Livv
Décisions

CA Caen, 2e ch. soc., 18 avril 2024, n° 21/03338

CAEN

Arrêt

Autre

CA Caen n° 21/03338

18 avril 2024

AFFAIRE : N° RG 21/03338

N° Portalis DBVC-V-B7F-G4LL

Code Aff. :

ARRET N°

C.P

ORIGINE : Jugement du Tribunal Judiciaire d'ALENCON en date du 12 Novembre 2021 - RG n° 18/00253

COUR D'APPEL DE CAEN

2ème chambre sociale

ARRÊT DU 18 AVRIL 2024

APPELANTE :

S.A.S. [6]

[Adresse 1]

Représentée par Me Jean-Marie PERINETTI, avocat au barreau de LYON, substitué par Me LEFEVRE, avocat au barreau d'ALENCON

INTIMES :

Monsieur [F] [D]

[Adresse 3]

Représenté par Me Céline HUREL, avocat au barreau d'ARGENTAN

Société [5]

[Adresse 4]

Représentée par Me Mathieu LECLERC, avocat au barreau du HAVRE

CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE L'ORNE

[Adresse 2]

Représentée par M. [G], mandaté

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

Mme CHAUX, Présidente de chambre,

M. LE BOURVELLEC, Conseiller,

M. GANCE, Conseiller,

DEBATS : A l'audience publique du 07 mars 2024

GREFFIER : Mme GOULARD

ARRÊT prononcé publiquement le 18 avril 2024 à 14h00 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile et signé par Mme CHAUX, présidente, et Mme GOULARD, greffier

La cour statue sur l'appel régulièrement interjeté par la société [6] d'un jugement rendu le 12 novembre 2021 par le tribunal judiciaire d'Alençon dans un litige l'opposant à M. [D], la société [5], en présence de la caisse primaire d'assurance maladie de l'Orne.

FAITS et PROCEDURE

Selon contrat de mission du 24 août 2015, renouvelé les 4 septembre 2015 et 11 septembre 2015, M. [D], salarié de la société [6], a été mis à disposition de la société [5], entreprise utilisatrice, en qualité de conducteur d'engin.

Le 25 septembre 2015, M. [D] a été victime d'un accident du travail.

La déclaration d'accident du travail établie le 28 septembre 2015 par la société [6], mentionne :

'A son poste et parmi ses missions, M. [D] est affecté aux relevés de mesures de tranchée effectuées dans la journée.

Selon son collègue, M. [O], malgré les consignes de sécurité et pour une raison inconnue à ce jour, M. [D] aurait basculé du godet avant du tracto duquel il se tenait (sans autorisation)'.

Le certificat médical initial du 25 septembre 2015 comporte plusieurs constatations médicales, illisibles.

La caisse primaire d'assurance maladie de l'Orne (la caisse) a pris en charge cet accident au titre de la législation sur les risques professionnels par décision du 15 décembre 2015.

M. [D] a été déclaré consolidé par le médecin conseil de la caisse le 31 août 2016. Un taux d'incapacité permanente partielle (IPP) de 18 % lui a été attribué à compter du 1er septembre 2016.

Sur recours de M. [D], le tribunal du contentieux de l'incapacité de Caen a, par jugement du 3 février 2017, fixé le taux d'IPP, dans les rapports entre la caisse et l'assuré à 22 %.

M. [D] a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale de l'Orne le 19 septembre 2018 aux fins de voir reconnaître la faute inexcusable de son employeur en application des articles L 452-1 et suivants du code de la sécurité sociale.

