Cass. crim., 24 avril 2024, n° 22-83.373
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bonnal
Rapporteur :
M. Wyon
Avocat général :
M. Petitprez
Avocats :
Me Gatineau, Me Fattaccini, Me Rebeyrol, Me Delamarre, Me Jehannin
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. M. [I] [W]-[X] était président de la société [4], dont l'objet social était l'administration d'immeubles et de biens immobiliers, et était par ailleurs le trésorier de l'association [2] ([3]), ayant pour objet la promotion, l'exposition, l'édition et la vente d'uvres d'art.
3. Une enquête diligentée à la suite d'un signalement du service de traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN) relatif à des flux suspects entre la société [4] et l'association [3] a révélé qu'entre février 2011 et le 30 juin 2014, quatorze chèques émis sur les comptes de la société [4] ont été encaissés sur le compte de l'association [3], pour un montant total de 501 021,42 euros, et que pendant cette même période, l'association [3] a émis vingt-huit chèques, pour un montant total de 147 950 euros, au bénéfice d'une société vendant des meubles anciens et des antiquités.
4. Entre janvier 2011 et juin 2014, la société [1] a émis quarante factures au nom de la société [4] pour l'achat de
cinquante-neuf objets d'art, pour un montant de 209 720 euros, payés à hauteur de 90 % par l'association [3].
5. M. [W]-[X] a reconnu avoir émis des chèques à partir du compte de la société [4] au bénéficie de l'association [3], et les avoir déposés sur le compte de celle-ci. De même, il a reconnu avoir émis et établi des chèques au nom de l'association [3] au bénéfice de la société [1] pour l'achat d'uvres d'art.
6. Poursuivi du chef d'abus de biens sociaux pour avoir transféré, au moyen de chèques tirés sur le compte de la société [4], la somme totale de 501 021,42 euros à l'association [3], ainsi que pour blanchiment, M. [W]-[X] a été, par jugement du 23 novembre 2020, déclaré coupable de ces délits, et condamné à deux ans d'emprisonnement avec sursis, 100 000 euros d'amende et cinq ans d'interdiction d'exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger, administrer, gérer ou contrôler une entreprise ou une société. Sur l'action civile, il a été condamné à payer 501 021,42 euros à la société [4] en réparation de son préjudice économique.
7. Le prévenu et le ministère public ont fait appel de ce jugement.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en ses première et troisième branches
8. Les griefs ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Sur le premier moyen, pris en sa deuxième branche
Énoncé du moyen
9. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a M. [W]-[X] coupable des faits d'abus des biens ou du crédit d'une société par un gérant à des fins personnelles, et de blanchiment du produit de ce délit, alors :
« 2°/ que lorsqu'est poursuivi le fait, pour un dirigeant, de faire, de mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société, un usage qu'il sait contraire à l'intérêt de celle-ci, à des fins personnelles, l'élément matériel de l'infraction nécessite de caractériser des agissements commis sur les biens ou le crédit de la société dirigée par la personne poursuivie ; que l'infraction d'abus de biens sociaux n'est dès lors pas caractérisée en présence de faits portant sur les biens d'une autre personne, dont la société avait seulement la charge de la gestion ; qu'un syndic de copropriété a l'obligation d'ouvrir des comptes bancaires séparés au nom de chaque syndicat de copropriétaires dont il est le mandataire, et à ce titre n'est pas propriétaire des fonds de ses mandants dont il a la gestion ; que M. [W]-[X] faisait valoir dans ses conclusions (pages 5 à 7), oralement soutenues (cf. arrêt pages 10 et 11), que les fonds litigieux figuraient sur des comptes dits « mandants », gérés pour le compte de syndicats de copropriétaires par la société [4] qui exerçait une activité de syndic de copropriété, que celle-ci n'était pas propriétaire de ces fonds, et qu'en conséquence qu'il n'y avait pas eu usage des biens de la société [4] ; qu'il ressort des constatations de l'arrêt (pages 5 et 6) que les flux financiers litigieux provenaient d'un compte émetteur intitulé « compte mandants » ; qu'en affirmant néanmoins que la société [4] était bien propriétaire des fonds, au motif qu'en tant que mandataire elle bénéficiait d'un transfert de propriété dès la remise des fonds, choses fongibles, pour en déduire que M. [W]-[X] était coupable des faits d'abus des biens ou du crédit de la société [4], la cour d'appel a violé les articles L. 241-3, L. 242-6 et L. 244-1 du code de commerce, ainsi que l'article 18 de la loi n° 65-557 du 10 juillet 1965 et l'article 1984 du code civil. »
Réponse de la Cour
10. Pour déclarer M. [W]-[X] coupable d'abus de biens sociaux, l'arrêt attaqué énonce, notamment, que la société [4] était bien propriétaire des fonds, dès lors qu'en tant que mandataire, elle bénéficiait d'un transfert de propriété dès leur remise, ceux-ci étant des choses fongibles.
