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Décisions

TA Bordeaux, 4e ch., 10 avril 2019, n° 1704873

BORDEAUX

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Rapporteur :

M. Cristille

Rapporteur public :

M. Ferrari

TA Bordeaux n° 1704873

9 avril 2019

Vu la procédure suivante

Par une requête enregistrée au greffe du tribunal administratif de Bordeaux le 10novembre 2017 et un mémoire déposé le 14 février 2019, Mme Fatima L représentée par Me Laure Labarrière. avocate, demande au tribunal

1°) d’annuler l’arrêté du 16 octobre 2017 par lequel le directeur du centre départemental de l’enfance et de la famille lui a infligé la sanction disciplinaire d’exclusion de fonctions pour une durée de quatre mois dont un mois avec sursis

2°) d’enjoindre sous astreinte au département de la Gironde et au centre départemental de l’enfance et de la famille de régulariser sa situation administrative et de retirer de son dossier toutes mentions ou documents relatifs à cette sanction

3°) de mettre à la charge du département de la Gironde et du centre départemental de l’enfance et de la famille la somme de 2 000 euros au titre de l’article L. 76 l-1 du code de justice administrative.

Par un mémoire en défense enregistré le 14 décembre 2018, le département de la Gironde et le centre départemental de l’enfance et de la famille représentés par la SCP d’avocats Delavallade-Gélibert-Delavoye concluent au rejet de la requête et à la condamnation de Mme L à leur verser la somme de 2 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier;

Vu:

- la loi n° 83-634 du 13juillet1983

- la loi n° 86-33 du 9janvier 1986;

- la loi n°2016-1691 du 9décembre2016;

- le décret n° 89-822 du 7 novembre 1989;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique:

- le rapport de M. Cristille, premier conseiller conseiller,

- les conclusions de M. Ferran rapporteur public,

- les observations de Me L. Labarrière représentant Mmc L présente à l’audience,

- et celles de Me Sébastien Galley de la SCP Delavallade-Gélibert-Delavoye représentant le département de la Gironde et le centre départemental de l’enfance et de la famille.

Une note en délibéré présentée par le département de la Gironde a été enregistrée le 19 avril 2019.

Considérant ce qui suit

1. Mmc L aide-soignante principale titulaire, est en poste au site d’Eysines du centre départemental de l’enfance et de la famille. Ce service dont le financement est assuré par le département de la Gironde accueille sans conditions tout mineur admis à l’aide sociale à l’enfance. Par arrêté du 16 octobre 2017, le directeur du centre départemental de l’enfance et de la famille a prononcé à l’encontre de Mmc L la sanction disciplinaire du troisième groupe d’exclusion temporaire de fonctions de quatre mois assortie d’un sursis d’un mois. La sanction est fondée sur quatre motifs tirés de ce qu’en rendant publiques des informations internes et en divulguant des faits constatés sur son lieu de travail, l’agent a manqué à son devoir de discrétion professionnelle, à son devoir de réserve et à son devoir de loyauté, et de ce que par ces agissements, il a été porté atteinte à l’image et au crédit du centre départemental de l’enfance et de la famille. Mmc L demande l’annulation de cette sanction.

Sur la fin de non-recevoir soulevée au défense

2. Le département soutient que la requête est irrecevable en ce qu’elle n’est dirigée que contre l’arrêté du 16 octobre 2017 alors que cet arrêté a été modifié par deux arrêtés du 2 novembre et du 6 décembre 2017 du directeur du centre départemental de l’enfance et de la famille qui n’ont pas été contestés. Toutefois, ces deux arrêtés ne portent que sur la date de mise en application de la sanction, initialement fixée par l’arrêté du 16 octobre 2017 au 1novembre 2017 et repoussée à deux reprises pour tenir compte du congé de maladie de Mmc L Ainsi ces deux arrêtés n’ont pas eu pour effet d’abroger l’arrêté attaqué du 16 octobre 2017 qui porte la décision de sanction. Il s’ensuit que la fin de non-recevoir doit être écartée.

Sur les conclusions à fin d’annulation

Sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête

3. Aux termes de l’article 29 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires : « Tonic faute commise par un fonctionnaire dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses Jimctions l’expose à une sanction disciplinaire sans préjudice, le cas échéant, des peines prévues par la loi pénale n. L’article 6 ter A de cette loi énonce que « Aucun fonctionnaire ne peut être sanctionné ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, pour avoir signalé une alerte dans le respect des articles 6 à 8 de la loi n° 2016-1 691 du 9 décembre 2016 relative à la transparenôe, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Toute disposition ou tout acte contraire est nul de plein droit. (...) ».