Selon jugement du 12 novembre 2021, le tribunal judiciaire d'Alençon, auquel a été transféré le contentieux de la sécurité sociale à compter du 1er janvier 2019 a :

- dit que l'accident du travail dont M. [D] a été victime le 25 septembre 2015 est dû à la faute inexcusable de son employeur, la société [6],

- condamné la société [5], en qualité d'entreprise utilisatrice, à garantir la société [6], à hauteur de 50 %, des condamnations retenues à l'encontre de l'employeur,

- ordonné la fixation au maximum légal de la majoration de la rente, sur la base d'un taux d'incapacité permanente de 22 %, étant précisé que la majoration de rente due par l'employeur doit être calculée sur le taux initial de 18 % opposable à ce dernier,

- dit que cette majoration suivra automatiquement l'augmentation du taux d'incapacité permanente partielle en cas d'aggravation de l'état de santé de la victime,

- dit que cette majoration sera versée directement par la caisse à la victime et sera récupérée auprès de l'employeur en application des dispositions de l'article L.452-2 du code de la sécurité sociale, uniquement dans les limites du taux d'incapacité opposable à l'employeur,

Avant-dire-droit sur la réparation des préjudices personnels, ordonné une expertise médicale confiée au docteur [L],

- dit que les frais d'expertise seront provisoirement avancés par la caisse qui devra consigner la somme de 1 200 euros à valoir sur la rémunération de l'expert, auprès du régisseur d'avances et recettes du tribunal judiciaire d'Alençon,

- sursis à statuer sur les dépens et sur les demandes formulées au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- ordonné le renvoi de l'affaire à l'audience du 17 juin 2022,

- ordonné l'exécution provisoire.

La société [6] a formé appel de ce jugement par déclaration du 9 décembre 2021.

Aux termes de ses conclusions du 19 septembre 2023, soutenues oralement par son conseil, la société [6] demande à la cour de :

A titre principal,

- réformer la décision dont appel en ce qu'elle a 'dit que l'accident du travail dont M. [D] a été victime le 25 septembre 2015 est dû à la faute inexcusable de son employeur, la société [6]',

Et statuant de nouveau,

- débouter M. [D] de sa demande de reconnaissance de faute inexcusable et par voie de conséquence, de l'intégralité de ses demandes afférentes ;

A titre subsidiaire,

- subsidiairement et si par impossible la cour ne devait pas réformer la décision dont appel quant à la reconnaissance d'une faute inexcusable,

Confirmant sur ce point la décision dont appel,

- juger que si une faute inexcusable devait être retenue, la caisse ne pourrait recouvrer auprès de l'employeur le capital représentatif de la majoration de la rente que sur la base d'un taux d'incapacité permanente de 18 % (taux retenu selon notification de la caisse en date du 22 septembre 2016),

- limiter par voie de conséquence le capital représentatif de la majoration de la rente que pourra recouvrer la caisse auprès de l'employeur sur la base d'un taux d'incapacité permanente de 18 % (taux retenu selon notification de la caisse en date du 22 septembre 2016),

- réformer la décision dont appel en ce qu'elle a 'condamné la société [5], en qualité d'entreprise utilisatrice, à garantir la société [6], à hauteur de 50 %, des condamnations retenues à l'encontre de l'employeur',

Et statuant de nouveau,

- juger que si une faute inexcusable devait être retenue, elle ne relève que de la responsabilité de la seule entreprise utilisatrice, à savoir la société [5],

- condamner par voie de conséquence la société [5], entreprise utilisatrice, à relever et garantir intégralement la société [6] :

- de l'intégralité de toutes condamnations et conséquences financières qui résulteraient de la reconnaissance de la faute inexcusable tant en principal qu'en intérêts et frais y compris de toute condamnation au titre de l'article 700 du code de procédure civile et d'éventuels dépens,

- du surcoût pour la société [6] de cotisations du taux d'accident du travail lié à l'accident du travail de M. [D] du 25 septembre 2015,

- limiter strictement la mission d'expertise qui sera le cas échéant ordonnée, aux frais avancés de la caisse, et à l'évaluation des seuls préjudices susceptibles d'être indemnisés au titre de la faute inexcusable, à savoir ceux énumérés à l'article L.452-3 du code de la sécurité sociale ainsi qu'à ceux non pris en charge au titre du livre IV du même code,

En tout état de cause,

- condamner M. [D], ou qui mieux le devra, à verser à la société [6] une somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- juger que les dépens seront à la charge de la caisse.

