CA Limoges, ch. soc., 11 avril 2024, n° 22/00805
LIMOGES
Arrêt
Autre
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Pugnet
Conseillers :
Mme Voisin, Mme Perrier
Avocats :
Me Durand-Marquet, Me Lemaitre, Me Debernard-Dauriac, Me Rebiffe
Exposé du litige
LA COUR
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M.[O] et M. [K] ont été fondateurs en 1996 de la société SETI Ingénierie Conseil - ci-après SETI - ayant notamment pour activité la conception assistée par ordinateur pour le nucléaire civil .
Après le départ de M.[K] en 1998, M.[O] en est resté gérant unique statutaire jusqu'en février 2004, date à laquelle les 500 parts sociales de la société ont été réparties à parts égales entre lui et M.[C], co-gérants.
A partir de 2012, des échanges sont intervenus entre les parties en vue de proposer à M.[H], qui avait été recruté par cette société en 1998 en une qualité d'ingénieur et qui occupait alors un poste de responsable d'une équipe de conception assistée par ordinateur, de le faire entrer dans le capital social.
Par un acte sous seing privé du 07 janvier 2013, M.[H] est devenu cessionnaire de 50 parts sociales, soit 25 parts cédées par M.[O] et 25 autres par M.[C] au prix, pour chacun, de 6.350 euros.
Postérieurement à la passation de cet acte, M.[O] s'est plaint de manoeuvres de déstabilisation menées à son encontre par M.[C], qui aurait usé des nouvelles règles de gouvernance faisant que les décisions de gestion devaient désormais être prises à la majorité des trois associés, mais en les contournant et en l'excluant de discussions menées uniquement entre lui et M.[H].
Le 07 avril 2016, M.[O] a été convoqué à une assemblée générale ayant pour objet de le révoquer dans sa fonction de gérant au profit de M.[H], et cette révocation a été adoptée le 27 avril 2016 par 55% des voix.
En suite de cette décision, plusieurs instances judiciaires on été initiées par M.[O] à l'encontre de la société SETI et/ou de M.[C], dont une en contestation de sa révocation de la fonction de gérant et une autre en reconnaissance d'une prise d'acte de la rupture de ses fonctions au sein de la société SETI au torts de celle-ci ; ces deux instances n'ont pas à ce jour fait l'objet de décisions définitives, la première étant pendante devant une cour d'appel sur renvoi après cassation et la seconde faisant l'objet d'un examen par la Cour de cassation.
En outre, par un acte du 13 mars 2017, M.[O] a fait assigner M.[H] devant le tribunal de commerce de Guéret aux fins de voir prononcer la nullité du contrat de cession de parts sociales passé le 07 janvier 2013 au motif prix du caractère dérisoire du prix de cession, ou, à titre subsidiaire, à raison d'un dol.
Par un premier jugement du 20 février 2019, le tribunal de commerce a ordonné une expertise judiciaire confiée à M. [I], lequel, dans son rapport déposé le 15 janvier 2020, a retenu une valeur de la société SETI se situant en 2013 entre 1.200.000 et 1.400.000 euros amenant à une valorisation de la part sociale à 2.600 euros au lieu des 254 euros sur la base desquels l'acte de cession a été conclu.
Par son jugement au fond du 19 octobre 2022, le tribunal de commerce de Guéret a toutefois débouté M.[O] de sa demande en nullité de l'acte et l'a condamné à payer à M.[H] la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'à supporter les entiers dépens.
Pour se déterminer, le tribunal de commerce a retenu que M.[O] a été lui-même l'artisan de la cession d'une infime partie du capital de la société et à un prix bas qu'il a lui-même proposé sans au préalable chercher à s'entourer d'une conseil et a écarté l'existence d'un dol.
Le 07 novembre 2022, M.[O] a relevé appel de ce jugement .
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Par ses dernières conclusions déposées le 19 janvier 2024 et auxquelles il est renvoyé, M.[O] demande à la cour, réformant le jugement attaqué et statuant à nouveau
' a titre principal :
- de retenir le caractère dérisoire du prix retenu aux termes du contrat de cession passée entre lui et M.[H], sans aucune autre contrepartie à la charge de M.[H] ;
- de prononcer en conséquence la nullité du contrat de cession et d'ordonner la réintégartion de vingt cinq parts sociales dans son patrimoine ;
' à titre subsidiaire :
- de prononcer la nullité du contrat de cession sur le fondement de l'article 1116 ancien du code civil- devenu article 1137 - soir pour dol et d'ordonner la réintégration de vongt cinq parts sociales dans son patrimoine;
' à titre infiniment subsidiaire :
- de prononcer la nullité du contrat de cession sur le fondement de l'article 1112 ancien du code civil - devenu article 1140 - soit pour violence- et d'ordonner la réintégration de vingt cinq parts sociales dans son patrimoine.
