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Décisions

CEDH, sect. 3, 2 novembre 2006, n° 59909/00

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

ARRET

PARTIES

Demandeur :

AFFAIRE GIACOMELLI

Défendeur :

c. ITALIE

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Zupančič

Juges :

M. Bîrsan, M. Zagrebelsky, M. Myjer, M. Björgvinsson, M. Ziemele, M. Berro-Lefèvre

CEDH n° 59909/00

1 novembre 2006

La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Boštjan M. Z upančič, président,
Corneliu B îrsan,
Vladimiro Z agrebelsky,
Egbert M yjer,
Davíd Thór Björgvinsson ,
Ineta Z iemele,
Isabelle Berro-Lef è vre, juges,
et de Vincent B erger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 octobre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n o 59909/00) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet Etat, M me Piera Giacomelli (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des droits de l'homme (« la Commission ») le 22 juillet 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante est représentée par M e M. Toma, avocat à Brescia. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I.M. Braguglia, et par son coagent adjoint, M. F. Crisafulli.

3. La requérante alléguait en particulier une atteinte à son droit au respect de son domicile et de sa vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention.

4. La requête a été transmise à la Cour le 1 er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n o 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).

5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

6. Le 1 er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

7. Par une décision du 15 mars 2005, la chambre (quatrième section) a déclaré la requête recevable et a décidé de joindre au fond l'exception préliminaire du Gouvernement tirée du caractère prématuré de la requête.

8. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

9. Par la suite, l'affaire a été attribuée à la troisième section de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

10. La requérante est née en 1935 et réside à Brescia.

11. Elle habite depuis 1950 dans une maison sise aux alentours de Brescia, à trente mètres d'une usine de stockage et traitement de « déchets spéciaux » classés comme dangereux ou non dangereux. La société par actions Ecoservizi commença à exploiter l'usine en 1982.

A. L'activité d'Ecoservizi et le contentieux ultérieur

1. L'autorisation de procéder à la détoxication de déchets industriels

12. Par une décision ( delibera) du 4 avril 1989, la région Lombardie autorisa Ecoservizi à exploiter l'usine pour une durée de cinq ans. Parmi les différentes formes de traitement de déchets, Ecoservizi obtint pour la première fois l'autorisation d'effectuer la détoxication ( inertizzazione) de déchets dangereux, processus consistant à traiter des déchets industriels spéciaux au moyen de produits chimiques.

13. Le 30 octobre 1991, la région autorisa Ecoservizi à augmenter jusqu'à 192 000 mètres cubes le volume annuel total de déchets à traiter. En particulier, la quantité autorisée de déchets toxiques destinés à la détoxication passa de 30 000 à 75 000 mètres cubes.

14. Le 5 août 1993, la région accepta des modifications qui entraînaient des améliorations technologiques de l'installation, sans pour autant entraîner une augmentation de la quantité de déchets à traiter.

15. Par une décision de la région Lombardie du 11 avril 1994, l'autorisation d'exploitation fut renouvelée pour une période de cinq ans, sous réserve qu'Ecoservizi signe un protocole d'entente avec les collectivités locales afin de limiter l'impact de l'usine sur l'environnement ; cette condition fut remplie le 18 novembre 1994.

16. Le 13 décembre 1994, la région prit acte de la signature du protocole d'entente et fixa définitivement le terme de l'autorisation d'exploitation au 30 avril 1999.

2. La première procédure contentieuse

17. Par trois recours introduits en 1994 et en 1995, la requérante attaqua devant le tribunal administratif régional de Lombardie les décisions prises par la région les 5 août 1993, 11 avril 1994 et 13 décembre 1994.

Elle contestait le renouvellement de l'autorisation d'exploitation accordée à Ecoservizi et, alléguant une violation de la loi n o 441 de 1987, soutenait que les modifications autorisées par la région impliquaient une augmentation d'activité, pour laquelle une nouvelle procédure d'autorisation, portant entre autres sur l'évaluation de l'impact environnemental de l'u sine, était nécessaire.

Ecoservizi se constitua partie intervenante dans la procédure.

18. La requérante ayant également sollicité un sursis à l'exécution de la décision de renouvellement, le tribunal accueillit cette demande par une ordonnance du 18 novembre 1994 – principalement parce que le protocole d'entente n'avait pas encore été signé – et suspendit la mise en œuvre de la décision attaquée. Ecoservizi interjeta appel.

19. Le 7 avril 1995, le Conseil d'Etat annula l'ordonnance du tribunal administratif ; il constata que la conclusion du protocole d'entente (paragraphe 15 ci-dessus) avait écarté le risque de préjudice irréparable qui fondait l'ordonnance de sursis.

20. Par un jugement du 13 avril 1996, le tribunal administratif de Lombardie rejeta, après les avoir joints, les recours de la requérante. Il nota que toutes les doléances de l'intéressée se fondaient sur la prétendue nécessité d'une nouvelle procédure d'autorisation d'exploitation de la part de la région. Or le tribunal affirma que les dimensions de l'installation ainsi que le volume de son activité avaient été fixés dans les décisions rendues en 1989 et 1991 par la région, que la requérante n'avait jamais attaquées. En revanche, il déclara que les modifications autorisées par les décisions litigieuses, à savoir celles des 5 août 1993, 11 avril 1994 et 13 décembre 1994, n'entraînaient pas une augmentation du volume d'activité de l'usine ni un changement de la qualité des déchets traités et que, par conséquent, une nouvelle procédure d'autorisation de la part de la région n'était pas nécessaire.

21. La requérante interjeta appel. Par un arrêt du 6 novembre 1998, le Conseil d'Etat confirma les conclusions du tribunal et rejeta l'appel. A cette occasion, il précisa notamment qu'une installation devait être considérée comme « nouvelle » et donc nécessitant une nouvelle autorisation d'exploitation quand l'une des différentes phases de traitement ou la typologie des déchets à traiter étaient modifiées.

