TUE, 3e ch., 17 avril 2024, n° T‑255/23
TRIBUNAL DE L'UNION EUROPÉENNE
Arrêt
Rejet
PARTIES
Demandeur :
Escobar Inc.
Défendeur :
Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Schalin
Avocat :
Me Slopek
Juges :
M. Škvařilová-Pelzl, M. Nõmm
1 Par son recours fondé sur l’article 263 TFUE, la requérante, Escobar Inc., demande l’annulation de la décision de la cinquième chambre de recours de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) du 21 février 2023 (affaire R 1364/2022-5) (ci-après la « décision attaquée »).
Antécédents du litige
2 Le 30 septembre 2021, la requérante a présenté à l’EUIPO une demande d’enregistrement de marque de l’Union européenne pour le signe verbal Pablo Escobar.
3 La marque demandée désignait des produits et des services relevant des classes 3, 5, 9, 10, 12 à 16, 18, 20, 21, 24 à 26 et 28 à 45 au sens de l’arrangement de Nice concernant la classification internationale des produits et des services aux fins de l’enregistrement des marques, du 15 juin 1957, tel que révisé et modifié.
4 Par décision du 1er juin 2022, l’examinateur a rejeté, pour tous les produits et les services désignés, la demande d’enregistrement de ladite marque, sur le fondement de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil, du 14 juin 2017, sur la marque de l’Union européenne (JO 2017, L 154, p. 1).
5 Le 26 juillet 2022, la requérante a formé un recours auprès de l’EUIPO contre la décision de l’examinateur.
6 Par la décision attaquée, la cinquième chambre de recours de l’EUIPO a rejeté le recours, au motif que la marque demandée était contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs, au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001.
Conclusions des parties
7 La requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :
– annuler la décision attaquée ;
– condamner l’EUIPO aux dépens.
8 L’EUIPO conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :
– rejeter le recours ;
– condamner la requérante aux dépens, en cas de convocation à une audience.
En droit
9 La requérante invoque, en substance, trois moyens, tirés, le premier, d’une violation de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001, le deuxième, d’une violation de l’article 94, paragraphe 1, de ce même règlement et, le troisième, d’une violation du droit à la présomption d’innocence, tel que consacré à l’article 48, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
10 Bien que le deuxième moyen, en tant que moyen de forme, devrait en principe être examiné avant les premier et troisième moyens, qui sont des moyens de fond (voir, en ce sens, arrêt du 4 juillet 2007, Bouygues et Bouygues Télécom/Commission, T‑475/04, EU:T:2007:196, point 43), le Tribunal estime opportun, dans les circonstances de l’espèce, d’examiner ces moyens en suivant l’ordre de leur présentation dans la requête.
Sur le premier moyen, tiré d’une violation de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001
11 La requérante reproche à la chambre de recours d’avoir fait, dans la décision attaquée, une interprétation ou une application erronée de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001, tel qu’interprété par la jurisprudence, en constatant que la marque demandée était contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs.
12 En l’absence d’une définition des notions d’« ordre public » et de « bonnes mœurs » à l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001, la jurisprudence aurait précisé que l’examen du caractère contraire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs d’un signe devait être effectué par rapport à la perception qu’en avait le public pertinent situé dans l’Union européenne ou une partie substantielle de celle-ci, qui pouvait, le cas échéant, correspondre au territoire d’un seul État membre, car l’ordre public et les bonnes mœurs pouvaient différer d’une partie de l’Union à l’autre ou d’un État membre à l’autre. Il faudrait nécessairement se référer, à cet égard, à la perception d’une majorité dudit public. En outre, selon la jurisprudence, il conviendrait de prendre en compte la perception de cette majorité au moment où l’examen serait effectué. Enfin, en vertu de la jurisprudence, l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001 devrait être appliqué de manière prudente et restrictive et la contrariété à l’« ordre public » et aux « bonnes mœurs » ne devrait être constatée que lorsqu’un signe serait effectivement perçu comme allant à l’encontre des valeurs et des normes morales fondamentales de la société.
13 À cet égard, la requérante reproche à la chambre de recours d’avoir, dans la décision attaquée, fait une application trop libérale de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001, en ne recherchant pas si une majorité du public espagnol, seul pris en compte par la chambre de recours, percevrait la marque demandée comme étant immorale.