Suivant conclusions déposées le 20 septembre 2023, soutenues oralement par son conseil, la société [5] demande à la cour de :

- réformer le jugement entrepris et, statuant à nouveau,

A titre principal,

- débouter la société [6] de sa demande récursoire à l'encontre de la société [5] comme ne démontrant pas la responsabilité de cette dernière dans la survenance de l'accident de M. [D],

A titre subsidiaire,

- juger que la société [6] a commis une faute inexcusable à l'égard de M. [D] au moins en partie à l'origine de son accident, juger que la responsabilité dudit accident doit être partagée entre la société [6] et la société [5], et ne faire droit à la demande récursoire de la société [6] contre la société [5] que dans des proportions inférieures à 50 %,

En tout état de cause,

- condamner la société [6] à verser à la société [5] une somme de 3 000 euros sur le fondement de de l'article 700 du code de procédure civile et condamner la société [6] aux dépens de première instance et d'appel,

- confirmer le jugement pour le surplus.

Selon conclusions déposées le 21 septembre 2023, soutenues oralement par son conseil, M. [D] demande à la cour de :

- confirmer le jugement entrepris,

En conséquence,

- dire que l'accident du travail du 25 septembre 2015 de M. [D] est dû à la faute inexcusable de son employeur, la société [6],

- condamner la société [5] en qualité d'entreprise utilisatrice à garantir la société [6] des condamnations retenues à l'encontre de l'employeur,

- ordonner la majoration maximale de rente à M. [D], avec exécution provisoire en application des dispositions de l'article L.452-2 alinéa 4 du code de la sécurité sociale,

- dire que la majoration de la rente suivra automatiquement l'augmentation du taux d'IPP en cas d'aggravation de l'état de santé de la victime,

- avant-dire-droit sur les chefs de préjudice à caractère personnel, ordonner une expertise médicale judidiciaire,

- dire que les frais d'expertise seront avancés par la caisse, en application des dispositions de l'article L.452-8 du code de la sécurité sociale,

- déclarer le jugement opposable à la caisse,

- réserver en l'état les demandes indemnitaires de M. [D] dans l'attente de l'expertise médicale judiciaire,

- condamner solidairement la société [6] et la société [5] à régler à M. [D] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la caisse aux dépens.

Aux termes de conclusions déposées le 25 août 2023, soutenues oralement par son représentant, la caisse demande à la cour de :

- confirmer en toutes ses dispositions le jugement déféré, et notamment :

- lui donner acte de ce qu'elle s'en remet à justice sur l'existence ou non de la faute inexcusable de l'employeur et sur l'action en garantie de la société [6] contre la société [5],

- condamner l'employeur, la société [6], auteur de la faute inexcusable, à rembourser à la caisse le montant des réparations complémentaires allouées par le tribunal et/ou la cour en application des articles L.452-2 et suivants du code de la sécurité sociale (provision, frais d'expertise, majoration de rente et préjudices) au visa de l'article L.452-3-1 du code de la sécurité sociale),

- débouter l'employeur de l'ensemble de ses demandes en ce qu'elles sont dirigées contre la caisse.

Par observations orales formulées à l'audience, le représentant de la caisse indique s'opposer formellement à ce que les dépens d'instance exposés en appel soient mis à sa charge, et sollicite au contraire que ceux-ci soient mis à la charge de la société [6], appelante.

Pour l'exposé complet des moyens et prétentions des parties, il est expressément renvoyé à leurs écritures conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

SUR CE, LA COUR

I. Sur la faute inexcusable

Le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.

Conformément à l'article L 4154-3 du code du travail, la faute inexcusable de l'employeur prévue à l'article L 452-1 du code de la sécurité sociale, est présumée établie pour les salariés titulaires d'un contrat de travail à durée déterminée, les salariés temporaires et les stagiaires en entreprise victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle, alors qu'affectés à des postes de travail présentant des risques particuliers pour leur santé ou leur sécurité, ils n'auraient pas bénéficié de la formation à la sécurité renforcée prévue à l'article L 4154-2.

La présomption de faute inexcusable instituée par l'article L 4154-3 du code du travail ne peut être renversée que par la preuve que l'employeur a dispensé au salarié la formation renforcée à la sécurité prévue à l'article L 4152-2.

