Livv
Décisions

CA Paris, Pôle 5 - ch. 6, 2 mai 2024, n° 22/08015

PARIS

Arrêt

Autre

CA Paris n° 22/08015

2 mai 2024

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 5 - Chambre 6

ARRET DU 02 MAI 2024

(n° , 9 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 22/08015 - N° Portalis 35L7-V-B7G-CFWFA

Décision déférée à la Cour : Jugement du 23 Mars 2022 - tribuanljudiciaire de Paris - 9ème chambre 2ème section - RG n° 19/00023

APPELANTS

Monsieur [G] [Y] ès-qualité d'ayant-droit à la succession de Monsieur [B] [Y]

né le [Date naissance 1] 1947 à [Localité 10]

[Adresse 7]

[Localité 9]

Monsieur [X] [Y] ès-qualité d'ayant-droit à la succession de Monsieur [B] [Y]

né le [Date naissance 2] 1943 à [Localité 10]

[Adresse 5]

[Localité 8]

Représentés par Me Frédéric Lallement de la SELARL BDL AVOCATS, avocat au barreau de Paris, toque : P0480

Ayant pour avocat plaidant Me Anne Bernard-Dussaulx de l'AARPI RICHEMONT DELVISO, avocat au barreau de Paris, toque : C1901

INTIMÉE

Société CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL DE [Localité 11] ET D'ILE DE FRANCE

[Adresse 4]

[Localité 6]

N°SIRET : 775 665 615

agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés audit siège

Représentées par Me Frédérique Etevenard, avocat au barreau de Paris, toque : K0065

Ayant pour avocat plaidant Me Bénédicte Bury de la SELEURL B.BURY AVOCATS, avocat au barreau de Paris, toque : P0121

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 27 Février 2024, en audience publique, devant la Cour composée de :

M. Marc BAILLY, président de chambre

M. Vincent BRAUD, président

Madame Pascale SAPPEY-GUESDON, conseillère

qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par Monsieur Vincent BRAUD dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.

Greffier, lors des débats : Mme Mélanie THOMAS

ARRET :

- Contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Marc BAILLY, président de chambre et par Mélanie THOMAS, Greffier, présent lors de la mise à disposition.

* * * * *

[B] [Y], alors âgé de 94 ans, a été démarché en septembre 2014 par la société FXN Trade, en vue d'investir des fonds sur des plateformes de négoce en ligne. Cette société proposait de réaliser des investissements sur le marché des changes Forex (Foreign exchange), ainsi que des opérations sur les options binaires.

Entre le 16 septembre 2014 et le 26 décembre 2014, il a ainsi réalisé dix virements au profit de bénéficiaires dénommés Phoneloop, [F], et BF Capital ltd, pour un montant total de 480 000 euros.

Indiquant s'être trouvé dans l'impossibilité de retirer les fonds investis et leurs produits, tandis que ses interlocuteurs, après l'avoir informé de la perte de l'intégralité de ses placements, avaient disparu, il a mis en demeure le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France, banque détentrice du compte depuis lequel les virements avaient été réalisés, de lui rembourser les fonds.

[B] [Y] a ensuite assigné le Crédit agricole par exploit en date du 26 décembre 2018 devant le tribunal de grande instance de Paris en responsabilité, pour avoir commis des manquements relatifs d'une part à son obligation de vigilance et d'autre part à son devoir de conseil et de mise en garde dans le cadre d'opérations bancaires manifestement irrégulières.

[B] [Y] est décédé le [Date décès 3] 2020, et ses ayants droit, [X] et [G] [Y], sont intervenus à la procédure.

Par jugement contradictoire en date du 23 mars 2022, le tribunal judiciaire de Paris a :

' Reçu l'intervention volontaire de [G] [Y] et de [X] [Y] ;

' Les a déboutés de leurs demandes ;

' Débouté les parties de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

' Les a condamnés in solidum aux entiers dépens ;

' Autorisé maître [M] [U] à recouvrer directement ceux des dépens dont elle aurait fait l'avance directement sans avoir reçu provision suffisante.

Par déclaration du 20 avril 2022, [G] [Y] et [T] [Y] ont interjeté appel du jugement.

Par conclusions rectificatives d'état civil, les appelants ont indiqué que le prénom d'[T] [Y] était en réalité [X].

Par déclaration du 17 mai 2022, [G] [Y] et [X] [Y] ont interjeté appel du jugement.

Les instances ont été jointes le 27 septembre 2022.