14 Par ailleurs, selon la requérante, la chambre de recours a omis de tenir compte du fait que, par définition, les noms de personnages du type de « Robin des Bois », devenus mythiques, symboliques ou archétypaux dans la culture populaire dominante, même lorsqu’ils sont associés à des crimes, ne relèvent plus du champ d’application de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001. Ainsi, les noms de Bonnie et Clyde, d’Al Capone ou de Che Gevara auraient déjà été enregistrés en tant que marques de l’Union européenne. Or, Pablo Escobar, en raison de ses nombreuses bonnes actions en faveur des pauvres en Colombie, serait devenu un personnage mythique de la culture populaire dominante, comme en témoignerait sa fiche dans l’encyclopédie en ligne Wikipédia, la série à succès « Narcos » diffusée dans le monde entier, y compris en Espagne, et le fait que, de son vivant, il aurait été surnommé le « Robin des Bois de Colombie ». À cet égard, la référence faite par la chambre de recours, au point 68 de la décision attaquée, à sa propre décision, du 23 avril 2021, dans l’affaire R 459/2020-5, Boy London, serait dépourvue de pertinence en l’espèce, car elle porterait sur un symbole de la sous-culture punk qui renverrait à l’idéologie nazie, quasi unanimement réprouvée, et concernerait une autre époque et un autre contexte socioculturel.
15 L’EUIPO conteste les arguments de la requérante.
16 À cet égard, il convient de relever que, en vertu de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001, les marques qui sont contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs sont refusées à l’enregistrement.
17 Comme la chambre de recours l’a rappelé à bon droit, aux points 21 à 23 de la décision attaquée, le public pertinent ne peut être limité, aux fins de l’examen du motif de refus prévu à l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001, au seul public auquel sont directement adressés les produits et les services pour lesquels l’enregistrement est demandé. En effet, il convient de tenir compte du fait que le signe visé par ce motif de refus choquera non seulement le public auquel les produits et les services désignés par le signe sont adressés, mais également d’autres personnes qui, sans être concernées par lesdits produits et services, seront mises en présence de ce signe de manière incidente dans leur vie quotidienne [voir arrêt du 15 mars 2018, La Mafia Franchises/EUIPO – Italie (La Mafia SE SIENTA A LA MESA), T‑1/17, EU:T:2018:146, point 27 et jurisprudence citée].
18 En outre, pour l’application dudit motif, il y a lieu de prendre en considération non seulement les circonstances communes à l’ensemble des États membres de l’Union, mais également les circonstances particulières à des États membres, pris individuellement, qui sont susceptibles d’influencer la perception du public pertinent situé sur le territoire de ces États (voir arrêt du 15 mars 2018, La Mafia SE SIENTA A LA MESA, T‑1/17, EU:T:2018:146, point 29 et jurisprudence citée).
19 Aux points 24 de la décision attaquée, la chambre de recours a considéré que les produits et les services visés par la marque demandée s’adressaient à un public professionnel et au grand public, dont le niveau d’attention varierait de faible, pour les produits de consommation courante, à élevé, pour les services ou les produits très sophistiqués. Toutefois, comme indiqué aux points 28 à 34 de la décision attaquée, elle a choisi d’apprécier, en l’espèce, l’existence du motif de refus visé à l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001 par rapport au public espagnol, au motif que c’était celui qui connaissait le mieux le ressortissant colombien dénommé Pablo Escobar, né le 1er décembre 1949 et présumé être un baron de la drogue et un narcoterroriste ayant fondé et été l’unique chef du cartel de Medellín (Colombie), en raison des liens privilégiés, en particulier historiques, existant entre l’Espagne et la Colombie.
20 Ces appréciations, qui, au demeurant, ne sont pas contestées par les parties, apparaissent fondées et peuvent être confirmées, de sorte qu’il y a lieu de se focaliser, en l’espèce, sur le public espagnol pertinent pour apprécier, aux fins de l’examen du présent moyen, l’existence du motif absolu de refus visé à l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001.
21 Aux points 46 à 54 de la décision attaquée, la chambre de recours a estimé que, au moins, une partie non négligeable du public pertinent espagnol associerait la marque demandée à Pablo Escobar, perçu comme un symbole de baron de la drogue et de narcoterroriste.