Par ailleurs, la présomption s'applique même lorsque les circonstances de l'accident sont indéterminées, ou lorsque le salarié a fait preuve d'imprudence ou commis une faute grossière. De même, la circonstance que le matériel employé est d'utilisation courante ne suffit pas à écarter la présomption de faute inexcusable. Enfin, la présomption doit produire son effet quelle que soit l'expérience précédente du salarié victime.

Il résulte des textes précités qu'il appartient aux juges du fond d'apprécier les tâches confiées à la victime, au moment de l'accident, pour déterminer si elle occupait un poste de travail présentant des risques particuliers pour sa santé ou sa sécurité sans avoir reçu la formation à la sécurité renforcée prévue à l'article L. 4154-2 du code du travail.

M. [D] fait valoir qu'il a commencé un apprentissage en pâtisserie à l'âge de 14 ans, et que de cet âge jusqu'au mois d'août 2015, soit un mois avant l'accident, il a toujours travaillé comme pâtissier boulanger.

Il explique avoir été licencié pour motif économique, s'être ainsi retrouvé sans emploi au mois d'août 2015, raison pour laquelle il s'est inscrit auprès de l'entreprise de travail temporaire [6], qui lui a directement proposé une mission intérimaire auprès de la société [5].

Il indique n'avoir reçu aucune formation spécifique correspondant aux risques particuliers d'un travail sur un chantier en présence d'engin, ni de la part de la société [6], ni de celle de la société [5].

Il souligne que la société [6] savait qu'il n'avait aucune expérience professionnelle relative à un travail sur un chantier, et qu'aucune consigne ou information ne lui ont été données concernant la présence d'engins.

Il estime que la présomption de faute inexcusable trouve à s'appliquer en l'espèce.

La société [6] réplique que M. [D] n'avait pas été affecté sur un poste identifié comme étant à risque, et que la société [5], qui était seule à disposer sur le salarié du pouvoir de direction et était seule responsable des conditions de travail qu'elle imposait à celui-ci, n'a pas non plus considéré qu'il s'agissait d'un poste à risque.

Elle estime avoir rempli ses obligations légales, en remettant à M. [D] les équipements de protection individuelle (EPI), ainsi qu'un livret d'accueil, outre le fait que le salarié s'est déclaré comme plombier lors de son embauche, et non pâtissier.

La société [5] explique que la société [6] ne l'a pas interrogée, avant de mettre M. [D] à sa disposition, sur l'existence d'éventuels risques particuliers inhérents au poste à pourvoir, mais qu'elle a mentionné d'office, sur les contrats de mission, que le poste présentait des risques en lien avec la conduite d'engins et avec la route.

Elle ajoute que la société [6] a attribué à M. [D] une qualification qu'il n'a jamais eu, à savoir celle de 'conducteur d'engins BTP', et qu'elle n'a assuré aucune formation au salarié en lien avec le poste auquel il a été affecté.

Enfin, elle estime que les poursuites pénales à son encontre ne peuvent fonder sa responsabilité dans la mesure où elle été relaxée de tous les chefs de poursuite.

En l'espèce, les circonstances de l'accident sont les suivantes, telles que ressortant du courrier de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi de Normandie en date du 5 avril 2018 :

M. [D] intervenait sous le statut de salarié intérimaire sur un chantier situé dans l'Orne pour le compte de l'entreprise utilisatrice la société [5].

M. [D] est monté et s'est assis dans le godet d'un engin de terrassement, utilisé comme moyen de transport, avec un godet en légère élévation pendant la phase de travail. Le tractopelle était conduit par un conducteur d'engins, M. [O]. L'opération consistait à effectuer des relevés métriques sur un tronçon de tranchée de 500 mètres au moyen d'un podomètre, avec pour finalité d'estimer financièrement par ces relevés le coût des canalisations enterrées.

La victime est tombée de l'engin de terrassement et s'est fait écraser par ce dernier; le conducteur d'engins n'ayant pas pris conscience que M. [D] avait basculé du godet sous l'effet de l'une de ses manoeuvres.

