Cass. com., 15 mai 2024, n° 23-10.696
COUR DE CASSATION
Autre
Rejet
PARTIES
Demandeur :
Carrefour proximité France (SAS)
Défendeur :
Lanccel (SARL), TKLM (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vigneau
Rapporteur :
M. Le Masne de Chermont
Avocat général :
Mme Texier
Avocats :
Me Soltner, SARL Delvolvé et Trichet
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Nancy, 5 octobre 2022), rendu en référé, la société Carrefour proximité France (la société Carrefour proximité) a pris à bail, à compter du 15 mai 2018, des locaux situés à [Localité 5], [Adresse 3], en vue de créer un fonds de commerce d'alimentation générale, de type supermarché de proximité, exploité sous l'enseigne Carrefour express.
2. Par acte du 22 juin 2018, le fonds de commerce a été placé en location-gérance au bénéfice de la société Lanccel, dont le gérant est M. [E].
3. Le 2 juillet 2018 a été conclu, entre la société Lanccel et la société Carrefour proximité, un contrat de franchise pour l'exploitation d'un supermarché sous l'enseigne Carrefour express.
4. Par un contrat d'approvisionnement du même jour, la société Lanccel s'est engagée à se fournir de façon prioritaire auprès de la société CSF, une filiale du groupe Carrefour.
5. Le 14 avril 2021, la société Carrefour proximité a dénoncé le contrat de location-gérance.
6. La société TKLM, dont M. [E] est le président, a été immatriculée le 7 mars 2022, avec pour objet l'exploitation d'un fonds de commerce, sous l'enseigne Coccimarket, situé [Adresse 1] à [Localité 5].
7. La société Carrefour proximité a assigné en référé les sociétés Lanccel et TKLM ainsi que M. [E] pour qu'il soit enjoint à la société TKLM de suspendre tous travaux d'aménagement de ce fonds de commerce et lui soit fait interdiction de l'ouvrir dans l'attente d'une décision au fond, en soutenant que l'ouverture de ce commerce constituait une violation manifeste de la clause de non-concurrence figurant dans le contrat de location-gérance conclu par la société Lanccel, représentée par M. [E]. Les défendeurs ont invoqué en défense le caractère illicite de cette clause.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa sixième branche
8. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le moyen, pris en ses troisième et quatrième branches
Enoncé du moyen
9. La société Carrefour proximité fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes d'injonction à la société TKLM de suspendre ses travaux et de fermer son fonds de commerce jusqu'à ce que le juge du fond saisi ait statué, ainsi que, subsidiairement, sa demande de retrait de ce fonds de l'enseigne concurrente Coccimarket, alors :
« 3°/ que la primauté du droit européen de la concurrence fait obstacle à ce que la réglementation nationale interdise ce que la réglementation européenne juge licite ; qu'en vertu de l'article 3 du règlement (CE) n° 1/2003 du 16 décembre 2002, l'application du droit national ne peut entraîner l'interdiction d'accords qui n'ont pas pour effet de restreindre la concurrence au sens de l'article 101, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), ou qui satisfont aux conditions énoncées à l'article 101, paragraphe 3, du TFUE ou qui sont couverts par un règlement ayant pour objet l'application de l'article 101, paragraphe 3 du TFUE ; qu'aux termes du règlement (UE) n° 330/2010 du 20 avril 2010, pris en application de l'article 101, paragraphe 3, du TFUE, bénéficient d'une exemption de plein droit les accords verticaux dès lors que les parties à cet accord détiennent moins de 30 % des parts de marchés et que le contrat ne comporte pas de restrictions caractérisées, de sorte qu'est sans application le droit national qui prohibe purement et simplement des catégories d'accords verticaux jugés licites par le droit de l'Union ; qu'en considérant que la clause de non-concurrence insérée dans un accord vertical conclu entre le franchiseur et le locataire-gérant n'apparaissait [pas] avec évidence licite au regard de la prohibition prévue à l'article L. 341-2, I, du code de commerce, la cour d'appel a méconnu l'article 101, paragraphe 3, du TFUE, l'article 3 du règlement (CE) n° 1/2003 du 16 décembre 2002, les article 2, 3 et 4 du règlement (UE) n° 330/2010 du 20 avril 2010, ensemble le principe de primauté du droit de l'Union ;
4°/ que la primauté du droit européen de la concurrence fait obstacle à ce que la réglementation nationale interdise ce que la réglementation européenne juge licite ; qu'en vertu de l'article 3 du règlement (CE) n° 1/2003 du 16 décembre 2002, l'application du droit national ne peut entraîner l'interdiction d'accords qui n'ont pas pour effet de restreindre la concurrence au sens de l'article 101, paragraphe 1, du TFUE, ou qui satisfont aux conditions énoncées à l'article 101, paragraphe 3, du TFUE ou qui sont couverts par un règlement ayant pour objet l'application de l'article 101, paragraphe 3, du TFUE ; que l'article 101, paragraphe 1, du TFUE, tel qu'interprété par la Cour de justice de l'Union européenne répute licites les restrictions accessoires, telle la clause de non-concurrence post-contractuelle, dès lors qu'elles sont nécessaires à une opération principale qui n'est pas restrictive de concurrence, comme c'est le cas d'un réseau de franchise ; qu'en considérant que la clause de non-concurrence insérée dans un accord vertical conclu entre le franchiseur et le locataire-gérant n'apparaissait [pas] avec évidence licite au regard de la prohibition prévue par l'article L. 341-2, I, du code de commerce, la cour d'appel a méconnu l'article 101, paragraphe 1, du TFUE et l'article 3 du règlement (CE) n° 1/2003 du 16 décembre 2002, ensemble le principe de primauté du droit de l'Union. »
Réponse de la Cour
10. Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne qu'un accord doit, pour relever du droit de la concurrence de l'Union, et notamment de l'article 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), affecter de façon sensible le commerce entre États membres (CJUE, arrêt du 25 novembre 1971, Béguelin Import, 22/71, point 16) et non de manière insignifiante (CJUE, arrêt du 13 juillet 2006, Manfredi e.a., C-295/04 à C-298/04, point 52).
