CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 24 avril 2024, n° 21/16864
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Hotel Services Plus (SAS)
Défendeur :
Résidence de l'Éden (SNC)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Bodard-Hermant
Conseillers :
Mme Depelley, M. Richaud
Avocats :
Me De Lapasse, Me Billebault
FAITS ET PROCÉDURE
La société Hôtel Services Plus procède au placement de personnes en difficulté au sein de structures d'accueil ; elle est, à ce titre, adjudicataire du marché de l'hébergement temporaire du département de Seine Saint Denis.
La société Résidence de l'Eden a pour activité l'exploitation d'un fonds de commerce d'hôtel meublé, louant des chambres aux organismes sociaux afin d'offrir un hébergement d'urgence aux personnes en situation de précarité.
De mars 2016 à décembre 2019, la société Hôtel Services Plus a adressé des personnes à héberger contre rémunération à la société Résidence de l'Eden. La relation n'a jamais été formalisée par un écrit.
Courant novembre 2019, la direction de la prévention et l'action sociale du conseil départemental de la Seine-Saint-Denis a alerté la société Hôtel Services Plus d'agissements délictueux du gérant de la société Résidence de l'Eden à l'égard de ses résidents portant atteinte à leur sécurité.
Par courriel du 18 novembre 2019, le département de Seine-Saint-Denis a demandé à la société Hôtel Services Plus de déclencher immédiatement une procédure de changement d'établissement.
Au dernier trimestre 2019, la société Hôtel Services Plus a commencé à reloger les personnes prises en charge par la société Résidence de l'Eden et a informé son partenaire des allégations de faits délictueux rapportés par une résidente de la société Résidence de l'Eden qui ont conduit le département de Seine Saint Denis à saisir le procureur de la République de Bobigny.
Le 27 novembre 2019, la société Résidence de l'Eden a mis en demeure la société Hôtel Services Plus de lui communiquer dans les meilleurs délais le signalement concerné et la décision du conseil départemental de Seine-Saint-Denis.
Après avoir mis en demeure la société Hôtel Services Plus de lui régler diverses factures en souffrance, la société Résidence de l'Eden a saisi le juge des référés du tribunal de commerce de Bobigny, lequel a condamné la société Hôtel Services Plus à lui payer la somme provisionnelle de 114 792 euros par une ordonnance du 12 mars 2020.
Estimant avoir été victime d'une rupture brutale de la relation commerciale, la société Résidence de l'Eden a, par acte du 8 octobre 2020, assigné la société Hôtel Services Plus devant le tribunal de commerce de Paris en paiement de dommages-intérêts.
Par jugement du 13 septembre 2021, le tribunal de commerce de Paris a :
- Condamné la SARL Hôtel Services Plus à payer à la SNC Résidence De L'éden la somme de 56 149 euros à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale établie.
- Condamné la SARL Hôtel Services Plus à payer à la SNC Résidence De L'éden la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- Débouté les parties de leurs demandes autres plus amples ou contraires.
- Condamné la SARL Hôtel Services Plus aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquides å la somme de 74,01 euros dont 12,12 euros de TVA.
Vu les dernières conclusions de la société Hôtel Services Plus, déposées et notifiées le 2 mai 2022 par lesquelles il est demandé à la Cour de :
Vu l'article L. 442-1-II du code de commerce,
Vu l'article L. 311-3 CASF,
Vu les dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- Juger que la société Hôtel Service Plus - en charge du placement de personnes vulnérables pour le compte du Département de Seine Saint-Denis - n'a rompu les relations commerciales que sur injonction de ce de dernier et à raison de manquements d'une particulière gravité, imputables au gérant de la société Résidence de l'Eden ;
- Juger que l'intrusion du gérant dans les chambres est constitutive d'une atteinte à la vie privée et d'une atteinte à l'intimité des personnes hébergées ; que cette faute du gérant caractérise un manquement à l'obligation de sécurité due par la société Résidence Eden ;
- Juger que la société Hôtel Service Plus n'est pas fautive d'une rupture brutale de la relation commerciale établie avec la société Résidence de l'Eden ;
Partant, réformant la décision entreprise,
- Juger n'y avoir lieu au versement d'une indemnité à société Résidence de l'Eden ;
- Ordonner la restitution à la société Hôtel Service Plus des sommes versées par elle au titre de l'exécution provisoire de la décision déférée ;
En tout état de cause,
- Condamner la société Résidence de l'Eden au paiement de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner la société Résidence de l'Eden au paiement des entiers dépens
Vu les dernières conclusions de la société Résidence de l'Eden, déposées et notifiées le 15 février 2022 par lesquelles il est demandé à la Cour de :
Vu l'article L. 442-1, II du code de commerce ;
Vu les articles 514, 696 et 700 du code de procédure civile,
- Confirmer, en toutes ses dispositions, le jugement rendu le 13 septembre 2021 par le Tribunal de commerce de Paris.