M. [D] produit le contrat de mission du 24 août 2015, tout comme ceux des 4 et 11 septembre 2015, qui mentionnent au titre de la qualification 'conducteur d'engins BTP', au titre des caractéristiques 'terrassement manuel - aide aux travaux de maçonnerie - approvisionnement de matériaux - nettoyage de chantier' et au titre des risques principaux 'conduite d'engins, risques routiers'. La mention 'poste à risque' est complétée comme suit 'liste non communiquée par l'EU'.

Il ressort ainsi de l'intitulé du poste et de ses caractéristiques, qu'il s'agit pour le salarié qui y est affecté, de conduire des engins, sur des chantiers, pour les approvisionner en matériaux et pour les nettoyer, notamment. Aux deux risques expressément identifiés, 'conduite d'engins, risques routiers', s'ajoutent par conséquent ceux afférents au travail sur un chantier et aux différentes missions listés sur le contrat.

Il doit dès lors être retenu qu'il s'agissait d'un poste comportant des risques particuliers pour la santé ou la sécurité du salarié.

C'est par conséquent à juste titre que les premiers juges ont retenu qu'il y avait lieu de considérer que la présomption de faute inexcusable s'appliquait.

La société [6] affirme avoir dispensé la formation adaptée à son salarié.

M. [D] indique avoir exercé la profession de pâtissier boulanger de l'âge de 14 ans jusqu'au mois précédant l'accident litigieux. Force est de constater qu'aucune pièce n'est produite pour en justifier. Il n'en demeure pas moins qu'il n'est pas contesté qu'il n'avait aucune expérience en qualité de conducteur d'engins, poste pour lequel il avait été recruté par la société [6].

En cause d'appel, la société [6] produit la copie du dossier d'inscription de M. [D], que celui-ci a signé le 6 août 2015. Il y est écrit que sa spécialité principale est plombier. M. [D] conteste avoir été plombier et souligne ne pas se rappeler de ce document, dont il précise qu'il a pu effectivement le signer parmi plusieurs autres lorsqu'il s'est inscrit auprès de la société [6].

En tout état de cause, la société [6] est défaillante à apporter la preuve que M. [D] aurait eu la qualification de conducteur d'engins, et surtout qu'il aurait bénéficié d'une formation renforcée à la sécurité.

En effet, la seule production du livret d'accueil, composé de considérations générales sur la société et sur le port des EPI, ne saurait pallier la nécessité d'une formation préalable et adaptée au poste. Il en va de même du document intitulé 'Forminterim de formation sécurité', qui comporte quelques questions sur le risque conducteur routier, les risques communs et les risques particuliers chantier, que le salarié a lu dans un temps compris entre 4 et 8 minutes et auxquelles il a répondu dans un temps compris entre 2 et 5 minutes. La teneur même du document fait apparaître qu'il s'agit d'un questionnaire rapide sans aucune explication, et que cela ne peut en aucun cas être considéré comme une formation.

Il apparaît ainsi que l'employeur, qui avait affecté son salarié sur un poste comportant des risques particuliers pour la santé et la sécurité, ne lui a pas fait bénéficier d'une formation renforcée à la sécurité.

Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a dit que l'accident du travail du 25 septembre 2015 est dû à la faute inexcusable de la société [6].

II / Sur les conséquences de la faute inexcusable

- Sur la majoration de la rente

Le jugement déféré sera confirmé en ce qu'il a :

- ordonné la fixation au maximum légal de la majoration de la rente, sur la base d'un taux d'incapacité permanente de 22 %, étant précisé que la majoration de rente due par l'employeur doit être calculée sur le taux initial de 18 % opposable à ce dernier,

- dit que cette majoration suivra automatiquement l'augmentation du taux d'incapacité permanente partielle en cas d'aggravation de l'état de santé de la victime,

- dit que cette majoration sera versée directement par la caisse à la victime et sera récupérée auprès de l'employeur en application des dispositions de l'article L.452-2 du code de la sécurité sociale, uniquement dans les limites du taux d'incapacité opposable à l'employeur.

- Sur les préjudices indemnisables

Le taux d'incapacité permanente de M. [D] a été reconnu à hauteur de 18 % par la caisse, puis de 22 % par le tribunal du contentieux de l'incapacité, à compter du 1er septembre 2016.