22 Aux points 55 à 69 de la décision attaquée, elle a conclu que la marque demandée, comprise de la manière mentionnée au point 21 ci-dessus, serait perçue comme étant contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs par la partie non négligeable du public pertinent espagnol qui l’associerait aux crimes commis par le cartel de Medellín ou directement attribués à Pablo Escobar, lesquels étaient inacceptables dans les sociétés démocratiques modernes, car ils étaient absolument contraires aux principes éthiques et moraux reconnus, non seulement en Espagne, mais aussi dans tous les États membres de l’Union, et constituaient l’une des menaces les plus graves pour les intérêts fondamentaux de la société et le maintien de la paix sociale et de l’ordre social. La marque demandée contredirait, pour une partie non négligeable du large public exposé à celle-ci, les valeurs indivisibles et universelles sur lesquelles l’Union est fondée, à savoir la dignité humaine, la liberté, l’égalité et la solidarité, ainsi que les principes de démocratie et d’État de droit, tels que proclamés dans la Charte, et le droit à la vie et à l’intégrité physique. En outre, pour les nombreux consommateurs des produits et des services en cause qui, notamment en Espagne, partagent ces valeurs, la marque demandée pourrait être perçue comme étant fortement offensante ou choquante, en tant qu’apologie du crime et que banalisation des souffrances causées aux milliers de personnes tuées ou blessées par le cartel de Medellín, dont Pablo Escobar était le chef présumé. Ces souffrances ne seraient pas effacées par les actions en faveur des pauvres ou le rôle de « Robin des bois » que la requérante ou de nombreux Colombiens attribueraient à Pablo Escobar, en Colombie, ou par le fait que ce dernier serait devenu une icône de la culture populaire en Espagne.
23 Enfin, aux points 70 à 78 de la décision attaquée, la chambre de recours a rejeté les arguments de la requérante tirés de ce que des signes identiques ou similaires à la marque demandée avaient déjà été demandés à l’enregistrement ou enregistrés, en tant que marques, par des offices nationaux ou par l’EUIPO, en observant que, dans certaines de ces décisions, les signes en cause avaient été refusés à l’enregistrement, pour contrariété à l’ordre public et aux bonnes mœurs, et que, en tout état de cause et selon la jurisprudence, elle n’était pas liée par ces décisions et devait statuer uniquement sur le fondement du règlement 2017/1001.
24 Pour autant, la requérante fait grief à la chambre de recours de ne pas avoir recherché, dans la décision attaquée, si la majorité dudit public percevrait la marque demandée comme étant immorale. Il y a lieu de rappeler que, selon la jurisprudence, l’appréciation de l’existence du motif de refus visé à l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001 ne doit être fondée ni sur la perception de la majorité du public pertinent pris en compte ni sur celle des parties dudit public que rien ne choque ou qui peut être très facilement offensée, mais doit être faite sur la base des critères relatifs à une personne raisonnable, ayant des seuils moyens de sensibilité et de tolérance (voir, en ce sens, arrêt du 15 mars 2018, La Mafia SE SIENTA A LA MESA, T‑1/17, EU:T:2018:146, point 26 et jurisprudence citée ; voir également, en ce sens, arrêt du 27 février 2020, Constantin Film Produktion/EUIPO, C‑240/18 P, EU:C:2020:118, point 42).
25 Dans la décision attaquée, la chambre de recours s’est référée à bon droit, au regard de la jurisprudence citée au point 24 ci-dessus, à la perception des personnes qui, au sein du public pertinent espagnol pris en compte, pouvaient être considérées comme étant raisonnables et ayant des seuils moyens de sensibilité et de tolérance et qui, comme telles, partageaient les valeurs indivisibles et universelles sur lesquelles est fondée l’Union.
26 Ainsi, la requérante n’est pas fondée à prétendre que la chambre de recours aurait fait une interprétation ou une application erronée ou trop libérale de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001, en ne se référant pas, à cet égard, à la perception de la majorité des personnes composant le public pertinent espagnol pris en compte.
27 Par ailleurs, dans la décision attaquée, la chambre de recours était fondée à considérer que les personnes visées au point 25 ci-dessus associeraient le nom de Pablo Escobar au trafic de drogue et au narcoterrorisme ainsi qu’aux crimes et aux souffrances qui en découlaient, plutôt qu’à ses bonnes actions éventuelles en faveur des pauvres en Colombie, et, partant, percevraient la marque demandée, correspondant à ce nom, comme allant à l’encontre des valeurs et des normes morales fondamentales prévalant au sein de la société espagnole.