- Débouter la société Hôtel Services Plus de l'intégralité de ses prétentions ;
- Condamner la société Hôtel Services Plus aux entiers dépens ;
- Condamner la société Hôtel Services Plus à verser à la société Résidence de l'Eden la somme de quatre mille (4 000) euros sur le fondement de de l'article 700 du code de procédure civile.
La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIVATION
Sur la rupture brutale,
L'article L. 442-1, II, du code de commerce tel qu'issu de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige, dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels. Ces dispositions ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.
* Sur le caractère établi de la relation,
La relation commerciale, pour être établie au sens des dispositions de l'article L. 442-1, II, du code de commerce doit être suffisamment prolongée, significative et stable de sorte que la victime de la rupture brutale pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires.
En l'espèce, le caractère établi de la relation commerciale entretenue entre la société Hôtel Services Plus et la société Résidence de l'Eden n'est pas contesté. Les parties sont ainsi entrées en relation en mars 2016 et leur flux d'affaires n'a cessé d'augmenter depuis pour passer d'un chiffre d'affaires allant de 39 915 euros en 2016 à 371 974 euros en 2019 à raison de 5 207 nuits d'hébergement par an en moyenne (pièces n° 11 à 14, société Résidence de l'Eden).
Dans ces conditions, le tribunal a justement retenu que la relation commerciale des parties présente le caractère établi nécessaire à l'application de l'article L. 442-1 du code de commerce.
* Sur les circonstances de la rupture,
Moyens des parties,
La société Hôtel Services Plus soutient que la rupture de la relation commerciale était justifiée par les fautes graves et répétées commises par le gérant de la société Résidence de l'Eden et ce en violation de son obligation de sécurité. Elle relate que les 15 et 18 novembre 2019 la direction de la prévention et de l'action sociale du conseil départemental de la Seine-Saint-Denis l'a alertée sur des agissements commis par le gérant de la société Résidence de l'Eden portant atteinte à la vie privée et à l'intimité des résidents et lui a enjoint de déclencher une procédure immédiate de changement d'établissements pour l'ensemble des ménages hébergés ; demande dont elle a immédiatement pris acte. Elle précise que les faits litigieux, ont, par la suite, été signalés au procureur de la République de Bobigny. Pour justifier le relogement immédiat des résidents, la société Hôtel Services Plus affirme qu'il aurait été dangereux de recourir à une enquête au contradictoire du gérant alors que les hébergés se trouvaient encore sur les lieux. Elle affirme, en outre, que la société Résidence de l'Eden ne peut prétendre avoir ignoré ce signalement puisque dans son assignation devant le tribunal de commerce de Paris elle soutenait en avoir pris connaissance. La société Hôtel Services Plus en conclu que les manquements graves commis par la société Résidence de l'Eden ont non seulement justifié le transfert des résidents dans une autre structure, mais également la rupture de leur relation commerciale.