Le certificat médical fait état d'une incapacité temporaire de travail du 25 septembre 2015 au 31 août 2016.

Dans le cadre de l'enquête pénale, M. [D] a fait état de ses différents traumatismes (crânien, cervical par écrasement, fracture de la clavicule droite, double fracture de l'omoplate droite, fracture du sternum, brûlures au second degré sur le bras).

Il convient de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a ordonné une mesure d'expertise médicale avant-dire droit, afin d'évaluer les préjudices corporels indemnisables devant la juridiction de sécurité sociale.

- Sur l'action en garantie de la société [6]

Il est constant que l'employeur juridique, la société [6], demeure tenu des conséquences de la faute inexcusable.

Elle est en revanche recevable à invoquer la faute de la société utilisatrice au soutien d'une action en garantie contre cette dernière.

La société [6] sollicite la condamnation de la société [5] à la garantir en totalité des condamnations prononcées à son encontre, considérant n'avoir commis aucune faute.

En réplique, la société [5] fait valoir la relaxe dont elle a bénéficié aux termes d'un arrêt de la chambre des appels correctionnels de la cour d'appel de Rouen en date du 3 octobre 2022, considérant qu'aucune faute ne peut lui être reprochée. Elle souligne ensuite que l'entreprise de travail temporaire n'a fait suivre aucune formation à son salarié, alors qu'elle était informée de la nature du poste proposé. Elle estime en conséquence que son éventuelle garantie à la société [6] devrait être inférieure à 50 % des conséquences financières de la reconnaissance de la faute inexcusable.

Il est de jurisprudence constante que la déclaration par le juge répressif de l'absence de faute pénale non intentionnelle ne fait pas obstacle à la reconnaissance d'une faute inexcusable en application de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale.

L'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil est attachée à ce qui a été définitivement décidé par le juge pénal sur l'existence du fait qui forme la base commune de l'action civile et de l'action pénale, sur sa qualification ainsi que sur la culpabilité ou l'innocence de celui à qui le fait est imputé. Elle s'étend aux motifs qui sont le soutien nécessaire du chef du dispositif prononçant la condamnation.

L'arrêt de la cour d'appel de Rouen du 3 octobre 2022 est motivé comme suit :

'Les premiers juges ont retenu la responsabilité de la société [5] à la suite de l'accident du travail dont M. [D] a été victime alors que la procédure ne permettait pas de déterminer si un salarié de l'entreprise présent sur le chantier était titulaire d'une délégation de pouvoirs, sinon expresse du moins de fait, et comme tel, se trouvait investi dans ce domaine, de la compétence et des moyens nécessaires à l'exercice de sa mission propres à lui conférer la qualité de représentant de la personne morale au sens de l'article 121-2 du code pénal susceptible d'engager la responsabilité de l'entreprise en cas de manquements aux règles qu'il était tenu de faire respecter par effet de sa délégation.

L'enquête ne permet pas non plus de caractériser les éléments constitutifs de l'infraction de blessures involontaires reprochée à la société [5] et résultant des faits imputés à [Y] [W] dont il n'est pas démontré qu'il n'aurait pas accompli les diligences normales lui incombant, compte-tenu de la nature de ses missions et des attributions de sa fonction. Les infractions ne sont pas suffisamment caractérisées en l'état des déclarations contradictoires des parties en cause et des éléments de contexte. Le jugement entrepris sera donc infirmé sur la déclaration de culpabilité et la peine et la prévenue renvoyée des fins de la poursuite.'

Il apparaît à la lecture de la motivation de l'arrêt de la cour d'appel de Rouen, faisant suite à l'arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 29 juin 2021 qui a cassé et annulé en toutes ses dispositions l'arrêt de la cour d'appel de Caen du 7 octobre 2020, que :

- la relaxe est intervenue en premier lieu faute d'avoir pu déterminer si un salarié de l'entreprise présent sur le chantier était titulaire d'une délégation de pouvoirs, sinon expresse du moins de fait,

- en second lieu, du fait qu'il n'a pas été établi que M. [W] n'aurait pas accompli les diligences normales lui incombant, compte-tenu de la nature de ses missions et des attributions de sa fonction.