28 La circonstance, attestée par les documents produits au dossier par la requérante, que les noms de Bonnie et Clyde, d’Al Capone ou de Che Gevara aient déjà été enregistrés en tant que marques de l’Union européenne, qui ont, ensuite, soit expiré soit été annulées, n’est pas de nature à remettre en cause les appréciations par lesquelles la chambre de recours a fait une correcte interprétation et application, au cas d’espèce, de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001, tel qu’interprété par la jurisprudence, en se référant à la perception particulière du nom Pablo Escobar par les personnes visées au point 25 ci-dessus.
29 À cet égard, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence, les décisions que l’EUIPO est conduit à prendre en vertu du règlement 2017/1001 concernant l’enregistrement d’un signe en tant que marque de l’Union européenne relèvent de l’exercice d’une compétence liée et non d’un pouvoir discrétionnaire. Dès lors, la légalité des décisions des chambres de recours doit être appréciée uniquement sur la base de ce règlement, tel qu’interprété par le juge de l’Union, et non d’une pratique décisionnelle antérieure de celles-ci (voir, en ce sens, arrêt du 26 avril 2007, Alcon/OHMI, C‑412/05 P, EU:C:2007:252, point 65).
30 Au vu de l’ensemble des appréciations qui précèdent, il y a donc lieu de rejeter intégralement le premier moyen, tiré d’une violation de l’article 7 paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001, comme étant non fondé.
Sur le deuxième moyen, tiré d’une violation de l’article 94, paragraphe 1, du règlement 2017/1001
31 La requérante fait valoir, en substance, que la chambre de recours a violé l’article 94, paragraphe 1, du règlement 2017/1001, dans la décision attaquée, en ne satisfaisant pas à l’obligation de motivation qui lui incombait et qui aurait dû la conduire à identifier les circonstances factuelles permettant d’invoquer l’interdiction visée à l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001 à l’égard de la marque demandée. En particulier, dans la décision attaquée, la chambre de recours n’aurait pas suffisamment précisé les raisons pour lesquelles le nom de Pablo Escobar ne pouvait pas être enregistré en tant que marque de l’Union européenne, alors que, comme il serait ressorti des éléments de preuve qu’elle aurait produits devant elle, Pablo Escobar faisait partie de la culture populaire espagnole, sans déclencher de controverse, et que, par le passé, les noms de criminels présumés, devenus iconiques, auraient déjà été enregistrés en tant que marques de l’Union européenne (voir point 14 ci-dessus). Ce faisant, la chambre de recours aurait méconnu la jurisprudence qui lui imposait, au titre des principes de bonne administration et d’égalité de traitement, de prendre en considération les décisions déjà prises sur des demandes similaires et de s’interroger avec une attention particulière sur le point de savoir s’il y avait lieu de statuer, en l’espèce, dans le même sens.
32 L’EUIPO conteste les arguments de la requérante.
33 Aux termes de l’article 94, paragraphe 1, première phrase, du règlement 2017/1001, les décisions de l’EUIPO doivent être motivées. Cette obligation a la même portée que celle découlant de l’article 296, deuxième alinéa, TFUE, lequel exige que la motivation fasse apparaître de façon claire et non équivoque le raisonnement de l’auteur de l’acte, sans qu’il soit nécessaire que cette motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, la question de savoir si la motivation d’un acte satisfait auxdites exigences devant cependant être appréciée au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée (voir arrêt du 28 juin 2018, EUIPO/Puma, C‑564/16 P, EU:C:2018:509, point 65 et jurisprudence citée). Toutefois, les chambres de recours ne sont pas obligées, dans la motivation des décisions qu’elles adoptent, de prendre position sur tous les arguments que les intéressés invoquent devant elles. Il suffit qu’elles exposent les faits et les considérations juridiques revêtant une importance essentielle dans l’économie de la décision [voir ordonnance du 11 septembre 2019, ruwido austria/EUIPO (transparent pairing), T‑649/18, non publiée, EU:T:2019:585, point 41 et jurisprudence citée].
34 Aux points 46 à 78 de la décision attaquée, tels que résumés aux points 21 à 23 ci-dessus, la chambre de recours a exposé, de manière claire et non équivoque, le raisonnement qui l’a menée à conclure, sur la base d’une correcte interprétation et application, au cas d’espèce, de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001, tel qu’interprété par la jurisprudence, que la marque demandée était contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs, au sens de ladite disposition.