En réplique, la société Résidence de l'Eden soutient que les accusations portées à l'encontre de son gérant ne sont pas établies et qu'elles ont été proférées sans le moindre élément de preuve. Elle fait valoir l'incohérence des moyens invoqués par la société Hôtel Services Plus notamment en ce qu'elle s'est retranchée derrière la décision prise par le département de Seine-Saint-Denis de procéder au relogement des résidents et en ce qu'elle se prévaut de l'urgence de procéder au transfert des personnes hébergées alors que les faits lui auraient été signalés plus de deux ans auparavant. Selon la société Résidence de l'Eden si les accusations portées à l'encontre de son gérant étaient avérées la société Hôtel Services Plus n'aurait pas continué à lui adresser des occupants pendant plus de deux ans. S'agissant du signalement au procureur de la République de Bobigny invoqué par la société Hôtel Services Plus, la société Résidence de l'Eden soutient que la société Hôtel Services Plus ne démontre pas l'avoir effectué et ne rapporte aucun élément quant à ses suites. Elle ajoute que la société Hôtel Services Plus ne l'a pas notifiée du témoignage d'alerte, ni de la décision du département de Seine-Saint-Denis, non plus que du signalement adressé au procureur de la République.
La société Résidence de l'Eden reproche, en outre, à la société Hôtel Services Plus de ne pas lui avoir notifié la rupture de leur relation commerciale assortie d'un préavis. Elle fait valoir que même si la société Hôtel Services Plus parvenait à démontrer qu'elle avait porté à sa connaissance les signalements relatifs aux manquements commis par son gérant, une telle connaissance ne peut être assimilée à la notification d'un préavis de rupture de relations commerciales. Selon la société Résidence de l'Eden, la société Hôtel Services Plus aurait dû lui octroyer un délai de préavis de quatre mois.
Réponse de la Cour,
La rupture, pour être préjudiciable et ouvrir droit à indemnisation au sens de l'article L. 442-1 II du code de commerce, doit être brutale, c'est-à-dire effectuée sans préavis écrit tenant compte des relations commerciales antérieures ou des usages reconnus par des accords interprofessionnels.
Cet article prévoit, toutefois, la faculté de résiliation sans préavis en cas d'inexécution suffisamment grave par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.
En l'espèce, à compter du 18 novembre 2019 la société Hôtel Services Plus a progressivement relogé des personnes prises en charge par la société Résidence de l'Eden et cessé de lui adresser de nouveaux résidents et ce sans l'informer ni des agissements imputés à son gérant ni de sa volonté de mettre un terme à leur relation commerciale (pièce n° 4, société Hôtel Services Plus).
Constatant que la société Hôtel Services Plus avait procédé au relogement de certains de ses résidents et avait cessé de lui en adresser des nouveaux, la société Résidence de l'Eden s'est trouvée contrainte de mettre en demeure son partenaire commercial de lui fournir des explications sur les manquements qui lui étaient reprochés par courrier avec accusé de réception du 27 novembre 2019 (pièces n° 1 et 2, société Résidence de l'Eden).
La circonstance que le conseil départemental de la Seine-Saint-Denis a enjoint à la société Hôtel Services Plus de reloger immédiatement les personnes hébergées par la société Résidence de l'Eden, ne dispensait pas, pour autant, la société Hôtel Services Plus de notifier à la société Résidence de l'Eden sa volonté explicite de mettre un terme à leur relation commerciale établie.
Les courriels des 15 et 18 novembre 2019 adressés par le département de Seine-Saint-Denis mentionnent des témoignages de deux résidents de la société Résidence de l'Eden qui ne sont ni datés, ni circonstanciés (pièces n° 2 à 4, société Hôtel Services Plus). En outre, le signalement au procureur de la République de Bobigny effectué par le département de Seine-Saint-Denis relatant que le gérant de la société Résidence de l'Eden s'introduisait sans autorisation ou en l'absence des résidents dans leurs chambres n'a pas donné lieu à des poursuites et est insuffisant à démontrer la réalité des faits allégués (pièce n° 5, société Hôtel Services Plus). Il en va de même s'agissant des témoignages versés aux débats datant de 2022 (pièces n° 7 à 9, société Résidence de l'Eden) qui ne permettent pas de démontrer, non seulement, la réalité des faits reprochés mais également la commission par la société Résidence de l'Eden d'une inexécution de ses obligations suffisamment grave pour justifier l'absence de préavis.