Aux termes de leurs dernières conclusions déposées le 21 juin 2023, [X] [Y] et [G] [Y], agissant en qualité d'ayants droit à la succession d'[B] [Y], demandent à la cour de :

- CONFIRMER le jugement du Tribunal Judiciaire de Paris en ce qu'il a pris acte de l'intervention volontaire de Monsieur [X] [Y] et Monsieur [G] [Y] ès-qualité d'ayants droit à la succession d'[B] [Y] et les a déclarés recevables ;

- INFIRMER le jugement du Tribunal Judiciaire de Paris du 23 mars 2022 en toutes ses autres dispositions ;

Statuant à nouveau,

- A titre principal, CONDAMNER la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL DE [Localité 11] ET D'ILE-DE-FRANCE à payer à Monsieur [G] [Y] et Monsieur [X] [Y], ès qualité d'ayants droit à la succession de Monsieur [B] [Y] la somme de 480 000 Euros en réparation du préjudice financier ;

- A titre subsidiaire, CONDAMNER la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL DE [Localité 11] ET D'ILE-DE-FRANCE à payer à Monsieur [G] [Y] et Monsieur [X] [Y], ès qualité d'ayants droit à la succession de Monsieur [B] [Y] la somme de 384.000 Euros en réparation du préjudice de perte de chance ;

- En tout état de cause, CONDAMNER la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL DE [Localité 11] ET D'ILE-DE-FRANCE à payer à Monsieur [G] [Y] et Monsieur [X] [Y] ès qualité d'ayants droit à la succession de Monsieur [B] [Y] la somme de 20 000 Euros en réparation du préjudice moral ;

- CONDAMNER la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL DE [Localité 11] ET D'ILE-DE-FRANCE à payer à Monsieur [G] [Y] et Monsieur [X] [Y] ès qualité d'ayants droit à la succession de Monsieur [B] [Y] la somme de 6 000 Euros au titre de l'article 700 du CPC ;

- CONDAMNER la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL DE [Localité 11] ET D'ILE-DE-FRANCE aux entiers dépens.

Aux termes de ses dernières conclusions déposées le 15 décembre 2023, la société coopérative à capital variable Caisse régionale de crédit agricole mutuel de [Localité 11] et d'Île-de-France demande à la cour de :

Dire et juger que la responsabilité du Crédit Agricole ne saurait être recherchée à raison des mauvais résultats des placements réalisés par Monsieur [Y] en toute liberté et indépendance.

Dire et juger que le Crédit Agricole n'a commis aucun manquement à ses obligations envers son client.

Dire et juger que s'agissant de virements, opérations de caisse, la banque est soumise au respect du devoir de non-ingérence.

Dire et juger que les virements mis en cause par Messieurs [Y] ne constituaient pas une anomalie apparente de nature à éveiller une vigilance particulière de la part du Crédit Agricole [Localité 11] Ile de France et à justifier de sa part une violation du principe de non-ingérence, en sorte qu'aucune faute ne peut lui être reprochée.

Débouter les appelants de l'intégralité de leurs demandes, fins et prétentions.

Confirmer en conséquence le jugement rendu en toutes ses dispositions.

Exonérer la Caisse Régionale de Crédit Agricole de [Localité 11] et d'Ile de France de toutes condamnations.

A titre infiniment subsidiaire, constater que Monsieur [Y] a causé par sa légèreté blâmable la perte dont ses ayants-droit font état et en conséquence les débouter de leur demande d'indemnisation comme de leur demande de dommages intérêts au titre d'une perte de chance comme d'un préjudice moral allégué à tort contre le Crédit Agricole [Localité 11] Ile de France mais aussi non démontré.

Condamner solidairement Monsieur [X] [Y] et Monsieur [G] [Y] à payer à la Caisse Régionale de Crédit Agricole Mutuel de [Localité 11] et d'île de France la somme de 3 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les dépens dont distraction au profit de Maître ETEVENARD, Avocat.

Pour l'essentiel, les parties développent les moyens et arguments suivants.

I ' Sur les manquements du Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France

MM. [X] et [G] [Y] font valoir que le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France ne pouvait ignorer que de nombreuses escroqueries aux investissements sur le marché avaient cours à cette époque, compte tenu des alertes diffusées dès 2015 par l'Autorité des marchés financiers (ci-après « l'AMF »), le Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (ci-après « Tracfin »), ou l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ci-après « l'ACPR »). Le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France a ainsi manqué à son obligation de vigilance en exécutant les virements litigieux sans procéder à des vérifications auprès de son client ou auprès des banques. Il a, par ailleurs, manqué à son devoir général de conseil et de mise en garde à l'égard de M. [B] [Y] en ne l'alertant pas sur les risques des opérations qu'il réalisait.