11. Cette condition doit être entendue par référence au cadre réel où se place l'accord (CJUE, arrêt du 9 juillet 1969, Völk, 5/69, point 7), eu égard aux caractéristiques économiques du marché en cause (CJUE, arrêt du 25 octobre 2001, Ambulanz Glöckner C-475/99, point 50).
12. Le fait que, faute d'entrer dans le champ d'application de l'article 101 du TFUE, lequel est limité aux ententes qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres, une pratique ne tombe pas sous le coup de l'interdiction édictée par cet article ne fait nullement obstacle à ce que cette pratique soit considérée par les autorités nationales sous l'angle des effets restrictifs qu'elle peut produire dans le cadre interne et ne les empêche pas d'appliquer à ces accords des dispositions du droit interne de la concurrence éventuellement plus strictes que le droit de l'Union en la matière (voir, en ce sens, CJUE, arrêt du 10 juillet 1980, Giry et Guerlain e.a., 253/78 et 1/79 à 3/79, point 18).
13. En l'espèce, il ne résulte ni des conclusions d'appel de la société Carrefour proximité ni de l'arrêt que celle-ci ait soutenu devant la cour d'appel que les contrats conclus avec la société Lanccel affecteraient le commerce entre Etats membres et, par conséquent, relèveraient de l'article 101 du TFUE, de l'article 3 du règlement (CE) n° 1/2003 du 16 décembre 2002 relatif à la mise en uvre des règles de concurrence prévues aux articles [101] et [102] du traité ou des articles 2, 3 et 4 du règlement (UE) n° 330/2010 du 20 avril 2010 concernant l'application de l'article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne à des catégories d'accords verticaux et de pratiques concertées.
14. Le moyen, nouveau et mélangé de fait et de droit en l'absence de constatation des premiers juges dont il résulterait que le commerce entre États membres est susceptible d'être affecté de façon sensible par les contrats en cause, n'est donc pas recevable.
15. Le moyen, pris en ses troisième et quatrième branches, qui invoquent une violation du droit de l'Union, n'étant pas recevable, il n'y a pas lieu de renvoyer la question préjudicielle suggérée par la société Carrefour proximité, dont l'examen n'est pas nécessaire à la solution du litige.