Il en résulte cependant que rien de ce qui a été relevé dans cet arrêt ne permet d'expliquer les circonstances exactes ayant déterminé M. [D] à monter dans le godet du tractopelle pour ensuite être victime de l'accident du travail litigieux.

En effet, lors de l'enquête pénale et de son audition du 6 septembre 2016, M. [D] a déclaré, à propos des mesurages, le faire initialement à l'aide d'une bicyclette ( podomètre) mais que sur ordre de M. [O], il a dû monter dans le godet du tractopelle, marquant pendant un kilomètre, le tractopelle s'arrêtant, le déséquilibrant et le faisant chuter au sol , le tractopelle continuant à avancer et lui écrasant le bras.

Dans sa déclaration du 9 décembre 2016, M. [D] rappelle avoir reçu l'ordre de la part de M. [O] de monter dans le godet, de s'asseoir sur le haut du godet, de tenir le podomètre de la main droite et de mesurer pendant que le tractopelle est en marche. Il précise avoir reçu des consignes de sécurité mais aucune sur l'interdiction de monter dans le godet et sur le droit de retrait.

M. [E] [I], responsable de l'agence d'intérim, entendu le 20 octobre 2016, a précisé que M. [D] était employé comme manoeuvre pour la première fois dans la société [5] lors de l'accident.

Sur les responsabilités, il a considéré que celles-ci sont partagées entre M. [D] qui connaissait l'interdiction de monter dans le godet, M. [O] salarié de l'entreprise qui lui a donné l'ordre de monter dedans et M. [W], chef d'équipe, qui leur a donné l'ordre d'aller mesurer avec le vélo et de prendre le tractopelle.

M. [Y] [W], chef d'équipe, a reconnu avoir donné l'ordre de mesurer la tranchée avec le podomètre mais conteste avoir donné l'ordre de le faire avec le tractopelle. Il considère que le salarié n'avait pas à monter dans le tractopelle et aurait du refuser l'ordre de M. [O]. Il conteste toute responsabilité dans cet accident. Dans une déclaration manuscrite du 8 octobre 2015, M. [Y] [W] atteste cependant voir dit " d'aller mesurer avec le vélo et de prendre le tractopelle ".

M. [O], chauffeur poids lourds dans la société [5] depuis le mois de janvier 2015, précise les éléments suivants :

' M. [D] est employé comme manoeuvre.

' les déclarations de M. [W] à lui même et à la victime " pour gagner du temps, M. [D] pouvait monter dans le godet du tractopelle s'il le voulait pour prendre les mesures et ainsi gagner du temps'' Il nous a dit de faire " comme nous voulions " . M. [D] et moi avons décidé de que [F] monterait dans le godet".

' "cette manoeuvre ne se fait pas en principe et c 'est la première fois que nous le faisons "

' il rappelle que le mesurage ne pouvait se faire avec un autre véhicule, M. [W] étant parti avec la camionnette effectuer un autre travail, aucun autre véhicule n'étant disponible.

' il conteste avoir donné l'ordre à M. [D] de monter dans le godet.

Il convient de rappeler que la société [6] avait été informée dès avant l'embauche que l'emploi occupé par M. [D] comportait des risques, repris dans le contrat du 24 août 2015.

Ainsi, la mission confiée au salarié l'exposait à des risques qui justifiaient de le faire bénéficier d'une formation à la sécurité.

Cette formation incombait autant à l'entreprise utilisatrice qu'à l'entreprise de travail temporaire et pouvait être dispensée en tous lieux. L'accident est dû non seulement au non-respect des mesures de sécurité mais également à l'absence de formation du salarié.

Or, ni l'entreprise de travail intérimaire, ni la société utilisatrice n'apportent la preuve qu'une formation de conducteur d'engins, correspondant au poste auquel M. [D] venait d'être affecté, lui aurait été dispensée avant sa prise de fonction.

