme en l'espèce, et a opéré une pondération de 30 % trop élevée pour une différence de 30 m2. Elle conclut à une apparence de créance d'un montant de 7 687 000 €, lequel sera discuté devant le juge du fond, et rappelle qu'il n'appartient pas au juge de l'exécution de fixer le quantum de la créance mais uniquement de statuer sur l'apparence d'un principe de créance.
Enfin, elle rappelle que le premier juge a constaté que si le paiement de certaines indemnités d'éviction est intervenue avec retard, elle était à jour de leur paiement.
Elle conteste la contre-créance invoquée par les appelants au motif qu'il n'appartient pas au juge de l'exécution de faire un compte des parties et de statuer sur la compensation alléguée. En tout état de cause, elle relève que seule la société 8 du Foch a désormais la qualité de créancière de l'indemnité d'occupation alléguée.
Elle invoque des circonstances susceptibles de menacer le recouvrement de sa créance aux motifs de son montant de 7 687 000 € alors que monsieur [G] prétend, sans en justifier, être titulaire d'un important patrimoine immobilier et que la déclaration successorale de sa mère ne permet pas d'établir sa solvabilité.
Elle relève que dans le cadre de la procédure de mise en état, monsieur [G] a reconnu une 'situation financière très critique l'ayant exposé à s'endetter' et affirme que l'immeuble loué est la seule garantie de paiement de l'indemnité d'éviction.
Elle souligne, que si elle dispose d'un droit de péremption en cas de vente de l'immeuble, monsieur [G] a consenti un mandat exclusif de vente du 14 mai 2021 sans le mentionner dans son assignation aux fins de contestation, que le mandat a été consenti à un prix entre 4 230 000€ et 4 700 000 €, et que pour contourner ce droit, il a apporté son immeuble à la SAS du 8 Foch.
Elle conteste la demande subsidiaire de cantonnement aux motifs que la détermination du montant des sommes dont le paiement est garanti par la mesure conservatoire sollicitée, n'est prescrite que pour l'autorisation et qu'il n'appartient pas au juge de l'exécution d'établir l'existence d'une créance liquide et exigible et d'en apprécier le quantum.
A l'audience avant l'ouverture des débats, à la demande des parties, l'ordonnance de clôture rendue le 6 février 2024 a été révoquée et la procédure a été clôturée par voie de mention au dossier, ce dont les parties ont été avisées verbalement sur le champ.
La cour autorisait les appelants à formuler de sommaires observations sous huit jours et l'intimée à y répondre dans un délai de huit jours.
Par une note RPVA du 13 mars 2024, le conseil des appelants soutient à nouveau qu'en contestant la qualité pour agir de monsieur [G] du fait de l'acte d'apport du 22 décembre 2022, l'intimée a accepté de le décharger du paiement de l'indemnité d'éviction. Il conclut à la nullité de l'hypothèque judiciaire provisoire.
Par une note RPVA du 15 mars 2024, le conseil de l'intimée réitérait l'absence de délégation novatoire et que l'irrecevabilité des demandes de monsieur [G] devant le juge du fond ne concerne que ses demandes financières en qualité de bailleur et non en sa qualité d'apporteur de l'immeuble mis à bail.
MOTIVATION DE LA DÉCISION :
Aux termes de l'article L 511-1 du code des procédures civiles d'exécution, toute personne dont la créance paraît fondée en son principe peut solliciter du juge, l'autorisation de pratiquer une mesure conservatoire sur les biens de son débiteur, sans commandement préalable, si elle justifie de circonstances susceptibles d'en menacer le recouvrement.
- Sur l'existence d'une créance paraissant fondée en son principe,
En application des dispositions combinées des articles L 213-6 du code de l'organisation judiciaire et l'article L 511-1 précité, le juge de l'exécution connaît des difficultés relatives au titre exécutoire et des contestations qui s'élèvent à l'occasion des mesures conservatoires même si elles portent sur le fond du droit.