MM. [X] et [G] [Y] font valoir que les mouvements de fonds observés sur le compte de M. [B] [Y] étaient indiscutablement anormaux au regard de la pratique habituelle de ce dernier. En l'espèce, M. [B] [Y] a réalisé des opérations pour un montant cumulé de 480 000 euros, ce qui constitue une somme anormalement élevée et représente une grande partie de son épargne. Si du 24 février au 20 août 2014, les débits supérieurs à 2 000 euros étaient limités à quatre, M. [B] [Y] aurait signé, entre le 16 septembre et le 26 décembre 2014, dix ordres de virement de plusieurs dizaines de milliers d'euros à destination d'une banque étrangère, en l'occurrence la TBI Bank, implantée en Bulgarie et en Roumanie. La banque aurait, notamment, dû être alertée par des débits de 20 000 euros le 16 septembre 2014, 30 000 euros le 23 septembre 2014 et quatre virements respectifs de 59 000 euros, 48 000 euros, 60 500 euros et 62 000 euros du même jour, soit le 26 septembre 2014. Il n'est pas prétendu par le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France que M. [B] [Y] était un investisseur averti ou même qu'il pouvait être considéré comme tel. Le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France aurait dû considérer M. [B] [Y] comme une personne particulièrement vulnérable aux escroqueries et redoubler de vigilance à son égard, la gestion autonome de ses comptes par un client ne dispensant en aucun cas la banque de son devoir vigilance.

MM. [X] et [G] [Y] font valoir que la banque bénéficiaire des virements en cause, la TBI Bank, était domiciliée en Bulgarie, ce qui était inhabituel au regard des ordres de virement habituellement effectués par M. [B] [Y]. Par ailleurs, la Bulgarie n'est pas connue pour être une place financière sûre dans le milieu bancaire, d'autant plus que la TBI Bank aurait été impliquée dans de nombreuses escroqueries. Le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France aurait ainsi dû être alerté et alerter en retour son client en présence de virements aussi importants vers la Bulgarie.

MM. [X] et [G] [Y] font valoir que M. [B] [Y] était âgé de 94 ans à l'époque des faits. Son absence de connaissance et d'expérience des marchés financiers le rendait particulièrement vulnérable aux escroqueries. Alors que M. [B] [Y] avait un profil de client raisonnable en matière de gestion de ses comptes bancaires, il demeurait vulnérable en raison de son âge. La banque a, à ce titre, manqué à son obligation de « connaître son client », de façon à adapter son niveau de vigilance. En l'espèce, le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France n'a, à aucun moment, pris contact avec M. [B] [Y] afin de vérifier l'identité des bénéficiaires et l'objet des virements inhabituellement élevés opérés vers des comptes à l'étranger alors qu'il était tenu de le faire en considération de l'âge avancé et des préconisations de l'AMF et de l'ACPR relatives aux personnes âgées. MM. [X] et [G] [Y] sont fondés à mettre en évidence les manquements de la banque, contrairement aux prétentions de cette dernière, qui arguë du fait que MM. [X] et [G] [Y] ne seraient pas intervenus « pour remédier à la perte de moyens (de M. [B] [Y]) qu'ils invoquent aujourd'hui ».

MM. [X] et [G] [Y] font finalement valoir que si le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France se retranche derrière son devoir de non-immixtion afin de justifier de son absence de mise en garde, d'autres caisses régionales du Crédit agricole mettent en garde leurs clients via des courriers aux termes non équivoques. Lorsque les clients sont informés à l'oral, au guichet, des risques d'escroquerie inhérents à ce type d'investissements, les banques diligentes exigent alors d'eux qu'ils signent des décharges de responsabilité. D'autres établissements bancaires n'hésitent pas à remettre et faire signer à leurs clients des formulaires de mise en garde accompagnés de préconisations. C'est à tort que les premiers juges ont écarté les mises en garde réalisées par d'autres établissements au motif qu'elles « ne reposent sur aucune obligation légale ou jurisprudentielle, et ont été établies plus de quatre ans après les faits reprochés, dans des contextes totalement ignorés du tribunal ». Les mises en garde communiquées par les appelants ont pour vocation de démontrer que de nombreuses banques satisfont à leur obligation de vigilance et alertent leurs clients lorsqu'elles ont un doute sur la licéité de l'opération que ce dernier est sur le point de réaliser. Peu importe la date des mises en garde émises par les autres établissements bancaires, le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France ne peut se prévaloir dans ses conclusions qu'au moment des faits, ces mises en garde n'existaient pas, le devoir de mise en garde de la banque existant de longue date.