3. La deuxième procédure contentieuse

22. Par une décision du 29 avril 1999, la région Lombardie renouvela pour cinq ans l'autorisation d'exploitation octroyée à Ecoservizi. La décision pouvait être infirmée à la lumière des résultats de la procédure d'é valuation de l'impact sur l'environnement ( procedura di valutazione di impatto ambientale – « la procédure de VIA ») qu'Ecoservizi avait entre-temps engagée (paragraphes 37 à 52 ci-dessous).

23. Le 12 juillet 1999, la requérante introduisit un recours devant le tribunal administratif régional de Lombardie afin d'obtenir l'annulation de la décision de la région datée du 29 avril 1999. L'entreprise et la région Lombardie se constituèrent parties intervenantes dans la procédure.

24. Le 20 septembre 1999, la requérante attaqua devant le tribunal administratif une décision du 12 avril 1999, par laquelle la région avait autorisé Ecoservizi à réaliser une modification de l'installation de traitement d'huiles usagées.

25. Par une décision du 15 octobre 1999, la région prit acte du fait qu'Ecoservizi renonçait à l'autorisation octroyée le 12 avril 1999 et confirma le renouvellement de l'autorisation d'exploitation. La requérante introduisit un recours contre cette dernière décision.

26. Par une ordonnance du 18 février 2000, le tribunal administratif fit droit à une demande de sursis à exécution présentée par la requérante. Il prit cette décision parce que la procédure de VIA était encore pendante. Par la suite, le 11 avril 2000, le Conseil d'Etat accueillit l'appel d'Ecoservizi, dans lequel la société affirmait que les derniers contrôles effectués sur l'installation témoignaient du « respect des limitations fixées par les normes en vigueur », et annula l'ordonnance de sursis à exécution rendue par le tribunal administratif.

27. Par un jugement du 29 avril 2003, déposé au greffe le 9 juin 2003, le tribunal administratif de Lombardie accueillit les recours de la requérante sur le fond et annula les trois décisions contestées (paragraphes 23, 24 et 25).

Le tribunal affirma d'abord que les modifications de l'installation autorisées par la région le 12 avril 1999, en vue de permettre le traitement d'huiles usagées, devaient être qualifiées de substantielles. Par conséquent, conformément aux articles 27 et 28 du décret n o 22 de 1997 (paragraphes 62 et 63 ci-dessous), la région aurait dû suspendre l'activité d'Ecoservizi et ordonner les vérifications nécessaires avant d'octroyer à l'entreprise un renouvellement de l'autorisation d'exercer son activité. Partant, le tribunal déclara illégale la décision rendue le 29 avril 1999 par la région Lombardie.

Quant au fait que l'entreprise avait renoncé par la suite auxdites modifications, il déclara qu'un examen approfondi par la région de l'activité et de l'état de l'installation aurait été tout de même nécessaire, en raison de plusieurs réclamations relatives à l'activité d'Ecoservizi, émanant à la fois de personnes privées et d'autorités publiques, qui donnaient lieu à de sérieux doutes quant à la compatibilité environnementale de l'usine.

Le tribunal fit référence aux deux décrets d'évaluation de l'impact sur l'environnement (« décrets de VIA ») émis par le ministère de l'Environnement et, affirmant que la région avait négligé son obligation d'e nquête, ordonna que l'activité d'Ecoservizi fût suspendue dans l'attente de l'issue définitive de la procédure de VIA.

28. Ecoservizi interjeta appel devant le Conseil d'Etat. Le 1 er juillet 2003, ce dernier accueillit la demande de sursis à l'exécution du jugement du 29 avril 2003 présentée par l'entreprise, et en suspendit les effets.

29. Par un arrêt du 25 mai 2004, déposé au greffe le 31 août 2004, le Conseil d'Etat rejeta l'appel d'Ecoservizi. Confirmant le jugement du tribunal administratif, il conclut que le renouvellement de l'autorisation d'activité du 29 avril 1999, accordé par la région sans aucune vérification de l'impact sur l'environnement, était irrégulier et devait être annulé.

4. La troisième procédure contentieuse

30. Entre-temps, par une décision du 23 avril 2004, la région Lombardie avait renouvelé l'autorisation d'exploitation de l'usine pour une période de cinq ans. Le renouvellement concernait le traitement des déchets spéciaux, dangereux et non dangereux. Les déchets industriels destinés à la détoxication demeuraient exclus de l'autorisation dans l'attente de l'issue de la procédure de VIA pendante devant le ministère de l'Environnement.

31. La réunion de concertation entre les collectivités locales ( conferenza di servizi), préalable à l'autorisation, se tint le 31 mars 2004. A cette occasion la région, la province et la municipalité concernées exprimèrent un avis favorable au renouvellement de l'autorisation, tout en faisant référence au rapport de l'Agence régionale pour la protection de l'environnement (ARPA ), émis le 28 février 2004.

Dans ce rapport, les experts de l'ARPA indiquaient les mesures à prendre pour éviter tout risque d'incident et de dysfonctionnement de l'usine ; il fallait y ajouter la totalité des prescriptions fixées par la région dans la décision du 7 novembre 2003 (paragraphe 49 ci-dessous).

32. La requérante attaqua cette décision devant le tribunal administratif de Lombardie et en demanda le sursis à exécution.

33. Le 30 avril 2004, la région, après avoir pris connaissance du décret de VIA du 28 avril 2004 favorable au traitement par Ecoservizi de tous types de déchets, intégra sa dernière décision de renouvellement dans une autorisation provisoire de détoxication des déchets industriels, valable jusqu'au 22 juin 2004, dans l'attente du terme de la procédure d'autorisation définitive.

34. Par une décision du 28 juin 2004, la région prorogea l'autorisation jusqu'au 31 décembre 2004 pour permettre la présentation par Ecoservizi du projet d'adaptation de l'usine aux prescriptions du décret de VIA.

35. Par une ordonnance du 23 juillet 2004, le tribunal administratif de Lombardie rejeta la demande de sursis de la requérante, affirmant que la décision du 23 avril 2004 avait été prise conformément à l'avis favorable des autorités locales, et compte tenu de toute circonstance pouvant mettre en danger les propriétés situées à proximité de l'usine. Le tribunal releva en outre que la décision litigieuse prévoyait plusieurs prescriptions visant à anéantir les nuisances subies par la requérante.