Le juge de l'exécution, saisi d'une demande de rétractation d'une ordonnance d'autorisation d'une mesure conservatoire, méconnaît l'étendue de ses pouvoirs en refusant d'examiner le bien-fondé d'une exception de compensation soulevée par le débiteur. ( Civ 2ème, 6 mai 2004 pourvoi n°02-19.063 et Civ 2ème 15 novembre 2007 pourvoi n°06-20.057 ).
Il n'appartient pas au juge de l'exécution de statuer sur la réalité de la créance ou d'en fixer le montant mais de se prononcer sur le caractère vraisemblable d'un principe de créance dont le montant n'est fixé que provisoirement jusqu'à la décision du juge du fond.
L'article L 145-14 du code de commerce dispose que le bailleur peut refuser le renouvellement du bail. Toutefois, le bailleur doit, sauf exceptions prévues aux articles L 145-17 et suivants, payer au locataire évincé une indemnité dite d'éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement.
Cette indemnité comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre.
* Sur l'existence d'une délégation novatoire de paiement,
En application des articles 1337 et 1338 du code civil, la délégation opère novation par changement de débiteur lorsque la volonté du délégataire de décharger le délégant résulte expressément de l'acte. A défaut, la délégation donne au délégataire un second débiteur.
L'acte d'apport du 22 décembre 2022 du bien immobilier par monsieur [G] à la SAS du 8 Foch mentionne que le montant de l'indemnité d'éviction est l'objet d'un contentieux en cours et que la SAS 8 du Foch en fait son affaire personnelle sans recours contre l'apporteur (monsieur [G]).
La société Le Lys des Mers n'est pas partie à l'acte précité de sorte qu'elle n'a pas exprimé dans cet acte, sa volonté de décharger monsieur [G] de son obligation de lui payer une indemnité d'éviction, condition de la délégation novatoire imposée par l'article 1337 du code civil. Sa contestation de la qualité à agir de ce dernier formulée dans ses conclusions au fond, et non dans l'acte du 22 décembre 2022, ne peut donc établir une délégation novatoire. Ainsi, l'intimée conserve un droit de créance au titre de l'indemnité d'éviction à l'égard de monsieur [G].
* Sur l'incidence du droit de repentir du bailleur et de l'action en résiliation du bail sur l'existence d'un principe de créance,
En application de l'article L 145-14 du code de commerce, le propriétaire peut, jusqu'à l'expiration d'un délai de quinze jours à compter de la date à laquelle la décision est passée en force de chose jugée, se soustraire au paiement de l'indemnité, à charge pour lui de supporter les frais de l'instance et de consentir au renouvellement du bail, dont les conditions en cas de désaccord, sont fixées conformément aux dispositions réglementaires prises à cet effet.
Si les appelants soutiennent que la créance de l'intimée constitutive du montant de l'indemnité d'éviction est hypothétique jusqu'au terme de la période d'exercice du droit de repentir du bailleur, ce moyen ne peut prospérer dès lors qu'il a pour effet de nier le droit de tout locataire, titulaire d'un bail commercial, d'exercer celui qu'il tient de l'article L 511-1 précité, lequel n'exclut pas le locataire titulaire d'un bail commercial, de solliciter une mesure conservatoire pour garantir le paiement par son bailleur de l' indemnité d'éviction à liquider par le juge du fond.
De plus, en l'état du caractère provisoire de la décision du juge de l'exécution, la mesure conservatoire produit effet jusqu'à la décision du juge du fond ou jusqu'à l'exercice éventuel par le bailleur de son droit de repentir. Ainsi, l'existence du droit de repentir du bailleur est sans incidence sur le caractère vraisemblable de l'indemnité d'éviction due à l'intimée, condition posée par l'article L 511-1 précité.
Au titre de l'incidence de l'action en résiliation du bail exercée par le bailleur, le paiement tardif de certaines indemnités d'occupation a donné lieu à trois ordonnances du juge de la mise en état de désistement du bailleur de ses demandes de provision sans qu'une échéance impayée ne soit établie à ce jour. Dans ces conditions, le maintien de la demande de résiliation du bail devant le juge du fond n'est pas de nature à remettre en cause, en l'absence de manquement grave et légitime exigé par l'article L 145-17 du code de commerce, le caractère vraisemblable du principe de la créance de l'intimée au titre de l'indemnité d'éviction.