Par ses dernières conclusions déposées le 09 janvier 2024 auxquelles il est renvoyé, M.[H] demande à la cour de confirmer le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a limité le montant des dommages et intérêts à lui verser par M.[O] à la somme de 1 euro et, l'infirmant sur ce point, de le condamner à lui payer la somme de 20.000 euros en réparation du préjudice résultant du caractère manifestement abusif de la procédure, outre celle de 20.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile .
Motivation
SUR CE,
Il sera observé que la cession litigieuse a été passée le 07 janvier 2013 et que lui sont applicables les dispositions du code civil antérieures à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ayant porté réforme du droit des contrats.
M.[O] fonde son action en nullité pour vileté du prix sur les dispositions de l'article 1591 du code civil.
En application de ce texte, un prix qui est dérisoire équivaut à une absence de prix et entraîne la nullité de la cession pour absence de cause.
Ainsi, si le prix librement consenti et accepté s'impose aux parties en application de l'ancien article 1134 du code civil disposant que les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites, elles peuvent être révoquées pour les causes que la loi autorise et, en cas de cession portant sur des droits sociaux consentie moyennant un prix inférieur à la valeur des titres, celle-ci, nonobstant l'acceptation du prix par le cédant en toute connaissance de cause, peut être annulée en présence d'un prix dérisoire marquant l'absence d'un élément essentiel à la formation du contrat. Le principe de la libre fixation par les parties des conditions de leur accord ne fait donc pas obstacle à une nullité pour vil prix.
En l'espèce, M.[O] a cédé à M.[H] vingt cinq parts sociales de la société à un prix unitaire de 254 euros la part correspondant à leur valeur nominale et, même si ce prix a été identique à celui qui avait été retenu lors de précédentes cessions intervenues en 1998 au profit de M.[O] ou en 2004 au profit de M.[C], le prix ainsi fixé à cette valeur nominale, distincte de leur valeur réelle, ne permet pas d'écarter une action en nullité de la cession pour un prétendu défaut de prix sérieux .
En outre, une action de cette nature n'a pas à être écartée en cas comme en l'espèce d'une cession n'ayant porté que sur une partie des parts sociales représentant 5% du capital social, ou d'un prétendu long délai de réflexion qui aurait été laissé au cédant.
Il est également inopérant pour M. [H] de faire valoir qu'en l'absence d'une renonciation manifeste à l'acte qui a reçu exécution, M. [O] aurait tacitement renoncé à invoquer la nullité de la cession pour vil prix, une simple exécution volontaire n'étant pas suffisante à faire la preuve de la confirmation d'un acte.
Pour apprécier si le prix a été dérisoire, il convient uniquement de rechercher quelle était l'ordre de grandeur de la valeur vénale des parts sociales au jour de la vente, et si le prix stipulé, en ce compris les contreparties de nature diverses pouvant avoir été convenues entre les parties, a été sans commune mesure avec la valeur du bien cédé.
M.[O], tout en indiquant que les expertises réalisées à sa demande par Mme [M] et M.[E], tous deux commissaires aux comptes et experts près la cour d'appel de Paris, ont retenu une valeur des parts sociales de la société SETI à une somme de l'ordre de 4.200 euros la part, fait valoir que le rapport final de l'expert judiciaire M. [I], issu d'une évaluation mûrie et contradictoire, retient une valeur, au jour de la cession, de 2.600 euros la part, et c'est en s'appuyant sur cette valeur qu'il demande à la cour de dire que la vente à vil prix ou à un prix dérisoire de 254 euros ne fait pas de doute, avec un écart de 1 à 10 qui suffit selon lui à caractériser une absence de contrepartie réelle et sérieuse à la cession des parts.
M.[H] de son côté remet en cause l'évaluation des parts sociales retenue par l'expert M. [I] en faisant valoir que cet expert a occulté le caractère précaire de l'activité de la société SETI ; qu'ainsi, en 2008, la société SETI avait été alertée par EDF, son principal client, sur une politique d'achat fondée sur la mutualisation et une mise en concurrence de ses fournisseurs avec nécessité pour la société SETI de diversifier sa clientèle afin de ne pas être dépendante économiquement d'EDF et que ce risque était d'autant plus présent en 2012 que la société EDF avait posé de nouvelles conditions commerciales tenant à l'obtention d'une certification Qualité.