Le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France fait valoir que le consentement de M. [B] [Y] aux virements était parfait. En vertu de ses conditions générales de fonctionnement des comptes, les ordres de virement sont exécutés conformément aux ordres du client et ne sont pas susceptibles d'engager la responsabilité de la banque si les informations données par le client sur le bénéficiaire sont inexactes. En l'espèce et comme l'a retenu le tribunal, il n'est pas contesté que M. [B] [Y] était l'auteur des virements et que le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France n'avait pas manqué à son devoir de vérifier l'authenticité du donneur d'ordre et donc son consentement. M. [B] [Y] avait, par ailleurs, enregistré, préalablement aux ordres de virements, des opérations créditant son compte spécialement à cet effet, ce qui confirmait sa volonté de procéder à ces opérations de virement. Enfin, M. [B] [Y] n'aurait pas contesté ces virements si son investissement spéculatif avait été positif.

Le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France fait valoir une absence d'anomalie apparente en ce qui concerne les virements. Le principe de non-ingérence ne cède, de jurisprudence constante, que devant une anomalie apparente qui comme telle ne pouvait donc échapper à la vigilance du banquier, anomalie matérielle ou anomalie intellectuelle qui s'apprécie au vu des éléments de chaque virement et qui n'existent pas en l'espèce. Les ordres de virement ne sont pas contestés dans leur réalité et leur validité, puisqu'ils ont été signés par M. [B] [Y]. Ce dernier avait, par ailleurs, spécialement approvisionné son compte. Le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France ne pouvait, dès lors, se soustraire à l'obligation d'exécution immédiate qui pesait sur lui alors que la volonté de son client ne faisait aucun doute et alors que ces ordres de virement ne constituaient pas en eux-mêmes une anomalie décelable : la banque destinataire des virements étant un établissement bancaire européen et les destinataires des virements n'ayant pas été signalés par l'AMF comme faisant partie de ceux présentant des risques. Les ayants droit de M. [B] [Y] ne peuvent faire état de son âge, puisqu'ils ne sont pas intervenus pour remédier à la perte de moyens qu'ils invoquent aujourd'hui. Par ailleurs, les conséquences de l'âge ne peuvent être prises en considération que lorsque des mesures de sauvegarde ou de protection sont effectivement prononcées. Le rapport de l'AMF et de l'ACPR établi en 2018 faisant état des contrôles et alertes mis en place par les banques au regard notamment d'un démarchage agressif pour veiller à la protection des personnes âgées n'est pas de nature à justifier une contrainte pour les banques alors qu'en l'espèce, les faits se sont déroulés en 2014, c'est-à-dire à l'époque des premières manifestations de cette activité de démarchage vers le Forex. M. [B] [Y] jouissait d'une pleine capacité et gérait lui-même ses comptes bancaires comme son portefeuille boursier. Le fait qu'il ait « mis en demeure » le Crédit agricole de [Localité 11] Île-de-France par le biais de son conseil bulgare témoigne aussi du fait qu'il a été méfiant et qu'il s'est renseigné à l'époque des faits, ce qui confirme son agilité d'esprit. Le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France fait finalement état d'arrêts rendus par des cours d'appel dans des affaires similaires, ayant jugé que la banque n'avait pas manqué à son devoir de vigilance dans ces espèces.

Le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France fait finalement valoir que si MM. [X] et [G] [Y] se prévalent de mises en garde de certaines banques ainsi que d'un rapport commun ACPR et AMF, tous ces éléments sont postérieurs aux opérations réalisées par M. [B] [Y] en 2014. La mise en garde de la Poste est datée du 1er avril 2016, la décharge de responsabilité est datée du 12 septembre 2018, l'extrait du rapport commun ACPR et AMF est postérieur à 2020 date du début de leurs travaux communs, la mise en garde de Boursorama n'est, quant à elle, pas datée.

II ' Sur les préjudices subis par M. [B] [Y]

MM. [X] et [G] [Y] font valoir, en ce qui concerne le préjudice matériel de M. [B] [Y], que ce dernier a subi un préjudice financier considérable, s'élevant à la somme totale de 480 000 euros, correspondant à l'ensemble des virements effectués dans le cadre de l'escroquerie dont il a été victime. Ils demandent ainsi à la cour de condamner le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France à leur payer la somme de 480 000 euros.