36. La procédure sur le fond demeure pendante devant le tribunal administratif régional de Lombardie.

B. Les procédures d'évaluation de l'impact sur l'environnement menées par le ministère de l'Environnement

37. Par une décision du 13 décembre 1996, la région Lombardie intima à Ecoservizi d'engager une procédure de VIA concernant l'activité de détoxication de l'usine .

Le 11 mai 1998, l'entreprise présenta sa demande au ministère de l'Environnement en vertu de l'article 6 de la loi n o 349 de 1986.

La municipalité de Brescia et la requérante participèrent à la procédure, ainsi que les municipalités de Borgosatollo et Castenedolo, deux villages situés à quelques centaines de mètres de l'usine.

38. Le 24 mai 2000, le ministère de l'Environnement prit un décret de VIA.

Le ministère constata que l'installation était bâtie sur un terrain exploité à des fins agricoles, à proximité d'une rivière, le Garza, et d'une carrière de sable dont l'activité avait progressivement dégradé le sol. En raison notamment du niveau de perméabilité du terrain, le risque que les résidus chimiques toxiques dérivant de l'activité de détoxication de l'installation contaminent la nappe phréatique, source d'eau potable destinée à la consommation des habitants des villages avoisinants, était important.

Le ministère considéra que l'activité de l'usine était incompatible avec les normes environnementales. Cependant, la continuation de l'activité d'Ecoservizi jusqu'à l'expiration du dernier délai autorisé par la région, soit le 29 avril 2004, était possible à condition que l'entreprise respecte certaines prescriptions.

39. Ecoservizi attaqua ledit décret devant le tribunal administratif du Latium et en demanda le sursis à exécution.

40. Par une ordonnance du 31 août 2000, le tribunal administratif suspendit les effets du décret et ordonna au ministère de procéder à une nouvelle étude d'impact sur l'environnement. Le ministère de l'Environnement interjeta appel. Le 8 mai 2001, le Conseil d'Etat déclara l'appel irrecevable.

41. Entre-temps, le 30 avril 2001, le ministère avait pris un nouveau décret de VIA qui confirmait que l'activité de l'usine était incompatible avec les normes environnementales.

42. Ecoservizi introduisit un recours devant le tribunal administratif du Latium contre ce dernier décret du ministère de l'Environnement.

43. Le 11 juillet 2001, le tribunal administratif accueillit le recours d'Ecoservizi et ordonna au ministère de procéder à une nouvelle étude d'impact sur l'environnement.

44. Par une ordonnance du 11 décembre 2001, le Conseil d'Etat rejeta l'appel interjeté par le ministère de l'Environnement contre la dernière ordonnance du tribunal administratif du Latium.

45 . Dans une décision du 4 novembre 2002, la région Lombardie indiqua à Ecoservizi les contraintes d'exploitation de l'usine fixées dans les décrets du ministère de l'E nvironnement.

46. Entre-temps, le 4 octobre 2002, dans le cadre de la nouvelle procédure de VIA ordonnée par le tribunal administratif, Ecoservizi avait présenté un projet de modification de l'installation.

Ce projet prévoyait notamment l'imperméabilisation du sol, la construction de dispositifs tendant à insonoriser l'installation, le rehaussement de l'enceinte de l'installation pour éviter tout risque d'inondation et le perfectionnement du système de contrôle des émissions dangereuses.

47. Le 17 octobre 2003, l'organisme local pour les questions de santé ( Azienda Sanitaria Locale – ASL) présenta à la région Lombardie son avis concernant la compatibilité environnementale de l'activité d'Ecoservizi. Il affirma que, selon les résultats des analyses techniques conduites entre 2000 et 2003, attestant notamment de la présence de concentrations anormales de carbone et d'autres substances organiques dans l'atmosphère, la continuation de l'activité de l'usine pouvait entraîner des problèmes d'h ygiène pour les personnes résidant à proximité. L'ASL ajouta qu'il n'était pas démontré que les précautions prévues par Ecoservizi fussent suffisantes pour la sauvegarde de la santé publique.

48. Le 7 novembre 2003, la région Lombardie exprima un avis favorable à la continuation de l'activité de l'usine, à condition que l'entreprise se conforme à un certain nombre de prescriptions.

49. En particulier, l'entreprise devait :

« définir un Protocole d'entente avec les autorités locales pour la surveillance des déchets à traiter, dans le but de réduire les probabilités de dysfonctionnement de l'installation (...)

assurer le tamponnement des installations destinées à la détoxication (...)

procéder à la fermeture des caissons à ciel ouvert présents dans le processus chimique et biologique et à la construction d'un dispositif d'aspiration des émissions et de dépuration (...)

construire une structure mobile et insonorisée pour couvrir le triturateur (...)

modifier le réseau d'égouts interne afin de séparer les eaux météoriques des eaux produites par l'installation,

mettre en place un système de contrôle de la qualité et de la quantité d'eau produite par l'usine refluant dans le Garza (...) ainsi que dans les égouts publics,

concevoir et mettre en place un plan d'imperméabilisation du pavement de l'installation (...)

assurer une surveillance du site afin d'évaluer avec précision la présence éventuelle de substances polluantes dans le sous-sol, la structure hydrogéologique du territoire ainsi que les niveaux de danger pour les nappes phréatiques situées à proximité et destinées à la consommation (...)

(...) porter le périmètre de l'installation à la hauteur minimale de cent vingt-trois mètres au-dessus du niveau de la mer (...) »

La région décida en outre ce qui suit :

« (...) la proximité des habitations exige que l'activité de l'usine soit contrôlée en permanence quant aux poussières libérées dans l'atmosphère, aux COV (composés organiques volatils) et aux nuisances sonores. Partant, il faut poser entre l'installation et les habitations une cellule permettant de mesurer les émissions de poussières et le bruit générés par l'installation. Quant à la quantité de COV, le dispositif de surveillance devra être positionné près de l'i nstallation en accord avec les autorités compétentes ;

l'entreprise devra également effectuer des contrôles périodiques des émissions de bruits. »

La région décida que l'exécution desdites prescriptions devait être vérifiée lors du renouvellement de l'autorisation d'exploitation de l'usine, qui devait expirer le 30 avril 2004.