En premier lieu, il doit être observé que le programme de mise en oeuvre d'une mise à niveau pour répondre aux référentiels 'Qualités EDF ' avait été finalisé en fin d'année 2012.
En second lieu, la dépendance de la société SETI à la société EDF doit être relativisée ainsi que M.[O] s'en explique en page 25 à 27 de ses conclusions et en justifie avec des marchés de maintenance ou d'assistance conclus en février et avril 2012 pour une durée de cinq ans, une bienveillance d'EDF pour lui permettre de répondre en novembre 2012 à deux appels d'offres malgré un chiffre d'affaires minimal inférieur à 4 M€ et 2M€ et aucune mise en concurrence systématique qui n'est intervenue avant 2017.
Les rapports de la société avec ce client ne se traduisaient donc nullement en terme de précarité en début d'année 2013.
Enfin, entre l'exercice 2009-2010 et l'exercice 2012-2013, le chiffre d'affaires de la société SETI est passé de 1,34 M€ à 1,80 M€ et son résultat net de 133 K€ à 238 K€; si, pour l'exercice 2013-2014, son chiffre d'affaires a été réduit à 1,57 M€ avec un résultat net de 107K €, l'exercice 2014-2015 s'est lui traduit par un chiffre d'affaires de 1.85 M€ et un résultat net de 210 Capital €.
Ces chiffres ne dénotent pas davantage une précarité de l'activité de la société SETI au jour de la cession.
Au surplus, M.[H] ne produit aucune pièce l'autorisant à formuler une critique des opérations expertales qui ont été menées par M. [I] de manière complète et approfondie en s'appuyant sur les exercices 2010-2011, 2011-2012 et 2012-2013, avec un chiffre d'affaires moyen de 1,65M€ et un bénéfice moyen de 200 K€, et selon trois méthodes de calcul (la valeur de productivité de la société SETI, la capitalisation sur L'Excédent Brut d'Exploitation , dite EBE, et la capitalisation de la marge brute d'autofinancement et de la trésorerie) l'ayant conduit à retenir à la date de la cession une valorisation de l'entreprise comprise entre 1.200.000 € et 1.400.000 € et la valorisation d'un part entre 2.400 € et 2.800€.
Cette évaluation sera donc retenue et le prix fixé à la valeur nominale de 254€ la part jugé comme dérisoire par rapport à sa valeur réelle.
Toutefois, le faible montant du prix de vente ne suffit pas à entraîner la nullité de l'acte puisqu'il convient également de s'assurer que l'acte ou l'ensemble contractuel dans lequel celui-ci s' insère ne contient pas d'autres contreparties ou avantages institués au profit du vendeur et n'exige pas de l'acquéreur qu'il accomplisse des prestations plus substantielles.
M.[H] fait valoir que la cession ne s'est pas faite sans contreparties à sa charge et que le bas prix a trouvé sa cause dans l'économie générale de la transaction ; que, compte tenu de son implication personnelle de plus en plus marquée au sein de l'entreprise, la relation avec M.[O] et M.[C] avait évolué depuis 1988 pour s'apparenter à une relation d'associés sans lien de subordination entre eux et que, au cours de son entretien annuel en février 2012, interrogé sur ses prétentions salariales, il leur a répondu qu'il préférait devenir associé plutôt que de voir son salaire augmenter; que c'est dans ces circonstances, après que M.[H] et M.[C] aient attiré son attention sur les risques attachés à sa qualité d'associé au vu de la 'prétendue fragilité' de la société SETI, que les conditions financières de son association ont été discutées.
Il produit en pièce n°5 une projection qui avait été réalisée courant 2011-2012 sur les conditions de la cession envisagée qui mettait en parallèle le bénéfice de son intéressement à la société - avec un versement de dividendes alors évalué à de 17.700 € par an - avec la perte d'une prime d'activité de 4.000 € par an et la renonciation au paiement d'heures supplémentaires de l'ordre de 6.500 € par an, conduisant donc pour lui, avec une augmentation salariale de l'ordre de 2.400 € par an, à une majoration de ses revenus de l'ordre de 9.771 € bruts sur une année ; ce document prévoyait en outre le versement en novembre 2012 d'une prime de 6.350€ nommée 'achat des parts'.
S'agissant du versement des dividendes, seulement six mois après l'achat des parts sociales, M.[H] a perçu à ce titre un montant de 23.766 € calculé sur la totalité de l'exercice 2012-2013 et non seulement sur six mois.