Sur le moyen, pris en ses première, deuxième et cinquième branches
Enoncé du moyen
16. La société Carrefour proximité fait le même grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ que le président du tribunal de commerce peut, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ; que le juge des référés, juge de l'évidence, ne saurait conclure à l'existence ou à l'absence d'un trouble manifestement illicite à l'issue de l'analyse de la volonté des parties aux fins de déterminer le but poursuivi par celles-ci dans le cadre de leurs relations contractuelles, une telle analyse ressortissant au seul office du juge saisi au fond du principal ; qu'en jugeant pourtant que la licéité de la clause de non-concurrence invoquée par la société Carrefour proximité n'était pas établie avec l'évidence requise en référé dès lors qu'elle était visée par la prohibition édictée par l'article L. 341-1 du code de commerce, en ce que ce texte impose "un but commun aux trois contrats et la location-gérance a bien pour but de permettre l'exploitation du magasin", la cour d'appel, qui s'est prononcée sur le but poursuivi par les parties à travers la conclusion de trois contrats distincts conclus entre la société Lancel et diverses entités du groupe Carrefour, dont l'un avec la société Carrefour proximité, a violé l'article 873, alinéa 1er, du code de procédure civile ;
2°/ que le président du tribunal de commerce peut, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ; que le juge des référés, juge de l'évidence, ne saurait conclure à l'absence de caractère illicite du trouble invoqué en faisant application de dispositions nouvelles dont le sens et la portée n'auraient pas été précisés par un tribunal statuant au fond ; qu'en l'espèce, la licéité de la clause de non-concurrence invoquée par la société Carrefour proximité était contestée au regard des dispositions des nouveaux articles L. 341-1 et L. 341-2 du code de commerce, soulevant une question inédite échappant au pouvoir de la juridiction des référés ; qu'en jugeant toutefois que la licéité de cette clause n'était pas établie avec l'évidence requise en référé, la cour d'appel a violé l'article 873, alinéa 1er, du code de commerce ;
5°/ que ne sont pas soumises à la prohibition prévue par l'article L. 341-2, I, du code de commerce les clauses limitées aux terrains et locaux à partir desquels l'exploitant exerce son activité pendant la durée du contrat, lesquels s'entendent de la zone de chalandise au sein de laquelle l'activité est déployée ; qu'en considérant que la licéité de la clause de non-concurrence n'était pas établie pour refuser d'en faire assurer le respect dans l'attente de la décision du juge du fond à intervenir, sans rechercher si cette dernière n'échappait pas à la prohibition, compte tenu de l'ouverture, par le locataire-gérant, d'un point de vente proposant des biens et services en concurrence avec ceux qui étaient commercialisés sous l'enseigne déposée ensuite de la résiliation du contrat de franchise dans la même zone de chalandise comme situé dans la même rue, à quelques mètres, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard des articles L. 341-2 du code de commerce et 873, alinéa 1er, du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
17. Selon l'article L. 341-1 du code de commerce, l'ensemble des contrats conclus entre, d'une part, une personne physique ou une personne morale de droit privé regroupant des commerçants, autre que celles mentionnées aux chapitres V et VI du titre II du livre Ier de ce code, ou mettant à disposition les services mentionnés au premier alinéa de l'article L. 330-3 du même code, d'autre part, toute personne exploitant, pour son compte ou pour le compte d'un tiers, un magasin de commerce de détail, ayant pour but commun l'exploitation de ce magasin et comportant des clauses susceptibles de limiter la liberté d'exercice par cet exploitant de son activité commerciale prévoient une échéance commune. La résiliation d'un de ces contrats vaut résiliation de l'ensemble des contrats mentionnés au premier alinéa du présent article.
18. L'article L. 341-2 du code de commerce dispose :
« I.- Toute clause ayant pour effet, après l'échéance ou la résiliation d'un des contrats mentionnés à l'article L. 341-1, de restreindre la liberté d'exercice de l'activité commerciale de l'exploitant qui a précédemment souscrit ce contrat est réputée non écrite.
II.- Ne sont pas soumises au I du présent article les clauses dont la personne qui s'en prévaut démontre qu'elles remplissent les conditions cumulatives suivantes :
1° Elles concernent des biens et services en concurrence avec ceux qui font l'objet du contrat mentionné au I ;
2° Elles sont limitées aux terrains et locaux à partir desquels l'exploitant exerce son activité pendant la durée du contrat mentionné au I ;
3° Elles sont indispensables à la protection du savoir-faire substantiel, spécifique et secret transmis dans le cadre du contrat mentionné au I ;
4° Leur durée n'excède pas un an après l'échéance ou la résiliation d'un des contrats mentionnés à l'article L. 341-1. »
19. Après avoir énoncé qu'une concurrence légalement mise en l’œuvre n'est pas de nature à créer un dommage aux concurrents, retenu que les contrats de location-gérance, de franchise et d'approvisionnement avaient pour but commun de permettre l'exploitation du magasin situé [Adresse 3] à [Localité 5] et relevé que la clause de non-concurrence stipulée au contrat de location-gérance, invoquée par la société Carrefour proximité, interdisait au preneur d'exploiter un fonds de commerce de même nature pendant un délai de cinq années à compter de la résiliation, dans un rayon de cinq kilomètres à vol d'oiseau du fonds loué en milieu urbain et quinze kilomètres en milieu rural, la cour d'appel, qui n'a pas interprété l'intention des parties, a pu en déduire, sans excéder ses pouvoirs, que la licéité de cette clause de non-concurrence, qui n'était pas limitée aux terrains et locaux à partir desquels l'exploitant exerçait son activité pendant la durée du contrat et excédait une année après la résiliation du contrat, n'était pas établie avec l'évidence requise en référé au regard des dispositions de l'article L. 341-2 du code de commerce, de sorte que la société Carrefour proximité ne démontrait l'existence ni d'un dommage imminent ni d'un trouble manifestement illicite qu'il convenait de faire cesser.
20. Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
DIT n'y avoir lieu à renvoi d'une question préjudicielle ;
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société Carrefour proximité France aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Carrefour proximité France et la condamne à payer à M. [E] et aux sociétés TKLM et Lanccel la somme de 1 000 euros chacun ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du quinze mai deux mille vingt-quatre.