35 Concernant les arguments de la requérante tirés, en substance, de ce que la chambre de recours n’a pas exposé à suffisance de droit, dans la décision attaquée, les raisons pour lesquelles elle n’a pas tenu compte des enregistrements antérieurs de marques de l’Union européenne composées du nom de criminels présumés invoqués devant elle, il y a certes lieu de rappeler que, comme l’observe à bon droit la requérante, selon la jurisprudence, l’EUIPO est tenu d’exercer ses compétences en conformité avec les principes généraux du droit de l’Union, y compris les principes d’égalité de traitement et de bonne administration (arrêt du 10 mars 2011, Agencja Wydawnicza Technopol/OHMI, C‑51/10 P, EU:C:2011:139, point 73). Eu égard auxdits principes, il doit prendre en considération les décisions qu’il a déjà adoptées sur des demandes similaires et s’interroger avec une attention particulière sur la question de savoir s’il y a lieu ou non de décider dans le même sens, l’application de ces principes devant être conciliée avec le respect du principe de légalité (arrêt du 10 mars 2011, Agencja Wydawnicza Technopol/OHMI, C‑51/10 P, EU:C:2011:139, points 74 et 75).
36 Toutefois, il ressort des points 46 à 78 de la décision attaquée, tels que résumés aux points 21 à 23 ci-dessus, que, dans cette décision, la chambre de recours a exposé à suffisance de droit les raisons pour lesquelles l’application des principes rappelés au point 35 ci-dessus ne la conduisait pas à décider, en l’espèce, dans le même sens que dans les précédents enregistrements invoqués devant elle. En effet, il ressort desdits points que la chambre de recours s’est interrogée avec une attention particulière sur la question de savoir comment les personnes visées au point 25 ci-dessus percevraient le nom de Pablo Escobar, ainsi que le requerrait l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001, tel qu’interprété par la jurisprudence, ce qui l’a conduite à constater que ces dernières percevraient ce nom comme un symbole offensant d’une criminalité organisée à l’origine de nombreuses souffrances et, partant, la marque demandée, correspondant audit nom, comme étant contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Dès lors, la décision attaquée permet de comprendre, de manière suffisamment claire et non équivoque, que, pour la chambre de recours, la demande d’enregistrement du nom de Pablo Escobar en tant que marque de l’Union européenne n’était pas comparable aux demandes antérieures d’enregistrement invoquées par la requérante, lesquelles portaient sur des noms de criminels présumés, devenus iconiques, qui relevaient davantage de l’histoire que de l’actualité et dont le caractère offensant avait pu s’émousser avec le temps.
37 Par ailleurs, concernant les arguments de la requérante pris, en substance, de ce que la chambre de recours n’a pas exposé à suffisance de droit, dans la décision attaquée, les raisons pour lesquelles elle n’a pas tenu compte des quelques exemples, invoqués devant elle, de commercialisation, en Espagne, de décorations murales, de figurines, de tee-shirts ou de livres représentant Pablo Escobar, sous des formes, certes sympathiques ou amusantes, mais qui soulignaient son rôle de symbole de la criminalité organisée, il convient d’observer que la décision attaquée permet de comprendre, de manière suffisamment claire et non équivoque, que, pour la chambre de recours, si ces exemples attestaient de la popularité de Pablo Escobar en Espagne, ils ne remettaient nullement en cause le constat selon lequel les personnes visées au point 25 ci-dessus percevraient, néanmoins, ce nom comme un symbole offensant d’une criminalité organisée à l’origine de nombreuses souffrances et, partant, la marque demandée, correspondant audit nom, comme étant contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs.
38 Il résulte de l’ensemble des appréciations qui précèdent que le deuxième moyen, tiré de la violation de l’article 94, paragraphe 1, du règlement 2017/1001, doit également être rejeté, comme étant non fondé.
Sur le troisième moyen, tiré d’une violation du droit fondamental à la présomption d’innocence,tel que consacré à l’article 48 de la Charte
39 La requérante soutient que, en refusant, dans la décision attaquée, l’enregistrement de la marque demandée sur la base d’actes criminels présumés, imputés à Pablo Escobar, la chambre de recours a violé l’obligation qui lui incombait, en vertu de la jurisprudence, de tenir compte du droit fondamental à la présomption d’innocence, tel que consacré, notamment, à l’article 48 de la Charte, dans l’application de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001, pour laquelle elle dispose d’une large marge d’appréciation. Dans ce cadre et à l’inverse de ce qu’elle aurait fait dans d’autres décisions antérieures, elle n’aurait pas correctement mis en balance les intérêts opposés du public pertinent et du demandeur à l’enregistrement. En refusant l’enregistrement de la marque demandée sur le fondement du postulat que, d’une part, les actes commis par Pablo Escobar auraient été des faits connus, à prendre en compte indépendamment d’une condamnation, et pour lesquels il n’aurait pas été condamné uniquement parce qu’il aurait été abattu, avant, par la police et que, d’autre part, dans le cadre de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001, seul aurait importé que le public pertinent associe le nom de Pablo Escobar à des crimes, la chambre de recours aurait violé le droit fondamental de Pablo Escobar à la présomption d’innocence.