MM. [X] et [G] [Y] font valoir, en ce qui concerne le préjudice de perte de chance de M. [B] [Y] qu'en l'espèce, la probabilité que M. [B] [Y] ait conservé les fonds versés à la suite d'une mise en garde de sa banque est extrêmement élevée, avoisinant les 100 %. Cette probabilité est d'autant plus élevée que M. [B] [Y], qui a effectué des virements considérables, aurait renoncé à ses projets à la moindre mise en garde de ses conseillers, étant un client de cette banque depuis de longues années. Il doit également être retenu que M. [B] [Y] était particulièrement âgé et méritait une protection et une attention particulières. MM. [X] et [G] [Y] demandent ainsi à la cour à ce que la perte de chance de M. [B] [Y] de ne pas réaliser les virements soit évaluée à 80 % des sommes perdues, soit 384 000 euros, le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France devant être condamné au paiement de cette somme.

MM. [X] et [G] [Y] font finalement valoir, en ce qui concerne le préjudice moral de M. [B] [Y], que le stress lié au sentiment d'avoir été escroqué ainsi que l'incertitude quant à sa situation financière ont causé un préjudice moral à M. [B] [Y], rendu plus vulnérable par son âge avancé. M. [B] [Y] a développé un ulcère le contraignant à près de cinq semaines d'hospitalisation, dont plusieurs en soins intensifs, avant son décès. Ils demandent ainsi à la cour de condamner le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France à leur payer la somme de 20 000 euros, au titre du préjudice moral subi par leur père.

Le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France fait valoir, en ce qui concerne le préjudice matériel de M. [B] [Y], qu'il s'agissait d'opérations spéculatives dont M. [B] [Y] avait accepté le risque. La somme de 480 000 euros ne peut être considérée comme un véritable préjudice.

Le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France fait valoir, en ce qui concerne le préjudice de perte de chance de M. [B] [Y], qu'eu égard aux circonstances, la perte de chance est inexistante compte tenu des échanges avec son interlocuteur et faute pour lui de produire l'intégralité des courriers échangés avec son prestataire qui seraient nécessaires pour apprécier la probabilité des pertes qu'il invoque sans en justifier. MM. [X] et [G] [Y] affirment ensuite qu'une mise en garde de la banque avait 100 % de chance de dissuader M. [B] [Y] d'investir, oubliant que pour ces investissements réalisés sans que la banque soit sollicitée, et alors qu'il n'existait aucun risque d'endettement excessif, aucune mise en garde ne pesait sur le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France, et que M. [B] [Y], par la persévérance de son attitude a montré sa détermination à investir ainsi dans des produits risqués. En tout état de cause, il convient de relever qu'il n'existe aucun lien de causalité entre l'intervention du Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France, qui a dûment effectué les virements litigieux conformément aux instructions de son client, et les préjudices allégués.

Le Crédit agricole de [Localité 11] et d'Île-de-France fait finalement valoir, en ce qui concerne le préjudice moral de M. [B] [Y], qu'il n'est en rien responsable du stress dont MM. [X] et [G] [Y] font état. Ces derniers ne rapportent pas non plus la preuve du lien de causalité. Le stress allégué ne serait que le résultat des choix de M. [B] [Y], lequel n'est pas constitutif d'un préjudice moral imputable à la banque.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens et des prétentions des parties, il est expressément renvoyé au jugement déféré et aux dernières conclusions écrites déposées en application de l'article 455 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 23 janvier 2024 et l'audience fixée au 27 février 2024.

CELA EXPOSÉ,

Sur la responsabilité du Crédit agricole :

Au visa de l'article 1231-1 du code civil, les consorts [Y] invoquent un manquement du Crédit agricole à son obligation de vigilance,en ce que la banque avait connaissance du risque d'escroquerie aux investissements sur le marché des devises, et en ce que, néanmoins, elle n'a pas relevé les anomalies intellectuelles qui affectaient les virements litigieux, à savoir :

' le montant élevé des opérations,

' des virements à destination de l'étranger, au profit de bénéficiaires douteux,

' la vulnérabilité d'[B] [Y] en raison de son grand âge.

Les consorts [Y] reprochent au Crédit agricole de ne pas avoir alerté [B] [Y] sur les risques inhérents à ce type d'investissement.

En application de l'article 1231-1 du code civil, le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au payement de dommages et intérêts soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, s'il ne justifie pas que l'exécution a été empêchée par la force majeure.

