Cass. crim., 7 septembre 2021, n° 19-87.036
COUR DE CASSATION
Arrêt
Irrecevabilité
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Soulard
Rapporteur :
M. Barbier
Avocat général :
M. Desportes
Avocats :
SCP Gaschignard, SCP Sevaux et Mathonnet, SCP Spinosi, SCP Célice, Texidor, Périer
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.
2. La société Lafarge SA (la société Lafarge), de droit français, dont le siège social se trouve à [Localité 3], a fait construire une cimenterie près de [Localité 1] (Syrie), pour un coût de plusieurs centaines de millions d'euros, qui a été mise en service en 2010. Cette cimenterie est détenue et était exploitée par une de ses sous-filiales, dénommée Lafarge Cement Syria (la société LCS), de droit syrien, détenue à plus de 98 % par la société mère.
3. Entre 2012 et 2015, le territoire sur lequel se trouve la cimenterie a fait l'objet de combats et d'occupations par différents groupes armés, dont l'organisation dite Etat islamique (EI).
4. Pendant cette période, les salariés syriens de la société LCS ont poursuivi leur travail, permettant le fonctionnement de l'usine, tandis que l'encadrement de nationalité étrangère a été évacué en Egypte dès 2012, d'où il continuait d'organiser l'activité de la cimenterie. Logés à [Localité 2] par leur employeur, les salariés syriens ont été exposés à différents risques, notamment d'extorsion et d'enlèvement par différents groupes armés, dont l'EI.
5. Concomitamment, la société LCS a versé des sommes d'argent, par l'intermédiaire de diverses personnes, à différentes factions armées qui ont successivement contrôlé la région et étaient en mesure de compromettre l'activité de la cimenterie.
6. Celle-ci a été évacuée en urgence au cours du mois de septembre 2014, peu avant que l'EI ne s'en empare.
7. Le 15 novembre 2016, les associations Sherpa et European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR), ainsi que onze employés syriens de la société LCS, ont porté plainte et se sont constitués partie civile auprès du juge d'instruction des chefs, notamment, de financement d'entreprise terroriste, de complicité de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, d'exploitation abusive du travail d'autrui et de mise en danger de la vie d'autrui.
8. Le ministère public, le 9 juin 2017, a requis le juge d'instruction d'informer sur les faits notamment de financement d'entreprise terroriste, de soumission de plusieurs personnes à des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine et de mise en danger de la vie d'autrui.
9. Le 4 janvier 2018, l'association Life for Paris, créée à la suite des attentats du 13 novembre 2015 à Paris par les victimes et leurs familles, s'est constituée partie civile dans le cadre de cette information pour les faits dénoncés par la plainte avec constitution de partie civile en date du 15 novembre 2016.
10. Aux termes de l'article 2 de ses statuts, l'association Life for Paris a pour objet de :
« - rassembler les victimes rescapées, leurs familles et leurs proches ; les familles et proches des victimes décédées ; les impliqués et les personnes ayant prêté assistance lors des attentats du 13 novembre 2015 ;
- apporter aide et soutien aux concernés pour qu'ils puissent trouver des solutions à leurs besoins qu'ils soient d'ordre physique, psychologique, technique, juridique, administratif ou financier et contribuer à des actions judiciaires lorsque cela sera nécessaire ;
- aider à entretenir et perpétuer la mémoire de ces attentats et des personnes disparues ;
- engager ou participer à toute action permettant l'amélioration de la sécurité dans les lieux publics pouvant accueillir du public ;
- diffuser la parole de ses adhérents dans les médias et sur les réseaux sociaux ;
- agir pour la manifestation de la vérité, notamment dans le cadre judiciaire en suivant la procédure pénale ».
11. Par ordonnance du 29 janvier 2018, le juge d'instruction a constaté la recevabilité de la constitution de partie civile de l'association Life for Paris.
12. M. [F], président directeur général de la société Lafarge de 2007 à 2015, mis en examen le 8 décembre 2017, a interjeté appel de cette décision le 25 avril 2018.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
13. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a infirmé l'ordonnance entreprise et déclaré irrecevable la constitution de partie civile de l'association Life for Paris, alors « qu'il résulte des propres constatations de l'arrêt que le ministère public avait pris, le 9 juin 2017, des réquisitions tendant, après la communication prescrite par l'article 86 du même code, à ce qu'il soit informé par le juge d'instruction du chef de financement d'entreprise terroriste, visé par la plainte avec constitution de partie civile, de sorte que le ministère public avait bien lui aussi décidé de mettre en mouvement l'action publique du chef de financement d'entreprise terroriste ; qu'en déclarant néanmoins irrecevable la constitution de partie civile de l'association Life for Paris, la cour d'appel a violé les articles 2-9, alinéa 2, 86 et 87 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
14. Selon le deuxième alinéa de l'article 2-9 du code de procédure pénale, toute association régulièrement déclarée ayant pour objet statutaire la défense des victimes d'une infraction entrant dans le champ d'application de l'article 706-16 du même code et regroupant plusieurs de ces victimes peut, si elle a été agréée à cette fin, exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne cette infraction lorsque l'action publique a été mise en mouvement par le ministère public ou la partie lésée.