50. Le 28 avril 2004, la procédure d'évaluation ordonnée par le tribunal administratif s'acheva et le ministère de l'Environnement prit un nouveau décret de VIA.

Le ministère observa d'emblée qu'Ecoservizi assurait le traitement de 27 % des déchets du nord de l'Italie et de 23 % des déchets au niveau national. Il considéra ensuite que les prescriptions fixées par la région devaient permettre une amélioration considérable des conditions de fonctionnement et de contrôle de l'usine et exprima un avis positif quant à la continuation de l'activité d'Ecoservizi, sous réserve que l'entreprise respecte lesdites prescriptions.

51. La requérante attaqua le décret de VIA devant le tribunal administratif du Latium et présenta en même temps une demande de sursis à exécution.

52. Par une ordonnance du 24 juillet 2004, le tribunal administratif rejeta cette demande, au motif que la requérante n'avait pas signifié le recours au ministère de l'Environnement.

L'abréviation VIA est-elle exacte ?

C. Les plaintes concernant l'activité d'Ecoservizi et les contrôles effectués par les autorités compétentes

53. A la suite de nombreuses réclamations présentées par la requérante et d'autres personnes résidant à proximité de l'usine, le bureau d'hygiène publique et environnementale de l'ASL de Brescia ainsi que l'ARPA établirent plusieurs rapports concernant l'activité d'Ecoservizi.

54. En particulier, le 21 septembre 1993, les experts de l'ASL effectuèrent un contrôle des émissions de l'usine et purent constater un dépassement des limites prévues par la loi pour certains éléments, tels que le nickel, le plomb, l'azote et les sulfates. Le rapport établi par l'ASL indique que les autorités judiciaires furent informées des résultats des analyses.

55. Le 8 mars 1995, les experts de l'ASL effectuèrent une visite de l'usine. Ils constatèrent la présence d'une poussière blanche qui s'était déposée à l'intérieur et à l'extérieur de l'installation après un accident survenu pendant les opérations de remplissage d'un silo de chaux hydratée.

A cette occasion, les experts remarquèrent la présence dans l'enceinte de l'installation de plusieurs conteneurs qui étaient destinés aux déchets toxiques et qui n'avaient pas été neutralisés après usage. Par une note du 27 avril 1995, l'ASL enjoignit à l'entreprise de déplacer les conteneurs afin d'éviter tout risque de contamination du terrain, dû notamment à l'absence d'imperméabilisation du sol. Il ressort du rapport que l'ASL déposa une plainte auprès des autorités judiciaires compétentes.

56. Dans un rapport établi le 31 juillet 1997, la section des carabiniers spécialisée dans les questions de santé ( Nucleo antisofisticazioni) informa la province de Brescia qu'une plainte avait été déposée contre le représentant légal d'Ecoservizi pour inexécution des contraintes fixées par les autorisations d'exploitation de l'usine.

57. Entre 1999 et 2003, la municipalité de Brescia sollicita à plusieurs reprises l'intervention de la région Lombardie afin d'obtenir la délocalisation de l'installation vers un emplacement plus sûr et adapté aux besoins productifs croissants de l'usine.

58. Le 28 décembre 2002, la municipalité de Brescia, afin de soulager la requérante des nuisances entraînées par l'usine, relogea provisoirement et gratuitement la famille Giacomelli en attendant l'issue du contentieux judiciaire avec Ecoservizi.

59. Le 15 mai 2002, l'ARPA établit un rapport technique concernant Ecoservizi à l'occasion d'une intervention d'urgence sur les lieux sollicitée par la requérante et ses voisins. Les experts relevèrent la présence dans l'atmosphère d'un taux élevé d'ammoniaque, révélateur d'un dysfonctionnement dans le processus de détoxication. Ils conclurent que l'entreprise avait omis d'activer les dispositifs nécessaires afin de vérifier la compatibilité des déchets à détoxiquer avec les caractéristiques de l'installation. A leurs yeux, celle-ci présentait par ailleurs des déficiences structurelles pouvant donner lieu à des dysfonctionnements générateurs d'émissions de vapeurs et de gaz.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

60. L'article 6 de la loi n o 349 de 1986 sur l'environnement, adoptée conformément à la directive européenne 85/337/CEE, dispose que tout projet susceptible d'occasionner d'importantes modifications de l'environnement

« doit être communiqué, avant d'être approuvé, au ministère de l'Environnement, au ministère du Patrimoine culturel et environnemental et à la région intéressée, aux fins d'une procédure d'évaluation de l'impact sur l'environnement (« VIA »). La communication doit indiquer la localisation de l'installation, la description des déchets liquides et solides, ainsi que des émissions polluantes et des nuisances sonores occasionnées par l'installation. Elle doit également décrire les dispositifs tendant à éviter les dommages pour l'environnement ainsi que les mesures de sauvegarde et de surveillance de l'environnement. L'annonce de la communication doit paraître, à la charge du demandeur, dans le quotidien le plus diffusé dans la région intéressée ainsi que dans un quotidien à tirage national.

Le ministère de l'Environnement, conjointement avec le ministère du Patrimoine culturel et environnemental, et après consultation préalable de la région intéressée, prend une décision dans un délai de quatre-vingt-dix jours sur la compatibilité du projet avec les normes environnementales.

Lorsque le ministère de l'Environnement constate des comportements contraires à la décision sur la compatibilité avec l'environnement, ou tendant à mettre en péril l'équilibre écologique et environnemental, il ordonne la suspension des travaux et porte la question à l'attention du conseil des ministres. »

61. L'article 1 du décret du président du Conseil des ministres n o 377 de 1988 indique les types de projets qui doivent être soumis à la procédure d'évaluation prévue par la loi n o 349 de 1986. La lettre f dudit article fait référence aux « installations visant le traitement de déchets toxiques et nocifs par un (...) processus chimique ».