Dès lors, la société Hôtel Services Plus ne rapporte pas la preuve d'avoir informé la société Résidence de l'Eden de son intention non équivoque de mettre un terme à leur relation commerciale et ne démontre pas de manquements suffisamment graves de la société Résidence de l'Eden à ses obligations justifiant l'absence de préavis.
Dans ces conditions, le tribunal a justement retenu que la relation commerciale entre les parties a été rompue par la société Hôtel Services Plus d'une manière brutale ouvrant droit à réparation.
* Sur la détermination du préavis nécessaire,
Moyens des parties,
La société Résidence de l'Eden estime que le préavis devait être de quatre mois compte tenu de l'ancienneté des relations, du fait que la société Hôtel Services Plus l'a placée devant le fait accompli, la laissant dans une situation qui ne lui permettait pas de se réorganiser ou trouver de nouveaux débouchés, ni de prospecter de nouveaux clients ou encore d'entamer une transition vers un autre secteur d'activité. Elle précise que le chiffre d'affaires lié à ses relations commerciales avec la société Hôtel Services Plus constituait une part importante de son chiffre d'affaires total.
En réplique, la société Hôtel Services Plus, soutient que l'absence de préavis est justifiée par la faute grave commise par la société Résidence de l'Eden.
Réponse de la Cour,
Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, c'est-à-dire pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une autre solution de remplacement en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.
La relation commerciale des parties qui a débuté en mars 2016 pour s'interrompre définitivement en décembre 2019, a duré trois ans et huit mois. L'activité d'hébergement d'urgence exploitée par la société Résidence de l'Eden repose en grande partie sur des partenaires spécialisés tels que la société Hôtel Services Plus. En outre, la société Résidence de l'Eden a réalisé un chiffre d'affaires croissant avec la société Hôtel Services Plus, pour atteindre, en 2019, un chiffre d'affaires de 371 974 euros sur un chiffre global de 383 0003 euros.
Au regard de ces éléments, le tribunal a, par des motifs pertinents, non utilement contredits par chacune des parties, retenu un délai de préavis nécessaire mais suffisant de quatre mois.
* Sur l'évaluation du préjudice,
Moyens des parties,
La société Résidence de l'Eden soutient que le gain manqué causé par la rupture brutale doit être évalué par référence à la marge brute qu'elle aurait légitimement pu espérer réaliser au cours de la durée du préavis celle-ci avait été respectée.
En réplique, la société Hôtel Services Plus fait valoir qu'elle n'a commis aucune faute pouvant justifier qu'il soit fait droit aux demandes indemnitaires formulées par la société Résidence de l'Eden.
Réponse de la Cour,
Le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.
La société Résidence de l'Eden produit aux débats les extraits de ses comptes clients avec la société Hôtel Services Plus pour les années 2016, 2017, 2018 et 2019 faisant apparaître un chiffre d'affaires annuel moyen de 240 638 euros calculé sur les trois dernières années précédant la rupture (pièces n° 11 à 14, société Résidence de l'Eden).
La marge sur coûts variables telle que déterminée par le tribunal de commerce à hauteur de 70 % n'est pas contestée.
Dès lors, le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné la société Hôtel Services Plus à payer à la société Résidence de l'Eden la somme de 56 149 euros (240 638 x 70 % x 4/12) à titre de dommages-intérêts.
Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile,
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné la société Hôtel Services Plus à payer à la société Résidence de l'Eden la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
La société Hôtel Services Plus, partie perdante en son appel principal, sera condamnée aux dépens.
En application de l'article 700 du code de procédure civile en appel, la société Hôtel Services Plus sera déboutée de sa demande et condamné à verser à la société Résidence de l'Eden la somme de 4 000 euros.
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Confirme le jugement en toutes ses dispositions soumises à la Cour,
Y ajoutant,
Condamne la société Hôtel Services Plus aux dépens d'appel,
Condamne la société Hôtel Services Plus à payer à la société Résidence de l'Eden la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en appel,
Rejette toute autre demande.