11. Les juges ajoutent que, quelle que soit la nature du compte utilisé, il ressort des faits que M. [W]-[X], en sa qualité de dirigeant de la société [4], a procédé à des agissements contraires à l'intérêt de cette société, en utilisant les fonds remis pour les transférer par chèques au bénéfice d'une association dont il était trésorier, et qui n'avait plus d'activité depuis plusieurs années.
12. En prononçant ainsi, la cour d'appel n'a pas méconnu les textes visés au moyen.
13. En effet, d'une part, il résulte des constatations des juges que les sommes étaient déposées sur des comptes ouverts au nom de la société [4], qui, bien qu'intitulés comptes mandants, n'étaient pas individualisés au nom de chaque syndicat de copropriétaires. Dès lors, ces sommes, en raison de leur fongibilité, étaient devenues la propriété de la société [4].
14. D'autre part, il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que le prévenu, qui a utilisé les sommes déposées sur les comptes de la société à des fins étrangères à l'objet social ainsi qu'à l'intérêt des copropriétaires, a fait subir à l'actif social un risque auquel il ne devait pas être exposé.
15. Dès lors, le moyen doit être écarté.
Sur le troisième moyen
Énoncé du moyen
16. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a condamné M. [W]-[X] à régler à la société [4], partie civile, la somme de 501 021,49 euros en réparation du préjudice économique, alors :
« 1°/ que seul le préjudice direct et personnel résultant d'une infraction doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties ; qu'un syndic de copropriété a l'obligation d'ouvrir des comptes bancaires séparés au nom de chaque syndicat de copropriétaires dont il est le mandataire, et à ce titre n'est pas propriétaire des fonds de ses mandants dont il a la gestion ; que M. [W]-[X] faisait valoir dans ses conclusions (page 9), oralement soutenues (cf. arrêt pages 10 et 11), que la société [4] n'avait pas subi de préjudice puisque les fonds litigieux provenaient de comptes dits « mandants » ouverts pour des syndicats de copropriétaires, que la société [4] n'était pas propriétaire de ces fonds, et que les véritables propriétaires n'avaient pas revendiqué le reversement de ces fonds ; qu'il ressort des constatations de l'arrêt (pages 5 et 6) que les flux financiers litigieux provenaient d'un compte émetteur intitulé « compte mandants » ; qu'en affirmant néanmoins que la société [4] était bien propriétaire des fonds, au motif qu'en tant que mandataire elle bénéficiait d'un transfert de propriété dès la remise des fonds, pour en déduire que la société [4] avait bien subi un préjudice économique lié à la perte financière des fonds, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations relatives à la provenance des fonds, ce dont elle a déduit à tort l'existence d'un préjudice personnel de la partie civile, a violé l'article 2 du code de procédure pénale, les articles 1240 et 1984 du code civil, ainsi que l'article 18 de la loi n° 65-557 du 10 juillet 1965 ;
2°/ subsidiairement que le préjudice résultant d'une infraction doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties ; que la cour d'appel a retenu (page 13 de l'arrêt) que les enquêteurs n'avaient pas trouvé traces des objets litigieux « dans la quantité correspondant à la somme totale de 501 021,42 euros » dans les locaux de la société [4], mais sans préciser pour quelle « quantité » les objets avaient été trouvés ; qu'en condamnant néanmoins M. [W]-[X] à régler à la société [4] la somme de 501 021,49 euros, soit l'intégralité de la somme litigieuse dépensée, au motif que la société avait subi un préjudice lié à la perte financière des fonds, quand elle constatait pourtant qu'une certaine « quantité » des objets avaient été retrouvés dans les locaux de la société, la cour d'appel a insuffisamment motivé sa décision et violé les articles 2 et 593 du code de procédure pénale et 1240 du code civil ;
3°/ subsidiairement que le préjudice résultant d'une infraction doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties ; que la cour d'appel a retenu, par motifs adoptés, que « les policiers de la BRIF n'ont retrouvé quasiment aucune uvre d'art à l'exception d'une cinquantaine de photographies et de dessins à l'huile d'une valeur de 50.000 euros » (jugement page 10, § 4) ; qu'en condamnant néanmoins M. [W]-[X] à régler à la société [4] la somme de 501 021,49 euros, soit l'intégralité de la somme litigieuse dépensée, au motif que la société avait subi un préjudice lié à la perte financière des fonds, sans déduire la valeur de 50 000 euros correspondant aux uvres qui avaient bien été retrouvées dans les locaux de la société, la cour d'appel a violé les articles 2 et 593 du code de procédure pénale et 1240 du code civil ;
4°/ tout aussi subsidiairement que le préjudice résultant d'une infraction doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties ; qu'en fait de meubles, la possession vaut titre ; que l'absence de comptabilisation des objets acquis avec les fonds d'une société ne signifie pas pour autant que celle-ci les a perdus, dès lors qu'elle en a conservé la possession ; qu'en condamnant M. [W]-[X] à régler à la société [4] la somme de 501 021,49 euros, soit l'intégralité de la somme litigieuse dépensée, au motif que la société avait subi un préjudice lié à la perte financière des fonds, tenant à ce que les objets d'art étaient restés non comptabilisés, la cour d'appel a violé les articles 2 du code de procédure pénale et 1240 et 2276 du code civil. »
Réponse de la Cour
17. Pour condamner le prévenu à payer à la société [4], partie civile, la somme de 501 021,49 euros en réparation du préjudice économique, l'arrêt attaqué énonce, par motifs propres et adoptés, que ce montant correspond aux sommes détournées et parfaitement identifiées au cours de la procédure pénale, qui doivent lui être restituées dans leur intégralité, et que la partie civile a bien subi un préjudice économique lié à la perte financière des fonds, les objets d'art étant restés non comptabilisés.
18. En se déterminant ainsi, la cour d'appel, qui, après avoir souverainement retenu que les quelques objets retrouvés lors de l'enquête n'ont pas été intégrés au patrimoine social, et a constaté que le montant des sommes détournées s'élève à 501 021 euros, a justifié sa décision.
19. Ainsi, le moyen ne saurait être accueilli.
Mais sur le deuxième moyen
Énoncé du moyen
20. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a condamné M. [W]-[X] à la peine complémentaire d'interdiction d'exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger, administrer, gérer ou contrôler une entreprise ou une société pour une durée de cinq ans, alors « que nul ne peut être puni d'une peine qui n'est pas prévue par la loi ; qu'en matière d'abus de biens sociaux, et de blanchiment d'abus de biens sociaux, il est prévu par la loi une peine complémentaire d'interdiction d'exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger, d'administrer, de gérer ou de contrôler à un titre quelconque, directement ou indirectement, pour son propre compte ou pour le compte d'autrui, une entreprise commerciale ou industrielle ou une société commerciale ; qu'en condamnant M. [W]-[X] à la peine complémentaire d'interdiction d'exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger, administrer, gérer ou contrôler une entreprise ou une société, sans limiter cette interdiction aux entreprises commerciales ou industrielles et aux sociétés commerciales, la cour d'appel a violé les articles 111-3, 131-10, 131-27 et 324-7, 1°, du code pénal et l'article L.249-1 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 111-3 du code pénal :
21. Selon ce texte, nul ne peut être puni d'une peine qui n'est pas prévue par la loi.
22. Après avoir déclaré M. [W]-[X] coupable d'abus de biens sociaux et de blanchiment, l'arrêt attaqué le condamne à cinq ans d'interdiction d'exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger, administrer, gérer ou contrôler une entreprise ou une société.
23. En prononçant ainsi, la cour d'appel a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé.
24. En effet, les articles L. 249-1 du code du commerce et 324-7, 1°, du code pénal, applicables aux délits reprochés, limitent l'interdiction de diriger aux seules entreprises commerciales ou industrielles et aux sociétés commerciales.
25. La cassation est par conséquent encourue de ce chef.
Portée et conséquences de la cassation
26. La cassation, qui sera limitée aux dispositions relatives à la peine complémentaire d'interdiction de gérer prononcée, aura lieu sans renvoi, la Cour de cassation étant en mesure d'appliquer directement la règle de droit et de mettre fin au litige, ainsi que le permet l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire.
Examen de la demande fondée sur l'article 618-1 du code de procédure pénale
27. Les dispositions de ce texte sont applicables en cas de rejet du pourvoi, qu'il soit total ou partiel. La déclaration de culpabilité de M. [W]-[X] étant devenue définitive par suite du rejet du premier moyen, il y a lieu de faire partiellement droit à la demande de la société [4].
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Paris, en date du 12 mai 2022, mais en ses seules dispositions relatives à la peine complémentaire d'interdiction de gérer prononcée à l'encontre de M. [W]-[X], toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
DIT que l'interdiction de gérer d'une durée de cinq ans prononcée à titre de peine complémentaire contre M. [W]-[X] est limitée à la direction ou à la gestion, directe ou indirecte, d'une entreprise commerciale ou industrielle ou d'une société commerciale ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi ;
FIXE à 2 500 euros la somme que M. [W]-[X] devra payer à la société [4] en application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Paris et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-quatre avril deux mille vingt-quatre.