* Sur l'évaluation provisoire de la créance,
L'apparence d'un principe de créance peut résulter des conclusions d'un rapport d'expertise judiciaire (Civ 2ème 25 octobre 1995 pourvoi n°93-15.458 ).
Seul le juge du fond a compétence pour, examiner les conditions légales d'évaluation de l'indemnité d'éviction, choisir la méthode d'évaluation adaptée à l'espèce, et fixer son montant définitif.
En l'espèce et à ce stade, seule l'expertise judiciaire apporte un avis indépendant et impartial lié au statut de l'expert désigné par le juge.
Si l'intimée se prévaut d'une expertise de monsieur [X], expert près la cour d'appel de Paris choisi pour l'assister pendant les opérations d'expertise, lequel conclut à une indemnité d'éviction d'un montant de 7 687 000 €, ses observations divergentes sur la méthode d'évaluation (par comparaison et non par le différentiel) et la zone (de forte commercialité et non de seconde commercialité ) ont été examinées par l'expert judiciaire. Ce dernier a retenu la méthode dite du différentiel de loyer et non la méthode directe de comparaison (p 43) ainsi qu'une zone de seconde commercialité. Il a répondu que la méthode dite de comparaison suppose que les termes de comparaison portent sur des surfaces de même ordre de grandeur et des emplacements aux commercialités similaires et a considéré que 'ce n'est pas le cas de notre local' (p 55). Il justifie un coefficient de commercialité de 7 (seconde commercialité) par un emplacement situé en arrière de la zone de chalandise naturelle, des accès piétons coupés par l'avenue Foch d'un coté et la rue du temple de l'autre coté (p 44).
De plus, l'évaluation revendiquée de l'expert [X] n'est pas conforme à celle du cabinet [F], mandaté par le même locataire, lequel évalue l'indemnité d'éviction à 4 270 000 € en cas de plafonnement et à 3 618 000 € en cas de déplafonnement.
Une ordonnance du juge de la mise en état du 5 juillet 2023 confirme que le rapport d'expertise judiciaire respecte les principes directeurs de l'expertise et rejette la demande de l'intimée de désignation d'un nouvel expert au motif que ses contestations relèvent du seul office du juge du fond.
Sur le fond, l'expert judiciaire a retenu un déplafonnement du loyer du bail renouvelé aux motifs d'une modification notable des facteurs locaux de commercialité fondée sur une hausse de 83 % du nombre d'enseignes nationales notamment orientées vers le haut ou très haut de gamme, et de 40 % du nombre de commerces orientés vers l'équipement de la personne, ainsi qu'une fréquentation touristique en hausse et à fort pouvoir d'achat.
L'expertise judiciaire suffit donc à établit le caractère vraisemblable d'un principe de créance au titre de l'indemnité d'éviction d'un montant évalué provisoirement à 1 200 000 € outre 354 000 € au titre des indemnités accessoires.
Ainsi, la société Le Lys des Mers justifie d'une créance paraissant fondée en son principe évaluée à titre provisoire à la somme de 1 554 000 €.
Par ailleurs, l'article L 145-28 du code de commerce dispose qu'aucun locataire pouvant prétendre à une indemnité d'éviction ne peut être obligé de quitter les lieux avant de l'avoir reçue. Jusqu'au paiement de cette indemnité, il a droit au maintien dans les lieux aux conditions et clauses du contrat de bail expiré. Toutefois, l'indemnité d'occupation est déterminée conformément aux dispositions des sections 6 et 7, compte tenu de tous éléments d'appréciation.
Par dérogation au précédent alinéa, dans le seul cas prévu au deuxième alinéa de l'article L145-18, le locataire doit quitter les lieux dès le versement d'une indemnité provisionnelle fixée par le président du tribunal judiciaire statuant au vu d'une expertise préalablement ordonnée dans les formes fixées par décret en Conseil d'Etat, en application de l'article L 145-56.