40 L’EUIPO conteste les arguments de la requérante.
41 Aux points 40 à 45 de la décision attaquée, la chambre de recours a observé que le fait que Pablo Escobar n’ait jamais été pénalement condamné et bénéficie, à ce titre, de la présomption d’innocence ne préjugeait pas de ce que, compte tenu de l’image forgée par la littérature et les films, il était néanmoins perçu, par une partie non négligeable du public pertinent espagnol pris en compte, comme le chef d’une organisation criminelle responsable de nombreux crimes.
42 Le principe de la présomption d’innocence, qui constitue un droit fondamental, énoncé à l’article 6, paragraphe 2, de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et à l’article 48, paragraphe 1, de la Charte, confère aux particuliers des droits dont le juge de l’Union garantit le respect (voir arrêt du 6 juin 2019, Dalli/Commission, T‑399/17, non publié, EU:T:2019:384, point 168 et jurisprudence citée).
43 En outre, comme la chambre de recours l’a rappelé à bon droit au point 14 de la décision attaquée, l’intérêt général sous-tendant le motif absolu de refus énoncé à l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001 est d’éviter l’enregistrement de signes qui porteraient atteinte à l’ordre public ou aux bonnes mœurs lors de leur utilisation sur le territoire de l’Union (arrêt du 15 mars 2018, La Mafia SE SIENTA A LA MESA, T‑1/17, EU:T:2018:146, point 25).
44 Comme le relève à juste titre la requérante, l’application de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001 doit, certes, être conciliée avec le droit fondamental à la présomption d’innocence, énoncé à l’article 48, paragraphe 1, de la Charte, ainsi que le confirme le considérant 21 de ce même règlement, qui souligne expressément la nécessité d’appliquer celui-ci de façon à garantir le plein respect des libertés et des droits fondamentaux (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 27 février 2020, Constantin Film Produktion/EUIPO, C‑240/18 P, EU:C:2020:118, point 56).
45 Toutefois, dans la décision attaquée, la chambre de recours n’a pas dérogé au principe général du droit de l’Union de la présomption d’innocence à l’égard de Pablo Escobar.
46 En effet, dans celle-ci, ladite chambre a constaté, en substance, que, même si « Pablo Escobar n’a[vait] jamais été condamné par un tribunal colombien, américain ou européen, mais a[vait] accepté d’être volontairement reclus dans sa ‘‘prison’’, La Catedral, dans le cadre d’un accord passé avec le gouvernement colombien de l’époque », il n’était pas moins perçu, par les personnes visées au point 25 ci-dessus, comme un symbole offensant d’une criminalité organisée à l’origine de nombreuses souffrances.
47 Ces appréciations sont fondées au regard des éléments du dossier, y inclus ceux qui ont été produits par la requérante et qui confirment, ainsi que cela a déjà été observé au point 37 ci-dessus, que Pablo Escobar est publiquement perçu, en Espagne, comme un symbole d’une criminalité organisée, responsable de nombreux crimes.
48 C’est donc sans remettre en cause le droit fondamental de Pablo Escobar à la présomption d’innocence que la chambre de recours a pu constater, dans la décision attaquée, que les conditions d’application de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement 2017/1001 étaient, en l’espèce, réunies.
49 Il résulte de l’ensemble des appréciations qui précèdent que le troisième moyen, tiré de la violation du droit fondamental à la présomption d’innocence, doit également être rejeté, comme étant non fondé.
50 Le présent recours se trouvant ainsi privé de tout fondement, il y a lieu de le rejeter intégralement.
Sur les dépens
51 Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.
52 Bien que la requérante ait succombé, l’EUIPO n’a conclu à la condamnation aux dépens de celle-ci qu’en cas de convocation à une audience. En l’absence d’organisation d’une audience, il convient de décider que chaque partie supportera ses propres dépens.
Par ces motifs,
LE TRIBUNAL (troisième chambre)
déclare et arrête :
1) Le recours est rejeté.
2) Chaque partie supportera ses propres dépens.