62. La loi n o 441 de 1987, modifiée par le décret législatif n o 22 de 1997, contient des dispositions en matière de traitement de déchets et de protection de l'environnement.

L'article 27 dudit décret réglemente l'octroi des autorisations d'exploiter les installations de traitement de déchets. La région procède à l'examen préliminaire des projets de nouvelles installations de traitement et stockage de déchets urbains, spéciaux, toxiques et nocifs par le biais de concertations ( conferenze) auxquelles participent les représentants de la région et des autres collectivités locales concernées.

Si le projet d'installation examiné par la région doit faire l'objet au préalable d'une étude d'évaluation de l'impact sur l'environnement au sens de la loi n o 349 de 1986, la procédure d'autorisation est suspendue dans l'attente de la décision du ministère de l'Environnement.

63. A l'issue de l'examen du projet, la région autorise l'activité de l'installation par une décision administrative imposant à l'exploitant les conditions et les prescriptions nécessaires à la sauvegarde de l'e nvironnement. L'autorisation a une validité de cinq ans et est renouvelable.

Lorsqu'il ressort des contrôles sur l'activité de l'installation que les conditions fixées par l'administration ne sont pas respectées, l'activité de l'installation est suspendue pendant une période de douze mois au plus. Par la suite, si l'activité de l'installation n'a pas été mise en conformité avec les prescriptions de l'autorisation, cette dernière est révoquée (article 28 du décret n o 22 de 1997).

64. L'article 21 de la loi n o 1034 de 1971 prévoit que quiconque est fondé à craindre que son droit risque de subir une atteinte imminente et irréparable découlant de l'exécution de l'acte administratif attaqué ou du comportement de l'administration peut demander au tribunal administratif de prendre des mesures d'urgence visant à garantir provisoirement, selon les circonstances, que la décision sur le fond puisse déployer ses effets.

EN DROIT

I. SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

65. Le Gouvernement soutient que la requête est prématurée, la dernière procédure entamée par la requérante étant à ce jour pendante devant le tribunal administratif. Affirmant que le recours devant les juridictions administratives est effectif et accessible, le Gouvernement estime qu'il faut que la requérante attende l'issue de cette procédure.

66. La requérante conteste le raisonnement du Gouvernement. Elle fait valoir que, à partir de 1994, elle a demandé à plusieurs reprises au juge administratif de faire cesser l'activité de l'usine. Cependant, en dépit des réponses favorables à ses demandes de sursis et de l'évaluation négative concernant l'impact de l'usine sur l'environnement, il n'a jamais été mis un terme à cette activité.

67. La Cour rappelle que dans la décision sur la recevabilité de la présente affaire, rendue le 15 mars 2005, elle a jugé que l'exception du Gouvernement tirée du caractère prématuré de la requête devait être jointe à l'examen du fond de l'affaire. Eu égard à l'essence du grief soulevé par la requérante, elle ne peut que confirmer cette conclusion.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

68. La requérante se plaint que le bruit persistant et les émissions nocives générées par l'usine, située à seulement trente mètres de son habitation, constituent une grave nuisance pour son environnement ainsi qu'u n risque permanent pour sa santé et son domicile, au mépris de l'article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'a utrui. »

A. Thèses des parties

1. La requérante

69. La requérante fait valoir que l'usine d'Ecoservizi s'est beaucoup développée depuis sa création en 1982, jusqu'à parvenir à une distance de trente mètres à peine de la maison qu'elle-même habitait déjà depuis plusieurs années lorsque l'activité de l'usine a débuté, et à atteindre une capacité productive annuelle d'environ 200 000 mètres cubes de déchets nocifs.

70. Notamment depuis 1991, l'activité de l'usine se caractériserait de plus en plus par une émission continue de bruits et d'odeurs, empêchant la requérante de se reposer et de vivre convenablement, et représenterait un danger constant pour la santé et le bien-être de toute personne résidant à proximité. La requérante soutient qu'une telle situation est totalement incompatible avec le respect de son droit à la vie privée, au domicile et à la santé et allègue que les mesures prises par l'entreprise ne sont pas suffisantes pour supprimer les nuisances produites par l'usine et le risque que représente son activité.

71. La requérante fait valoir en outre que la procédure d'évaluation de l'impact sur l'environnement, qui aurait dû selon la loi constituer un préalable indispensable à l'exploitation de l'usine, n'a été engagée qu'a près plusieurs années d'activité d'Ecoservizi. De plus, selon elle, l'entreprise et l'administration n'ont jamais respecté les décrets selon lesquels l'activité de l'usine était incompatible avec les normes environnementales et n'ont pas pris en considération les prescriptions du ministère de l'Environnement. Elle estime qu'on ne saurait conclure que le traitement de déchets toxiques et nocifs puisse avoir une utilité publique dans ces conditions.

2. Le Gouvernement

72. Le Gouvernement ne conteste pas qu'il y ait eu ingérence dans le droit de la requérante au respect de son domicile et de sa vie privée. Il affirme cependant que ladite ingérence était justifiée au regard du second paragraphe de l'article 8 de la Convention.

Le Gouvernement affirme que les décisions administratives autorisant l'activité d'Ecoservizi ont été prises conformément à la loi et dans le but de sauvegarder la santé publique et le bien-être économique de la région. L'e ntreprise, en assurant le traitement de la presque totalité des déchets industriels de la région, permettrait le développement de l'activité industrielle régionale et la protection de la santé publique de la communauté.

73. Selon le Gouvernement, la présente espèce se distingue de l'affaire Guerra et autres c. Italie (arrêt du 19 février 1998, § 57, Recueil des arrêts et décisions 1998-I) pour deux raisons : premièrement, l'activité d'Ecoservizi respecte le droit fondamental à la santé publique et, deuxièmement, la dangerosité de l'installation n'est pas prouvée en l'espèce, tandis que dans l'affaire Guerra et autres il n'était pas contesté que les émissions de l'usine chimique comportaient des risques pour les habitants de la ville de Manfredonia. Le Gouvernement souligne ensuite la différence entre la présente espèce et l'affaire López Ostra c. Espagne (arrêt du 9 décembre 1994, série A n o 303-C), dans laquelle l'activité de la station d'épuration n'était pas indispensable à la communauté locale. Insistant sur l'utilité publique de l'activité d'Ecoservizi, il rappelle qu'il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l'individu et de la société dans son ensemble, et qu'il existe une jurisprudence claire de la Cour en faveur d'une ample marge d'appréciation des Etats en matière d'e nvironnement.