15. Il résulte de ce texte qu'une association qui entend exercer les droits reconnus à la partie civile doit regrouper plusieurs des victimes d'une infraction entrant dans le champ d'application de l'article 706-16 et ne peut intervenir qu'au titre de cette infraction.
16. Pour infirmer l'ordonnance du juge d'instruction et déclarer la constitution de partie civile de la requérante irrecevable, l'arrêt énonce que l'objet de l'association entre dans le cadre prévu par l'article 2-9, alinéa 2, précité et qu'il est justifié que, par arrêté du 13 juillet 2017 du garde des sceaux, ministre de la justice, l'agrément prévu par ce texte a été accordé à l'association ; il précise encore que parmi les infractions visées par l'information judiciaire, celle de financement d'entreprise terroriste est la seule qui entre dans le champ d'application de l'article 706-16 du code de procédure pénale.
17. Les juges ajoutent cependant que si l'action publique a été mise en mouvement par une plainte assortie d'une constitution de partie civile déposée non seulement par les associations Sherpa et ECCHR mais aussi par des personnes physiques, il ressort de la plainte qu'aucune de ces personnes physiques n'invoque avoir subi un préjudice direct et personnel qui leur aurait été causé par les faits de financement d'entreprise terroriste, ces plaignants alléguant un préjudice causé par d'autres infractions qui n'entrent pas dans le champ d'application de l'article 706-16.
18. La chambre de l'instruction conclut qu'il ne peut être considéré que l'action publique visant les faits de financement d'entreprise terroriste a été mise en mouvement par la partie lésée ou le ministère public, le réquisitoire du 9 juin 2017 ayant été pris au visa de la plainte avec constitution de partie civile, et qu'en conséquence l'association Life for Paris est irrecevable à se constituer partie civile à ce titre.
19. C'est à juste titre que la chambre de l'instruction a estimé que l'article 2-9 du code de procédure pénale, en son deuxième alinéa, n'interdisait pas en son principe à l'association Life for Paris de se constituer partie civile, ladite association ayant notamment pour objet d'apporter aide et soutien aux victimes d'actes terroristes et d'agir pour la manifestation de la vérité dans le cadre judiciaire.
20. C'est néanmoins par des motifs erronés qu'elle a déclaré irrecevable la constitution de partie civile de cette association.
21. La chambre de l'instruction ne pouvait pas retenir que l'action publique n'a pas été mise en mouvement par le ministère public, alors que le réquisitoire du 9 juin 2017 a valablement saisi le juge d'instruction des faits de financement d'entreprise terroriste, peu important que la constitution de partie civile des associations plaignantes soit ou non recevable.
22. En effet, l'irrecevabilité de l'action civile portée devant le juge d'instruction conformément aux dispositions de l'article 85 du code de procédure pénale ne saurait atteindre l'action publique, laquelle subsiste toute entière et prend sa source exclusivement dans les réquisitions du ministère public tendant après la communication prescrite par l'article 86 du même code à ce qu'il soit informé par le juge d'instruction. Il n'en irait autrement que si la plainte de la victime était nécessaire pour mettre l'action publique en mouvement.
23. Pour autant, l'arrêt n'encourt pas la censure.
24. En effet, l'infraction de financement d'entreprise terroriste incriminée par l'article 421-2-2 du code pénal n'est pas susceptible de provoquer directement un dommage.
25. Il en résulte que les victimes que l'association requérante regroupe ne peuvent être regardées comme ayant pu subir un préjudice direct à raison des faits de financement d'entreprise terroriste, seule infraction à caractère terroriste dont le juge d'instruction est saisi, en sorte que l'intéressée n'a pas qualité à exercer les droits de la partie civile dans ladite information.
26. Il s'ensuit que c'est à bon droit que la chambre de l'instruction a déclaré la constitution de partie civile de la requérante irrecevable.
27. Par voie de conséquence, son pourvoi l'est également.
28. Par ailleurs l'arrêt est régulier en la forme.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
DÉCLARE le pourvoi irrecevable.