Comme l'énonce le tribunal, sauf disposition légale contraire, la banque est tenue à une obligation de non-ingérence dans les affaires de son client, quelle que soit la qualité de celui-ci, et n'a pas à procéder à de quelconques investigations sur l'origine et l'importance des fonds versés sur ses comptes ni même à l'interroger sur l'existence de mouvements de grande ampleur, dès lors que ces opérations ont une apparence de régularité et qu'aucun indice de falsification ne peut être décelé (Com., 25 sept. 2019, no 18-15.965, 18-16.421). Ainsi, le prestataire de services de payement, tenu d'un devoir de non-immixtion dans les affaires de son client, n'a pas, en principe, à s'ingérer, à effectuer des recherches ou à réclamer des justifications des demandes de payement régulièrement faites aux fins de s'assurer que les opérations sollicitées ne sont pas périlleuses pour le client ou des tiers.

S'il est exact que ce devoir de non-ingérence trouve une limite dans l'obligation de vigilance de l'établissement de crédit prestataire de services de payement, c'est à la condition que l'opération recèle une anomalie apparente, matérielle ou intellectuelle, soit des documents qui lui sont fournis, soit de la nature elle-même de l'opération ou encore du fonctionnement du compte.

En l'espèce, aucune des opérations de virement n'est affectée d'une anomalie matérielle.

Au soutien du caractère inhabituel des opérations litigieuses, les consorts [Y] font valoir que :

' le montant des virements litigieux est compris entre 20 000 euros et 70 000 euros, alors que le débit le plus élevé au cours des six mois précédents atteint seulement 3 018,63 euros (pièce no 11 des appelants : relevés du compte bancaire du 24 février au 20 août 2014) ;

' la banque bénéficiaire des virements en cause, la TBI Bank, est domiciliée en Bulgarie, qui n'est pas connue pour être une place financière sûre ;

' âgé de 94 ans, [B] [Y] était vulnérable aux escroqueries et devait faire l'objet d'une vigilance particulière.

Toutefois, ni l'ancienneté des relations entretenues par la banque avec [B] [Y], ni les habitudes antérieures de celui-ci quant aux opérations qu'il pratiquait sur son compte ne devaient conduire la banque à s'interroger sur la cause ou l'opportunité des virements ordonnés et à s'immiscer dans les affaires de l'intéressé (Com., 30 sept. 2008, no 07-18.988). Le Crédit agricole n'avait pas connaissance d'une vulnérabilité particulière de son client, que son âge ne suffit pas à présumer, et qui est contredite en l'occurrence par les vérifications auxquelles [B] [Y] s'est livré au début de ses investissements (pièce no 5 des appelants).

Au demeurant, le tribunal a exactement relevé que le Crédit agricole ne connaissait pas l'objet des virements, dont le libellé ne faisait apparaître ni qu'ils étaient destinés au financement d'opérations spéculatives sur le marché des changes, ni l'identité de la société FXN Trade avec laquelle [B] [Y] était en relation et qui figurait seule sur la liste noire dressée par l'Autorité des marchés financiers, à la différence des bénéficiaires des payements (pièces nos 1 et 3 des appelants : liste de l'A. M. F. et ordres de virement).

Au regard du fonctionnement du compte d'[B] [Y], les virements litigieux n'étaient entachés d'aucune anomalie apparente. En effet, ni le montant des virements ' qui restaient couverts par le solde créditeur ', ni leur objet, qui demeurait licite, ni leur destination vers un compte détenu dans les livres d'une banque dûment agréée au sein d'un pays membre de l'Union européenne, qui n'attirait pas spécialement l'attention en terme de sécurité, ne constituaient des anomalies devant retenir la vigilance du Crédit agricole (Com., 4 nov. 2021, nos 19-23.368 et 19-23.370).

Ainsi, c'est par des motifs détaillés et pertinents que la cour fait siens, que le tribunal a estimé que le Crédit agricole n'a pas manqué à son obligation de vigilance. En conséquence, il y a lieu de confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions, et de condamner les consorts [Y] aux dépens d'appel. L'équité ne commande pas de prononcer une condamnation en application de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

CONFIRME le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;

Y ajoutant,

DIT n'y avoir lieu à condamnation au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE in solidum [X] [Y] et [G] [Y] aux entiers dépens, dont distraction au profit de maître Etevenard, avocat ;

REJETTE toute autre demande plus ample ou contraire.

* * * * *

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT