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Décisions

CA Paris, Pôle 4 - ch. 8, 24 avril 2024, n° 21/11827

PARIS

Arrêt

Autre

CA Paris n° 21/11827

24 avril 2024

Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 8

ARRÊT DU 24 AVRIL 2024

(n° 2024/ 93 , 6 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/11827 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CD5T5

Décision déférée à la Cour : Jugement du 08 Juin 2021 -Tribunal de Commerce de Paris - RG n° 2020011909

APPELANT

Monsieur [M] [D]

[Adresse 1]

[Localité 4]

né le [Date naissance 2] 1948 à [Localité 6] (67)

De nationalité française

représenté par Me Dimitri PINCENT, avocat au barreau de PARIS, toque : A0322

INTIMÉE

CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE), exerçant sous le nom commercial CNA HARDY, société anonyme d'un Etat membre de la CE, dont l'adresse de l'établissement en France est sis :

[Adresse 3]

[Localité 5]

Immatriculée au RCS de PARIS sous le numéro : 844 115 030

représenté par Me Laurent SIMON, SELARL MOREAU GERVAIS GUILLOU VERNADE SIMON LUGOSI, avocat au barreau de PARIS, toque P 0073, ayant pour avocat plaidant, Me Céline LEMOUX, SELARLU AVOCAT, avocat au barreau de PARIS, toque C2341

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 16 Janvier 2024, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposé, devant Mme Laurence FAIVRE, Présidente chargée du rapport et de M. Julien SENEL, Conseiller.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Mme FAIVRE, Présidente de chambre

M. SENEL, Conseiller

Mme PROSPERI, Conseillère

Greffier, lors des débats : Madame Laure POUPET

ARRÊT : Contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour le 27 mars 2024, prorogé au 24 avril 2024, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par M. SENEL, Conseiller pour la présidente empêchée et par Mme POUPET, Greffière présente lors de la mise à disposition.

***

EXPOSÉ DU LITIGE :

Entre le 1er février 2011 et le 5 février 2012, M. [D] a conclu trois contrats pour acquérir la propriété de parts indivises dans des collections d'oeuvres préconstituées par la société ARISTOPHIL, pour une valeur totale de 85 000 euros, investissement conclu par l'intermédiaire de la société ABG PATRIMOINE, conseiller en gestion de patrimoine.

Il a conclu concomitamment à ces trois contrats d'acquisition, une convention de garde, de conservation et d'exposition aux termes de laquelle il confiait au vendeur la garde, la conservation et la mise en valeur de la collection et il promettait de lui céder la collection à l'issue d'un délai de cinq ans moyennant un prix majoré d'au moins 8,5 % par année de garde, la société ARISTOPHIL se réservant le droit de lever ou non l'option.

Au printemps 2014, alertée par l'Autorité des Marchés Financiers (AMF), la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), a conduit une enquête sur les investissements proposés par la société ARISTOPHIL, à l'issue de laquelle elle a saisi le parquet du tribunal judiciaire de Paris qui a diligenté une enquête préliminaire avant d'ouvrir une information judiciaire le 5 mars 2015. M. [D] s'est constitué partie civile dans cette procédure.

Le 16 février 2015, la société ARISTOPHIL a été placée en redressement judiciaire, puis en liquidation judiciaire le 5 août 2015. Le 8 mars 2015, M. [K], son président, a été mis en examen pour escroquerie en bande organisée, blanchiment, présentation de comptes infidèles, abus de biens sociaux, abus de confiance et pratiques commerciales trompeuses.

PROCÉDURE

Estimant avoir été mal informé et mal conseillé par la société ABG Patrimoine au titre des investissements réalisés par son intermédiaire, M. [D] a , par acte d'huissier en date du 5 février 2020, assigné la société CNA INSURANCE COMPANY INSURANCE (EUROPE), en sa qualité d'assureur responsabilité civile professionnelle de la société ABG PATRIMOINE, devant le tribunal de commerce de Paris.

Par conclusions d'incident, la société CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE) a sollicité du tribunal que soit déclarée prescrite l'action initiée par M. [D].

Par jugement du 8 juin 2021, le tribunal de commerce de Paris a :

- Dit prescrite l'action de M. [M] [D] à l'encontre de la société CNA INSURANCE COMPANY (Europe) ;

- Dit irrecevable la demande de M. [M] [D] ;

- Condamné M. [M] [D] à payer 500 euros à la société CNA INSURANCE COMPANY (Europe) au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires au présent dispositif';

- Condamné M. [M] [D] aux entiers dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 74,50 euros dont 12,20 euros de TVA.

Par déclaration électronique du 23 juin 2021, enregistrée au greffe le 29 juin 2021, M. [M] [D] a interjeté appel.

Par conclusions récapitulatives d'appelant n° 2 notifiées par voie électronique le 12 janvier 2022, M. [M] [D] demande à la cour de :

- INFIRMER dans toutes ses dispositions le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 8 juin 2021 ;

Et, statuant à nouveau,

- DÉCLARER M. [M] [D] recevable en son action dirigée contre la société CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE) ;

- CONDAMNER la société CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE) à verser à M. [M] [D] la somme de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel, outre les entiers dépens occasionnés par la fin de non-recevoir ;

- RENVOYER l'affaire devant le tribunal de commerce de Paris afin qu'elle soit tranchée au fond.

Par conclusions récapitulatives d'intimée notifiées par voie électronique le 15 septembre 2023, CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE), ci-après la société CNA demande à la cour, au visa de l'article 2224 du code civil, de :

- Confirmer le jugement du 8 juin 2021 du tribunal de commerce de Paris;

- Juger l'action de M. [M] [D] prescrite ;

- Débouter M. [M] [D] de toutes ses demandes ;

- Condamner M. [M] [D] à payer à la société CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE) la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 18 septembre 2023.

Il convient de se reporter aux dernières conclusions ci-dessus visées pour plus ample exposé des prétentions et moyens des parties conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS DE LA DÉCISION

I Sur la fin de non-recevoir tirée de la prescription

A l'appui de son appel, M. [D] fait valoir que les manquements commis par la société ABG PATRIMOINE n'étaient pas décelables lors de la signature des contrats litigieux et par conséquent, la date à laquelle le dommage a été révélé à M. [D] ne correspond pas à la date de souscription des contrats. M. [D] reproche à la société ABG PATRIMOINE de ne pas lui avoir fourni une information claire et circonstanciée sur le mécanisme complexe de l'opération et notamment que la société ARISTOPHIL n'était contractuellement pas engagée au rachat des parts à terme. Il estime que seule l'information officielle de l'ouverture d'une procédure collective à l'égard de la société ARISTOPHIL que lui ont délivrée le 27 février 2015, les mandataires judiciaires, lui a fait prendre conscience des défaillances de ses investissements et des informations et conseils que lui a fournis la société ABG PATRIMOINE. Il ajoute qu'il n'a mesuré le décalage entre la valeur réelle des oeuvres et l'estimation qui avait été portée dans les contrats qu'au travers de l'enquête pénale à laquelle il a eu accès en se constituant partie civile. Il fait valoir que le tribunal en considérant qu'il avait eu connaissance de son dommage à la date de parution des articles de presse ou de la lettre circulaire qui aurait été adressée par la société ARISTOPHIL, n'a pas caractérisé la connaissance effective par M. [D] des faits qui lui aurait permis d'exercer l'action en responsabilité dans le délai de prescription. C'est en réalité la date du 27 février 2025, date du courrier adressé par les mandataires judiciaires, qui a révélé à M. [D] l'existence du risque de défaut de rachat des parts et donc c'est cette date qui constitue au plus tôt le point de départ du délai de prescription.

A défaut, il fait valoir que sa constitution de partie civile qui manifeste son intention de mettre en cause les auteurs du dommage, a interrompu le délai de prescription à l'égard de la société CNA, ès qualités d'assureur de la société ABG PATRIMOINE.

En réplique, la société CNA rappelle qu'il y a lieu de vérifier si les manquements du professionnel dont la responsabilité est recherchée étaient décelables dès la conclusion du contrat ou s'ils se sont révélés à l'occasion de l'exécution du contrat. Elle fait aussi valoir que la charge de la preuve que M. [D] n'avait pu avoir connaissance à la date du contrat, du préjudice de perte de chance de ne pas contracter un investissement à risque, pèse sur lui. En l'espèce, il s'agit de savoir si l'investisseur pouvait légitimement ignorer qu'il n'y avait pas de garantie de rachat des investissements par la société ARISTOPHIL et que ceux-ci présentaient donc un risque. La société CNA estime que les contrats étaient courts, facilement lisibles et les stipulations contractuelles parfaitement claires, notamment concernant le fait qu'il n'est consenti à la société ARISTOPHIL qu'une promesse de vente dont celle-ci se réserve la faculté de lever ou non l'option. De plus, selon la société CNA, aucun élément probant ne permet de retenir que la société ABG PATRIMOINE aurait présenté les placements litigieux comme assortis d'une garantie de rachat à terme des parts par la société ARISTOPHIL. Dans ces conditions, le dommage allégué par M. [D] à le supposer établi, existait dès la souscription des trois contrats litigieux et donc le délai de prescription a commencé à courir au jour de la conclusion de ces contrats, de sorte que l'action introduite par M. [D] est prescrite. En tout état de cause, les multiples articles de presse, l'information sur le réseau social Facebook et le courrier adressé par la société ARISTOPHIL à chacun des clients, constituent un faisceau d'indices précis et concordants qui, à défaut d'établir la connaissance de M. [D], sont suffisants pour retenir qu'il aurait dû connaître fin décembre 2014 les faits lui permettant d'exercer son action. S'agissant de l'interruption de la prescription du fait de la constitution de partie civile, la société CNA rappelle que cette constitution ne peut avoir d'effet interruptif sur l'action civile exercée ensuite que s'il y a équivalence d'identité entre la personne visée par la constitution et celle visée dans l'action civile, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.

Sur ce,

Vu les articles 2224 du code civil et L. 110-4 du code de commerce ;

Il résulte de la combinaison de ces textes que les obligations entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.

Il est constant que le manquement d'un prestataire de services d'investissement à son obligation d'information sur le risque de perte en capital et la valorisation du produit financier prive cet investisseur d'une chance d'éviter le risque qui s'est réalisé, la réalisation de ce risque supposant que l'investisseur ait subi des pertes ou des gains manqués. Il en résulte que le délai de prescription de l'action en indemnisation d'un tel dommage ne peut commencer à courir avant la date à laquelle l'investissement a été perdu.

Par ailleurs, il est constant que le délai ouvert au tiers lésé pour exercer l'action directe à l'encontre de l'assureur de responsabilité civile du responsable est identique au délai applicable à l'action en responsabilité engagée à l'encontre de ce dernier.

En l'espèce, le tribunal a considéré que le caractère très risqué, les soupçons sur l'opération et ses aspects frauduleux ont été révélés au public dès la fin de l'année 2014 au travers des articles de la presse nationale, du compte Facebook de la société ARISTOPHIL et de la lettre circulaire qui aurait été envoyée aux clients le 4 décembre 2014. Il a donc décidé que le report du point de départ du délai de prescription ne pouvait excéder cette date et qu'il en résultait qu'à la date de l'assignation du 5 février 2020, l'action de la société ARISTOPHIL était prescrite.

Mais ni des articles de presse relatifs à une enquête pénale en principe secrète dont la société Aristophil était susceptible de faire l'objet, ni un compte Facebook auquel n'est attaché aucune obligation d'abonnement des clients, ni une lettre circulaire sans accusé de réception, ne peuvent servir de point de départ au délai de prescription alors que la preuve n'est pas rapportée que M. [D] en ait eu effectivement connaissance.

En revanche, la lettre des mandataires judiciaires de la procédure collective ouverte à l'égard de la société ARISTOPHIL,envoyée nominativement à M. [D] le 27 février 2015, pour l'inviter à déclarer sa créance et qu'il reconnaît avoir reçu, lui a donné connaissance certaine de la déconfiture de la société ARISTOPHIL et donc de la perte de son investissement.

C'est dès lors, à la date du 27 février 2015 que le délai de prescription pour exercer l'action directe à l'égard de l'assureur de la société ABG PATRIMOINE, a commencé à courir.

Il en résulte qu'à la date de l'assignation le 5 février 2020, l'action engagée par M. [D] à l'égard de la société CNA n'était pas prescrite.

En conséquence, son action n'est pas irrecevable.

Le jugement déféré sera infirmé sur ces points.

II Sur l'évocation

Vu l'article 568 du code de procédure civile,

Dans ses dernières conclusions, M. [D] demande que l'affaire soit renvoyée devant le tribunal de commerce afin qu'elle soit tranchée sur le fond.

Il convient de faire droit à cette demande, les conditions de l'article 568 n'étant pas réunies.

III Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile

Compte tenu de l'issue du litige, les dispositions du jugement relatives au paiement d'une indemnité pour frais irrépétibles et aux dépens, sont infirmées.

La société CNA est condamnée aux dépens de première instance et à payer à M. [D] la somme de 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

Partie perdante en appel, la société CNA est condamnée aux dépens d'appel et à payer à M. [D], en application de l'article 700 du code de procédure civile, une indemnité qui est, en équité, fixée à la somme de 2 000 euros.

La société CNA est déboutée de sa demande formée de ce chef.

PAR CES MOTIFS

LA COUR,

statuant publiquement, en dernier ressort, par arrêt contradictoire, mis à disposition au greffe,

Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions contestées en appel;

Statuant à nouveau sur les points infirmés et y ajoutant,

Dit que l'action engagée par M. [D] à l'égard de la société CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE) n'est pas prescrite ;

Dit que son action est recevable ;

Condamne la société CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE) aux dépens de première instance et d'appel ;

Condamne la société CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE) à payer à M. [D] au titre de l'article 700 du code de procédure civile, les sommes de 500 euros au titre de la première instance et de 2 000 euros au titre de l'appel ;

Déboute la société CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE) de sa demande formée de ce chef ;

Renvoie les parties devant le tribunal de commerce de Paris pour l'examen de l'affaire au fond.

LA GREFFIÈRE POUR LA PRÉSIDENTE EMPECHÉE