S'agissant de la suppression de la prime annuelle d'activité, en sa qualité d'associé salarié, il a obtenu après chaque clôture d'exercice des années 2013, 2014 et 2015 sur son salaire et en sus des dividendes qui lui ont été réglés, une prime liée à ses parts sociales, dénommée 'prime d'associé', ' prime d'exercice' ou 'prime de bilan' de 4.150 € pour l'exercice 2012-2013, de 2.075 € pour l'exercice 2013-2014 et de 8.500 € pour l'exercice 2014-2015 compensant largement la perte d'une prime d'activité de 4.000 € par an qui lui était antérieurement versée et non totalement supprimée puisqu'une prime de cette nature de 2.000 € lui a encore été réglée en avril 2013 ; par ailleurs son salaire de base, qui était de 4.500 € bruts en 2012 , est passé à 4.700 € bruts en 2013 et à 4.900 € bruts en 2014.
S'agissant de la suppression du paiement d'heures supplémentaires, si M.[H] reconnaît ne plus avoir rempli de fiche d'heures supplémentaires, il indique que c'est tout simplement parce que celles-ci ne lui étaient plus payées; toutefois, comme en matière de droit du travail, il appartient à celui qui prétend avoir réalisé des heures supplémentaires de fournir des éléments de nature à étayer cette prétention et M.[H] est totalement défaillant à ce titre.
En revanche, il résulte des pièces produites qu'à partir de juillet 2012 et donc avant la signature de l'acte de cession, il avait cessé de comptabiliser et d'être rémunéré pour des heures supplémentaires correspondant à des heures travaillées le week-end .
L'absence de réalisation et donc de paiement d'heures supplémentaires, dont l'arrêt est intervenu antérieurement à l'acte de cession, ne peut donc être retenu comme ayant constitué une contrepartie à la charge de M.[H] .
De plus, M.[O] indique que, par l'octroi à M.[H] en novembre 2012 d'une prime exceptionnelle d'un montant brut de 8.000 € ou net de 6.350 €, c'est la société SETI qui a pris en charge la moitié du prix de cession, ce qui est réfuté par M.[H] qui indique que cette prime lui a été accordée au titre d'une affaire 'SDIN' dans laquelle il avait réussi à atteindre les résultats espérés en moins de temps que ce qui avait été annoncé ; toutefois, il ne justifie pas de cette assertion alors qu'il existe manifestement une corrélation entre le financement des parts sociales et l'attribution de cette prime exactement équivalente à la moitié du prix de cession et qui a eu pour effet d'en réduire la charge financière pour M.[H] .
Si le versement de cette prime est sans véritable incidence sur le caractère vil ou non du prix de cession, cet élément doit cependant être pris en considération dans l'appréciation de l'économie générale de l'acte.
Enfin, M.[O] produit, à partir des relevés des temps de travail mensuels signés M.[H], un récapitulatif des jours travaillés au cours des années 2011 à 2015 et faisant apparaître que, du moins en nombre de journées de travail qui est passé de 221 en 2012 à 2019 en 2013 et à 203 en 2014, sa collaboration au fonctionnement de la société non seulement n'a pas été accrue mais a diminué ; il ne verse en outre aucune pièce permettant de dire qu'il y a apporté un dévouement plus important et qu'un investissement accru de sa part a été source de gain pour la société.
Il ne peut donc valablement être dit que son apport en industrie ait pu constituer une contrepartie à la vileté du prix.
En conséquence, il convient, réformant de ce chef le jugement dont appel, de dire que le prix dérisoire de cession des parts sociales justifie l'annulation du contrat de cession, ce qui rend sans objet de se placer sur le terrain du dol ou de la violence.
M.[H] ne peut que voir rejeter sa demande en dommages et intérêts pour procédure abusive.
Si M.[H] succombe, il est néanmoins justifié, au regard de la nature du litige, de dire que chacune des parties conservera la charge de ses propres frais et dépens.
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Dispositif
PAR CES MOTIFS
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LA COUR
Statuant publiquement, par arrêt contradictoire rendu par mise à disposition au greffe et en dernier ressort,
Réforme en toutes ses dispositions le jugement du tribunal de commerce de Guéret en date du 19 octobre 2022 ;
Statuant à nouveau,
Prononce pour vileté du prix la nullité du contrat de cession de parts sociales passé le 07 janvier 2023 entre M.[G] [O] et M. [N] [H] ;
Ordonne la réintégration de vingt cinq parts sociales dans le patrimoine de M. [G] [O] ;
Rejette la demande de M.[N] [H] en dommages et intérêts pour procédure abusive ;
Dit que chacune des parties conservera la charge de ses propres frais et dépens de première instance et d'appel.