4. Selon l’article 6 de la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique : « Un lanceur d’alerte est une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un pre’judice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance. ». Aux termes de l’article 8 de cette loi : « I, - Le signalement d’une alerte est porté à la connaissance du supérieur hiérarchique, direct ou indirect, de l’employeur ou d’un référent désigné par celui-ci. / En l’absence de diligences de la personne destinataire de l’alerte mentionnée au premier alinéa du présent I à vérfiem dans un délai raisonnable, la recevabilité du signalement, celui—ci est adressé à l’autorité judiciaire, à l’autorité administrative ou aux ordres professionnels. / En dernier ressort, à défaut de traitement par l’un des organismes mentionnés au deuxième alinéa du présent I dans un délai de trois mois, le signalement peut être rendu public. / Il. - En cas de danger grave et imminent ou en présence d’un risque de dommages irréversibles, le signalement peut être porté directement à la connaissance des organismes mentionnés au deuxième alinéa du I. Il peut être rendu public. / III. – Des procédures appropriées de recueil des signalements émis par les membres de leur personnel ou par des collaborateurs extérieurs et occasionnels sont établies par les personnes morales de droit public ou de droit privé d’an moins cinquante salariés, les administrations de l’Etat, les communes de plus de 10 000 habitants ainsi que les établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre dont elles sont me,, ibres, les départements et les régions, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’Etat. / IV - Toute personne peut adresser son signalement au De’fenseur des droits afin d’être orientée vers l’organisme approprié de recueil de l’alerte. / Les faits, informations ou documents, quel que soit leur forme ou leur support, couverts par le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client sont exclus du régime de l’alerte défini par le présent chapitre. ».

5. Il ressort des pièces du dossier que la décision attaquée sanctionne, pour les motifs exposés au point 1, une « lettre ouverte », signée par Mrne L ainsi que par plusieurs de ses collègues éducateurs et adressée le 3 avril 2017 entre autres aux plus hautes autorités de l’Etat et à plusieurs médias et sites d’informations, dénonçant, sous le titre « Les enfants sacrifiés de la République n, ((les situations dramatiques que vivent et endurent les enfants confiés au conseil départemental de la Gironde et placés au centre départemental de l’enfance et de la famille d’Eysines » faites « de fugues quotidiennes, d’abus sexuels, de viols entre usagers, d’agressions physiques, de passages à l’acte violents entre enfants et sur le personnel, perdurant (au minimum 150 évènements répertoriés 2016/2017) », et, d’autre part, l’apathie de la hiérarchie du centre départemental, accusée de cautionner «une violence omniprésente et devenue endémique dans cet établissement ». La sanction est également fondée sur le témoignage livré par Mmc L dans un article publié le 6 avril 2017 dans le journal Sud-Ouest intitulé « Le foyer de l’enfance sous tension » où celle-ci racontait des faits auxquels elle avait été confrontée sur le lieu de travail.

6. Mmc L reconnaît avoir signé la lettre ouverte du 3 avril 2017 et avoir témoigné dans l’article publié dans le quotidien Sud-Ouest du 6 avril 2017 en qualité de membre du personnel du centre. Pour contester la sanction qui la frappe, elle fait valoir que ces démarches constituaient des signalements entrant dans le champ d’application de l’article 6 de la loi du 9 décembre 2016 et lui ouvrant droit au bénéfice de la protection garantie aux lanceurs d’alerte.

7. Aux termes des dispositions du II de l’article 8 de la loi du 9 décembre 2016 rappelées ci-dessus, en cas de danger grave et imminent ou en présence d’un risque de dommages irréversibles, le signalement peut être rendu public. Il en résulte que le département ne peut utilement invoquer à l’encontre de ce signalement la spécificité de cette structure d’accueil d’enfants en difficulté et les diligences qu’il a accomplies.

8. Il résulte de l’instruction que la lettre ouverte du 3 avril 2017 et le témoignage paru dans l’article de presse du 6 avril 2017 qui sont retenus à l’encontre de Mmc L dénoncent des dysfonctionnements et des maltraitances d’une particulière gravité menaçant la santé et l’intégrité de mineurs pris en charge, un climat délétère et une montée de la violence entre mineurs accueillis et vis-à-vis du personnel dans la structure. Alors même qu’aux dires du département, certains des faits signalés se sont déroulés en 2016, des faits de même nature porteurs de risques graves se produisaient à la date des signalements ce qui n’est pas contesté par le département et ce que confirment les pièces du dossier. Ainsi, en effectuant la divulgation publique de ces faits, Mmc L a dénoncé une menace grave et un risque de dommages irréversibles dont elle a eu personnellement connaissance et qu’elle a voulu faire cesser.

9. Dans ces circonstances, la requérante est fondée à se prévaloir de la protection légale octroyée aux agents publics par les dispositions précitées qui fait obstacle à ce qu’une sanction disciplinaire lui soit infligée pour avoir révélé publiquement ces faits. La sanction contestée doit par suite être déclarée nulle et de nul effet.

Sur les conclusions aux fins d’injonction et d’astreinte

10. Le présent jugement implique nécessairement que le département de la Gironde procède à la reconstitution de la carrière de la requérante et au retrait du dossier de l’agent de toute mention de la sanction d’exclusion des fonctions. Il y a lieu d’enjoindre au département de la Gironde d’y procéder dans le délai de deux mois à compter de la notification du présent jugement. Il n’y a pas lieu d’assortir cette injonction d’une astreinte.

Sur les frais d’instance

Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de Mme L qui n’est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme dont le département de la Gironde demande le versement au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de mettre à la charge du département de la Gironde, une somme de 1 500 euros au profit de Mme L au titre des mêmes dispositions.