74. Le Gouvernement attire en outre l'attention de la Cour sur les dernières décisions des autorités internes.

Il fait valoir en premier lieu que le 23 juillet 2004 le tribunal administratif de Lombardie, après avoir pris en compte tous les éléments pertinents de l'affaire, a rejeté la demande présentée par la requérante en vue d'o btenir le sursis à l'exécution de la dernière autorisation de l'activité d'Ecoservizi. Il rappelle ensuite que la dernière procédure de VIA s'est terminée, le 28 avril 2004, par un avis favorable du ministère de l'Environnement.

Selon le Gouvernement, ces faits prouvent que les autorités compétentes ont évalué l'activité de l'usine dans son ensemble et, tout en imposant à l'entreprise certaines prescriptions, l'ont jugée compatible avec les normes en matière d'environnement et non dangereuse pour la santé humaine.

75. Le Gouvernement soutient en outre qu'Ecoservizi, entreprise très connue du public à cause, entre autres, des démarches judiciaires et des dénonciations de M me Giacomelli, a été l'objet de fréquents contrôles de la part des autorités compétentes, ce qui exclut tout danger pour la santé de la requérante. Cette dernière, dans le seul but de faire cesser l'activité de l'usine ou d'en obtenir la délocalisation, se bornerait à alléguer la violation de son droit à la santé, sans toutefois prendre en considération les efforts accomplis par les autorités compétentes pour améliorer la situation et sans expliquer ni prouver les effets nocifs sur sa santé.

B. Appréciation de la Cour

76. L'article 8 de la Convention protège le droit de l'individu au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Le domicile est normalement le lieu, l'espace physiquement déterminé où se développe la vie privée et familiale. L'individu a droit au respect de son domicile, conçu non seulement comme le droit à un simple espace physique mais aussi comme le droit à la jouissance, en toute tranquillité, dudit espace. Des atteintes au droit au respect du domicile ne visent pas seulement les atteintes matérielles ou corporelles, telles que l'entrée dans le domicile d'une personne non autorisée, mais aussi les atteintes immatérielles ou incorporelles, comme les bruits, les émissions, les odeurs et autres ingérences. Si les atteintes sont graves, elles peuvent priver une personne de son droit au respect du domicile parce qu'elles l'empêchent de jouir de son domicile ( Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], n o 36022/97, § 96, CEDH 2003-VIII).

77. Ainsi, la Cour a déclaré applicable l'article 8 dans l'affaire Powell et Rayner c. Royaume-Uni (arrêt du 21 février 1990, § 40, série A n o 172), car « le bruit des avions de l'aéroport de Heathrow a[vait] diminué la qualité de la vie privée et les agréments du foyer [de chacun] des requérants ». Dans l'affaire López Ostra (arrêt précité, § 51) concernant la pollution par les bruits et les odeurs d'une station d'épuration, la Cour a estimé que « des atteintes graves à l'environnement peuvent affecter le bien-être d'une personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale, sans pour autant mettre en grave danger la santé de l'intéressée ». Dans l'affaire Guerra et autres (arrêt précité, § 57), la Cour a observé que « l'incidence directe des émissions [de substances] nocives sur le droit des requérantes au respect de leur vie privée et familiale permet[tait] de conclure à l'applicabilité de l'article 8 ». Enfin, dans l'affaire Surugiu c. Roumanie (n o 48995/99, 20 avril 2004) relative à diverses entraves, dont l'entrée de tierces personnes dans la cour de la maison du requérant et le déversement par ces personnes de plusieurs charrettes de fumier devant la porte et sous les fenêtres de la maison, la Cour a estimé que ces entraves constituaient des ingérences répétées dans l'exercice par le requérant de son droit au respect de son domicile et a conclu à l'applicabilité de l'article 8 de la Convention.

78. L'article 8 peut trouver à s'appliquer dans les affaires d'environnement, que la pollution soit directement causée par l'Etat ou que la responsabilité de ce dernier découle de l'absence de réglementation adéquate de l'activité du secteur privé. Que l'on aborde l'affaire sous l'angle d'une obligation positive à la charge de l'Etat qui consisterait à adopter des mesures raisonnables et adéquates pour protéger les droits que les requérants puisent dans le paragraphe 1 de l'article 8, ou sous celui d'une ingérence d'une autorité publique à justifier sous l'angle du paragraphe 2, les principes applicables sont assez voisins. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l'individu et de la société dans son ensemble ; de même, dans les deux hypothèses, l'Etat jouit d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer les dispositions à prendre afin d'assurer le respect de la Convention. En outre, même pour les obligations positives résultant du paragraphe 1, les objectifs énumérés au paragraphe 2 peuvent jouer un certain rôle dans la recherche de l'équilibre voulu ( Powell et Rayner et López Ostra, précités, § 41, et § 51, respectivement).

79. La Cour estime que dans une affaire comme celle-ci, qui a trait à des décisions de l'Etat ayant une incidence sur des questions d'environnement, l'examen auquel elle peut se livrer comporte deux aspects. Premièrement, elle peut apprécier le contenu matériel de la décision du gouvernement en vue de s'assurer que celle-ci est compatible avec l'article 8. Deuxièmement, elle peut se pencher sur le processus décisionnel pour vérifier si les intérêts de l' individu ont été dûment pris en compte ( Taşkın et autres c. Turquie, n o 46117/99, § 115, CEDH 2004-X).

80. Quant à l'aspect matériel, la Cour a déclaré à plusieurs reprises que dans des affaires liées à l'environnement l'Etat devait jouir d'une marge d'appréciation étendue ( Hatton et autres , précité, § 100, Buckley c. Royaume-Uni , 25 septembre 1996, §§ 74-77, Recueil 1996-IV, et Taşkın et autres, précité, § 116).