L'acte d'apport du bien immobilier, objet du bail commercial, de monsieur [G] à la société 8 du Foch a pour effet de transférer à cette dernière la qualité de bailleur et donc de créancière de l'indemnité d'occupation. Cependant, il ne prend effet qu'à compter de sa date de sorte que la société 8 du Foch n'a pris la qualité de bailleur qu'à compter du 22 décembre 2022.
Si l'acte d'apport stipule que la société 8 du Foch fait son affaire personnelle du contentieux en cours relatif à l'indemnité d'éviction, il ne contient aucune stipulation sur l'indemnité d'occupation. Ainsi, la société Le Lys des Mers reste débitrice de l'indemnité précitée entre les mains de monsieur [G] jusqu'au 22 décembre 2022.
L'expert judiciaire retient une indemnité d'occupation annuelle de 198 000 € (p 54) alors que la société Le Lys des Mer paye la somme de 79 702 € par an depuis la fin du bail, soit une créance de 118 298 € par an. Il s'en déduit une créance du bailleur du 1er mars 2017 au 1er mars 2022 de 591 490 € (118 298 € x 5) et de 98 581 € de mars à décembre 2022, soit 690 071 €.
En définitive, la société Le Lys des Mers établit, après compensation entre créances réciproques, le caractère vraisemblable d'un principe de créance d'un montant évalué provisoirement à 863 929 €.
- Sur l'existence de circonstances de nature à menacer son recouvrement,
Il appartient à la société Le Lys des Mers d'établir l'existence d'une menace dans le recouvrement de sa créance évaluée à 863 929 €.
Le montant important de la créance constitue un premier élément de nature à établir une menace de non-recouvrement. Si la déclaration de succession de la mère de monsieur [G] mentionne un actif net de 1 191 767,01 €, monsieur [G] a reconnu dans ses conclusions d'incident de mise en état du 11 mai 2021 (pièce n° 8 page 16 ) ' une situation financière très critique l'ayant exposé à s'endetter '.
De plus, les opérations qu'il a effectuées démontrent une intention de se soustraire au paiement de l'indemnité d'éviction. En effet, il a tenté d'apporter l'immeuble à une société tierce pour plaider l'existence d'une prétendue délégation ' parfaite' et contourner le droit de préemption du locataire. En outre, il a consenti un mandat exclusif de vente de l'immeuble le 14 mai 2021 à un prix de 4 230 000 € et 4 700 000 € dont il n'a pas fait état devant le juge de l'exécution. Il n'a pas déposé plainte pour faux contre cet acte juridique. S'il en conteste la validité au moyen d'un examen graphologique, son expert n'affirme pas que le document n'est pas écrit de sa main mais conclut seulement au caractère indispensable de l'examen de l'original du mandat, lequel ne lui a pas été transmis.
Ainsi, les éléments précités établissent une menace de non-recouvrement de la créance paraissant fondée en son principe d'un montant de 863 929 €.
En définitive, le jugement déféré sera infirmé en ce qu'il a rejeté la demande de cantonnement de l'inscription d'hypothèque judiciaire provisoire, laquelle sera donc cantonnée à hauteur de 863 929 euros.
- Sur les demandes accessoires,
L'équité commande d'allouer à la société Le Lys des Mers une indemnité de 2 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Les appelants qui succombent pour l'essentiel, supporteront les dépens d'appel.
PAR CES MOTIFS :
La cour, statuant après débats en audience publique et après en avoir délibéré, conformément à la loi, par arrêt contradictoire, prononcé par mise à disposition au greffe,
INFIRME le jugement déféré en ce qu'il a rejeté la demande de cantonnement de l'inscription d'hypothèque judiciaire provisoire,
STATUANT à nouveau du chef infirmé,
PRONONCE le cantonnement du montant de la créance garantie par l'inscription d'hypothèque judiciaire du 5 mai 2022 à la somme de 863 929 euros,
CONFIRME le jugement déféré pour le surplus,
Y ajoutant,
CONDAMNE in solidum monsieur [U] [G] et la société 8 du Foch au paiement d'une indemnité de 2 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE in solidum monsieur [U] [G] et la société 8 du Foch aux dépens d'appel.