Aucun élément ne vient apporter la preuve que M. [D] connaissait l'interdiction de monter dans le godet du tracto pelle, étant rappelé et souligné qu'il s'agissait de son premier jour de travail dans le cadre d'une fonction qu'il n'avait jamais exercé auparavant et dans un domaine totalement étranger à son précédent métier. Compte tenu de son inexpérience dans ce domaine d'activité, de l'absence de preuve qu'il ait reçu une formation complète, des instructions ou des consignes précises, il ne pouvait être attendu de lui qu'il exerce un droit de retrait, c'est-à-dire qu'il refuse d'exécuter la consigne qui lui avait été donnée. Ces carences de la société utilisatrice expliquent également que M. [D] ne pouvait mesurer le danger encouru par l'usage du tractopelle comme un véhicule, et en montant dans le godet de cet engin.

Il convient enfin de souligner que, nonobstant la relaxe intervenue, la société [5] a considéré que tant M. [W] que M. [O] avaient agi de manière fautive.

M. [W] a fait l'objet d'un avertissement de son employeur le 1er octobre 2015 pour avoir le 25 septembre 2015 demandé à M. [O], conducteur d'engins et de camion, de prendre le tractopelle et d'aller relever les longueurs de tranchée avec un de ses collaborateurs pour gagner du temps.

M. [O] a fait l'objet d'un avertissement le même jour pour avoir, le 25 septembre 2015, pris le tractopelle pour relever les longueurs de tranchée avec un de ses collaborateurs dans le godet.

Il convient de tenir compte de ce que c'est l'entreprise de travail intérimaire qui a embauché en connaissance de cause, pour occuper un poste de conducteur d'engin, un salarié qui n'avait aucune expérience en la matière. Qu'il fut boulanger-pâtisser comme M. [D] le soutient, ou plombier comme cela ressort de son imprimé d'inscription comme intérimaire, est indifférent sur ce point.

De même, l'entreprise de travail temporaire avait une parfaite connaissance des risques inhérents à ce poste, puisque c'est elle qui a établi le contrat de mission précisant deux risques principaux, conduites d'engins et risques routiers. Elle n'a pourtant fait bénéficier le salarié, novice en ce domaine, d'aucune véritable formation.

Il y a lieu dès lors par voie d'infirmation, au vu de ces éléments, et du non-respect par l'entreprise de travail temporaire et l'entreprise utilisatrice de leur obligation de formation à la sécurité du salarié, de limiter le recours subrogatoire de la société [6] contre la société [5] à 25 %.

Conformément à la demande de la société [6], la garantie de l'entreprise utilisatrice telle qu'elle vient d'être définie concernera :

- l'intégralité des condamnations et conséquences financières résultant de la reconnaissance de la faute inexcusable en principal, intérêts et frais, y compris les condamnations au titre de l'article 700 du code de procédure civile et les dépens,

- le surcoût pour la société [6] de cotisations du taux d'accident du travail lié à l'accident du travail de M. [D] du 25 septembre 2015.

III / Sur les dépens et frais irrépétibles

Succombant, la société [6] sera condamnée aux dépens d'appel.

Il est en outre équitable de la condamner à payer à M. [D] la somme de 1500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Conformément à sa demande, la société [6] sera garantie de cette condamnation aux frais irrépétibles par la société [5], à hauteur de 25 %.

La société [6] et la société [5] seront déboutées de leurs demandes formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a condamné la société [5], en qualité d'entreprise utilisatrice, à garantir la société [6], à hauteur de 50 %, des condamnations retenues à l'encontre de l'employeur ;

Statuant à nouveau,

Condamne la société [5], en qualité d'entreprise utilisatrice, à garantir la société [6], à hauteur de 25 %, des condamnations retenues à l'encontre de l'employeur, en ce compris le surcoût pour la société [6] de cotisations du taux d'accident du travail lié à l'accident du travail de M. [D] du 25 septembre 2015 ;

Y ajoutant,

Condamne la société [6] à payer à M. [D] la somme de 1500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Déboute la société [6] et la société [5] de leurs demandes formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la société [6] aux dépens d'appel ;

Condamne la société [5], en qualité d'entreprise utilisatrice, à garantir la société [6] de ses condamnations aux frais irrépétibles et aux dépens à hauteur de 25 %.

LE GREFFIER LE PRESIDENT

E. GOULARD C. CHAUX