Il appartient aux autorités nationales d'évaluer en premier lieu la « nécessité » d'une ingérence. En effet, elles sont en principe mieux placées qu'une juridiction internationale pour évaluer les exigences liées au traitement des déchets industriels dans un contexte local spécifique et pour décider des politiques environnementales et des mesures individuelles les plus adéquates dans le respect des besoins de la collectivité locale.

81. Pour justifier l'octroi à Ecoservizi de l'autorisation d'exploiter l'usine et les décisions de renouveler l'autorisation par la suite, le Gouvernement invoque les intérêts économiques de la région et du pays dans son ensemble et la nécessité de sauvegarder la santé publique des citoyens.

82. Cependant , la Cour doit veiller à ce que les intérêts de la communauté soient mis en balance avec le droit de l'individu au respect de son domicile et de sa vie privée. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, même si l'article 8 ne renferme aucune condition explicite de procédure, il faut que le processus décisionnel débouchant sur des mesures d'ingérence soit équitable et respecte comme il se doit les intérêts de l'i ndividu protégés par l'article 8 (voir, mutatis mutandis , McMichael c. Royaume-Uni , 24 février 1995, § 87, série A n o 307-B).

Il y a donc lieu d'examiner l'ensemble des éléments procéduraux, notamment le type de politique ou de décision en jeu, la mesure dans laquelle les points de vue des individus ont été pris en compte tout au long du processus décisionnel, et les garanties procédurales disponibles ( Hatton et autres, précité, § 104). Il n'en résulte pas pour autant que des décisions ne peuvent être prises par les autorités qu'en présence de données exhaustives et vérifiables sur tous les aspects de la question à trancher.

83. Lorsqu'il s'agit pour un Etat de traiter des questions complexes de politique environnementale et économique, le processus décisionnel doit tout d'abord comporter la réalisation des enquêtes et études appropriées, de manière à prévenir et évaluer à l'avance les effets des activités qui peuvent porter atteinte à l'environnement et aux droits des individus, et à permettre ainsi l'établissement d'un juste équilibre entre les divers intérêts concurrents en jeu ( Hatton et autres, précité, § 128). L'importance de l'accès du public aux conclusions de ces études ainsi qu'à des informations permettant d'évaluer le danger auquel il est exposé ne fait pas de doute (voir, mutatis mutandis, Guerra et autres, précité, § 60, et McGinley et Egan c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 97, Recueil 1998-III). Enfin, les individus concernés doivent aussi pouvoir former un recours contre toute décision, tout acte ou toute omission devant les tribunaux, s'ils considèrent que leurs intérêts ou leurs observations n'ont pas été suffisamment pris en compte dans le processus décisionnel (voir, mutatis mutandis, Hatton et autres, précité, § 128, et Taşkın et autres, précité, §§ 118-119).

84. Pour déterminer l'ampleur de la marge d'appréciation laissée à l'Etat défendeur, la Cour doit donc examiner si les intérêts de la requérante ont été dûment pris en compte et si l'intéressée a pu compter sur des garanties procédurales suffisantes.

85. La région Lombardie autorisa Ecoservizi à exploiter l'usine en question pour la première fois en 1982. L'installation était initialement vouée au stockage et au traitement de déchets dangereux et non dangereux. En 1989, l'entreprise fut autorisée à procéder au traitement de déchets nocifs et toxiques par détoxication, un processus impliquant l'emploi de substances chimiques de nature à entraîner des risques importants pour l'environnement et la santé humaine. Par la suite, en 1991, l'usine fut autorisée à augmenter la quantité de déchets à traiter et, par conséquent, l'installation fut adaptée aux nouvelles exigences de production, jusqu'à atteindre ses dimensions actuelles.

86. La Cour constate d'emblée que ni la décision d'autoriser Ecoservizi à exploiter l'usine ni celle d'accorder à l'entreprise le droit de traiter des déchets industriels par détoxication n'ont été précédées d'une étude ou d'une enquête appropriées, menées conformément aux dispositions légales applicables en la matière.

87. La Cour observe que l'article 6 de la loi n o 349 de 1986 dispose que le ministère de l'Environnement doit procéder à une étude préalable d'impact sur l'environnement (VIA) pour toutes installations dont l'activité est susceptible d'entraîner une dégradation de l'environnement, parmi lesquelles on compte celles visant le traitement de déchets nocifs et toxiques impliquant l'emploi de produits chimiques (paragraphes 60 et 61 ci-dessus).

88. Or force est de constater que la société Ecoservizi fut invitée à engager une telle étude seulement en 1996, soit sept ans après le début de l'activité de détoxication de déchets industriels.

89. La Cour relève de surcroît que durant la procédure de VIA, qui s'est terminée par un avis définitif le 28 avril 2004 seulement (paragraphe 50 ci-dessus), le ministère de l'Environnement a affirmé à deux reprises, par des décrets des 24 mai 2000 et 30 avril 2001 (paragraphes 38 et 41 ci-dessus), que l'activité de l'usine était incompatible avec les normes environnementales en raison de son emplacement géographique inadapté, et qu'il existait un danger concret pour la santé des personnes résidant à proximité.

90. Quant à la possibilité pour l'intéressée d'avoir accès aux autorités judiciaires et d'exposer ses observations, la Cour note qu'entre 1994 et 2004 la requérante introduisit devant le tribunal administratif régional cinq recours tendant à obtenir l'annulation des décisions de la région d'autoriser l'activité de l'entreprise, qui ont donné lieu à trois procédures judiciaires dont la dernière est toujours pendante. Conformément à la loi interne, elle eut également la possibilité de solliciter la suspension de l'activité de l'usine en demandant le sursis à l'exécution des décisions litigieuses.

91. La première des procédures entamées par la requérante se termina en 1998 par un rejet des juridictions administratives, notamment au motif que l'intéressée avait omis d'attaquer les décisions par lesquelles la région avait autorisé une augmentation du volume de l'activité d'Ecoservizi (paragraphe 20 ci-dessus).

