CC, 30 avril 2024, n° 2024-1087 QPC
CONSEIL CONSTITUTIONNEL
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 9 février 2024 par le Conseil d’État (décision n° 489395 du même jour), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la société Groupement d’achat Édouard Leclerc par Me Gilbert Parleani, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2024-1087 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article L. 441-17 du code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi n° 2021-1357 du 18 octobre 2021 visant à protéger la rémunération des agriculteurs.
Au vu des textes suivants :
1. la Constitution ;
2. l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
3. le code de commerce ;
4. la loi n° 2021-1357 du 18 octobre 2021 visant à protéger la rémunération des agriculteurs ;
5. le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
• les observations en intervention présentées pour la Fédération du commerce et de la distribution par Me François Sureau, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 28 février 2024 ;
• les observations présentées pour la société requérante par Me Parleani, enregistrées le 29 février 2024 ;
• les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 1er mars 2024 ;
• les secondes observations en intervention présentées pour la Fédération du commerce et de la distribution par Me Sureau, enregistrées le 12 mars 2024 ;
• les secondes observations présentées pour la société requérante par Me Parleani, enregistrées le 13 mars 2024 ;
• les secondes observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 15 mars 2024 ;
• les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Parleani, pour la société requérante, Me Sureau, pour la partie intervenante, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 23 avril 2024 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L’article L. 441-17 du code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi du 18 octobre 2021 mentionnée ci-dessus, prévoit :
« I. - Le contrat peut prévoir la fixation de pénalités infligées au fournisseur en cas d’inexécution d’engagements contractuels. Il prévoit une marge d’erreur suffisante au regard du volume de livraisons prévues par le contrat. Un délai suffisant doit être respecté pour informer l’autre partie en cas d’aléa.
« Les pénalités infligées au fournisseur par le distributeur ne peuvent dépasser un montant correspondant à un pourcentage du prix d’achat des produits concernés. Elles doivent être proportionnées au préjudice subi au regard de l’inexécution d’engagements contractuels.
« Il est interdit de procéder au refus ou au retour de marchandises, sauf en cas de non-conformité de celles-ci ou de non-respect de la date de livraison.
« La preuve du manquement doit être apportée par le distributeur par tout moyen. Le fournisseur dispose d’un délai raisonnable pour vérifier et, le cas échéant, contester la réalité du grief correspondant.
« Il est interdit de déduire d’office du montant de la facture établie par le fournisseur les pénalités ou rabais correspondant au non-respect d’un engagement contractuel.
« Seules les situations ayant entraîné des ruptures de stocks peuvent justifier l’application de pénalités logistiques. Par dérogation, le distributeur peut infliger des pénalités logistiques dans d’autres cas dès lors qu’il démontre et documente par écrit l’existence d’un préjudice.
« Dès lors qu’il est envisagé d’infliger des pénalités logistiques, il est tenu compte des circonstances indépendantes de la volonté des parties. En cas de force majeure, aucune pénalité logistique ne peut être infligée.
« II. - Le distributeur ne peut exiger du fournisseur un délai de paiement des pénalités mentionnées au présent article inférieur au délai de paiement qu’il applique à compter de la réception des marchandises ».
2. La société requérante, rejointe par la partie intervenante, reproche à ces dispositions de ne pas définir précisément la « marge d’erreur suffisante » que doit prévoir tout contrat comportant des pénalités logistiques, alors que le manquement à cette obligation expose son auteur à certaines sanctions. Il en résulterait une méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines. Pour les mêmes motifs, elles soutiennent que ces dispositions seraient entachées d’incompétence négative dans des conditions affectant ce même principe ainsi que la liberté contractuelle, la liberté d’entreprendre et, selon la partie intervenante, la liberté individuelle.
3. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur la deuxième phrase du premier alinéa du paragraphe I de l’article L. 441-17 du code de commerce.
4. Les autres griefs soulevés par la partie intervenante ne portent pas sur les dispositions contestées.
5. Selon l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». Les principes ainsi énoncés ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions pénales mais s’étendent à toute sanction ayant le caractère d’une punition. En vertu du principe de légalité des délits et des peines, le législateur ou, dans son domaine de compétence, le pouvoir réglementaire, doivent fixer les sanctions ayant le caractère d’une punition en des termes suffisamment clairs et précis.
6. En application des articles L. 442-1 et L. 442-4 du code de commerce, le fait, dans le cadre de la négociation commerciale, de la conclusion ou de l’exécution d’un contrat, d’imposer des pénalités logistiques ne respectant pas les prescriptions de l’article L. 441-17 du même code est sanctionné par une amende civile.
7. Selon les dispositions contestées de ce dernier article, le contrat fixant des pénalités logistiques dues au distributeur par le fournisseur en cas d’inexécution d’engagements contractuels doit prévoir une marge d’erreur suffisante.
8. Il résulte des termes mêmes de ces dispositions que le caractère suffisant de la marge d’erreur doit s’apprécier au cas par cas au regard du volume de livraisons prévues par le contrat. Dès lors, la notion de « marge d’erreur suffisante » ne présente pas de caractère imprécis ou équivoque.
9. Ainsi, en faisant référence à cette notion, le législateur a défini avec une précision suffisante les éléments essentiels de l’obligation dont, sous le contrôle du juge, la méconnaissance est sanctionnée.
10. Le grief tiré de la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines doit donc être écarté.
11. Par conséquent, les dispositions contestées, qui ne sont pas entachées d’incompétence négative et qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - La deuxième phrase du premier alinéa de l’article L. 441-17 du code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi n° 2021-1357 du 18 octobre 2021 visant à protéger la rémunération des agriculteurs, est conforme à la Constitution.
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.