92. En revanche, dans le cadre de la deuxième procédure contentieuse, le tribunal administratif régional de Lombardie et le Conseil d'Etat, par des arrêts des 29 avril 2003 et 25 mai 2004 respectivement, conclurent que l'activité de l'usine n'avait pas de base légale et qu'il fallait en conséquence la suspendre avec effet immédiat (paragraphes 27 et 29 ci-dessus).

Selon la législation en vigueur, l'activité de l'usine devait être suspendue pour permettre à l'entreprise de se conformer aux normes de protection de l'environnement et d'obtenir ainsi un avis favorable de la part du ministère de l'Environnement.

Cependant, l'administration n'ordonna à aucun moment la fermeture de l'installation.

93. La Cour considère que l'administration de l'Etat a omis de se conformer à la législation interne en matière d'environnement et a refusé par la suite, dans le cadre de la deuxième procédure contentieuse, d'e xécuter les décisions de justice reconnaissant l'irrégularité de l'activité litigieuse, anéantissant ainsi les garanties procédurales dont la requérante avait pu bénéficier auparavant et méconnaissant le principe de la prééminence du droit (voir, mutatis mutandis, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], n o 22774/93, § 63, CEDH 1999-V).

94. Elle estime que le mécanisme procédural prévu par le droit interne pour garantir la protection des droits individuels, notamment l'obligation d'effectuer une étude d'impact environnemental préalablement à tout projet potentiellement nuisible pour l'environnement, et la possibilité pour tout citoyen concerné de participer à la procédure d'autorisation et de saisir les autorités judiciaires pour faire valoir ses propres observations et obtenir, le cas échéant, la suspension de l'activité dangereuse, s'est révélé en l'espèce dépourvu d'effet utile pendant une très longue période.

95. Par ailleurs, la Cour ne peut souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle le décret du ministère de l'Environnement du 28 avril 2004, autorisant la continuation de l'activité de l'usine, et la décision du tribunal administratif de Lombardie du 23 juillet 2004 rejetant la dernière demande de sursis de la requérante démontreraient le manque de dangerosité de l'activité de l'installation litigieuse et prouveraient les efforts accomplis par les autorités internes pour ménager le juste équilibre entre les intérêts de la collectivité et ceux de la requérante.

96. Pour la Cour, à supposer même qu'après le décret de VIA du 28 avril 2004 les mesures et prescriptions y indiquées aient été mises en place et que les mesures nécessaires pour protéger les droits de la requérante aient été prises, cela n'efface pas le fait que pendant plusieurs années celle-ci a subi une atteinte grave à son droit au respect de son domicile en raison de l'activité dangereuse de l'usine, bâtie à trente mètres de son habitation.

97. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que, nonobstant la marge d'appréciation reconnue à l'Etat défendeur, celui-ci n'a pas su ménager un juste équilibre entre l'intérêt de la collectivité à disposer d'une usine de traitement de déchets industriels toxiques et la jouissance effective par la requérante du droit au respect de son domicile et de sa vie privée et familiale.

98. Par conséquent, la Cour rejette l'exception préliminaire du Gouvernement et conclut à la violation de l'article 8 de la Convention.

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

99. Aux termes de l 'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

100. La requérante demande la somme de 1 500 000 euros (EUR) pour dommage matériel et sollicite un montant équivalent pour dommage moral.

Elle affirme également être prête à renoncer à une partie des sommes demandées s'il est immédiatement mis un terme à l'activité d'Ecoservizi ou si l'installation est déplacée vers un autre site.

101. Le Gouvernement considère ces montants exorbitants et estime que le constat de violation représente une satisfaction équitable suffisante.

102. En ce qui concerne les mesures spécifiques demandées par la requérante, la Cour rappelle que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l'essentiel et qu'en général il appartient en premier lieu à l'Etat en cause, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens à mettre en œuvre dans son ordre juridique interne pour s'acquitter de son obligation au regard de l 'article 46 de la Convention (voir, entre autres, Öcalan c. Turquie [GC], n o 46221/99, § 210, CEDH 2005-IV).

103. Pour ce qui est du préjudice matériel, la Cour observe que la requérante a omis d'étayer sa demande et n'a pas indiqué le lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel qu'elle aurait subi.

104. La Cour juge cependant que la violation de la Convention a causé à la requérante un dommage moral certain et considérable. L'intéressée a ressenti de l'angoisse et de l'anxiété en voyant la situation perdurer pendant des années. En outre, elle a dû entamer plusieurs procédures judiciaires contre les décisions irrégulières d'autoriser l'activité de l'usine. Un tel préjudice ne se prête pas à un calcul exact. Statuant en équité, la Cour alloue à la requérante le somme de 12 000 EUR.

B. Frais et dépens

105. La requérante demande le remboursement des frais et dépens exposés devant les autorités nationales et devant la Cour. Dans ses relevés de frais, elle chiffre les premiers à 19 365 EUR et les seconds à 3 598 EUR.

106. Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour.

107. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l'allocation des frais et dépens exposés par le requérant ne peut intervenir que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, parmi beaucoup d'autres, Belziuk c. Pologne , 25 mars 1998, § 49, Recueil 1998-II, et Sardinas Albo c. Italie , n o 56271/00, § 110, 17 février 2005).

108. La Cour estime que les frais exposés par la requérante devant les juridictions internes l'ont été en partie pour remédier à la violation constatée et doivent être remboursés (voir, a contrario , l'arrêt Serre c. France , n o 29718/96, § 29, 29 septembre 1999). Il convient donc de lui allouer, statuant en équité, 5 000 EUR à ce titre. Par ailleurs, la Cour estime raisonnable de lui accorder la somme réclamée pour la procédure devant la Cour. Par conséquent, la Cour décide d'octroyer à la requérante la somme de 8 598 EUR.

C. Intérêts moratoires

109. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l'exception préliminaire du Gouvernement et la rejette après examen au fond ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;

3. Dit

a) que l 'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 12 000 EUR (douze mille euros) pour dommage moral,

ii. 8 598 EUR (huit mille cinq cent quatre-vingt-dix-huit euros) pour frais et dépens,

iii. plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur lesdites sommes ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.