CA Angers, ch. com. A, 7 mai 2024, n° 23/00312
ANGERS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Défendeur :
Couleur Invest (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Corbel
Conseillers :
M. Chappert, Mme Gandais
Avocats :
Me Boucheron, Me Boisnard
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
Suivant acte sous-seing privé du 23 septembre 2002, la SCI La Baumette a donné à bail commercial à MM. [Z] et [F], un local professionnel à usage exclusif de dépôt de matériel et marchandises, situé à [Localité 8], [Adresse 2], pour une durée de 9 ans à compter du 1er octobre 2002.
Le 31 août 2018, la SCI La Baumette a fait délivrer à MM. [Z] et [F] un congé sans offre de renouvellement du bail pour le 31 mars 2019.
Les locataires se sont depuis maintenus dans les lieux.
Le 25 novembre 2019, la SCI La Baumette a saisi le président du tribunal de grande instance d'Angers d'une demande contre MM. [Z] et [F] aux fins de voir notamment constater la résiliation du bail, ordonner leur expulsion et les voir condamner au paiement d'une indemnité mensuelle d'occupation.
Le 29 novembre 2019, la SCI La Baumette a vendu le bien objet du contrat de bail à la SCCV La Baumette qui est alors intervenue volontairement à l'instance.
MM. [Z] et [F] ont reconventionnellement demandé au juge des référés notamment de condamner la SCI La Baumette et la SCCV La Baumette à rétablir les conditions d'occupation prévues au bail du 23 septembre 2002 concernant l'électricité, l'eau et les toilettes et d'ordonner une expertise aux fins d'évaluation de l'indemnité d'éviction due à la suite du congé du 31 août 2018, ainsi que sur le montant des charges forfaitaires qu'ils ont pu régler.
Par ordonnance du 15 octobre 2020, le juge des référés a constaté la résiliation de plein droit du bail à la date du 1er avril 2019, débouté la SCI La Baumette et la SCCV La Baumette de leur demande d'expulsion et de condamnation à payer une indemnité d'occupation provisionnelle, condamné in solidum la SCI La Baumette et la SCCV La Baumette à rétablir, dans le délai de quinze jours à compter de l'ordonnance, les conditions d'occupation (électricité, eau et toilettes) et d'accès prévues par le bail du 23 septembre 2002, sous astreinte, a ordonné une expertise, confiée à M. [T], à l'effet de donner son avis sur l'indemnité d'éviction ainsi que sur la justification du montant des charges.
L'électricité, l'eau et l'accès aux toilettes ont été rétablis.
Le 25 février 2021, la SCCV la Baumette a vendu le bien objet du litige à la SAS Couleur Invest.
Une première réunion d'expertise a été organisée sur place le 15 avril 2021.
La SAS Couleur Invest y est intervenue volontairement.
MM. [Z] et [F] ont dénoncé une nouvelle coupure d'électricité intervenue le début du mois d'avril 2021.
Ils ont, le 23 avril suivant, saisi le juge des référés d'une demande de rétablissement de l'électricité dans les meilleurs délais.
Le 1er juillet 2021, le juge des référés a condamné la SAS Couleur Invest à faire rétablir dans les 24 heures à compter de la décision l'alimentation de la prise électrique du local loué, jugé que, passé ce délai, la SAS Couleur Invest sera tenue à une astreinte provisoire de 200 euros par jour de retard pendant un délai de deux mois à l'expiration duquel il sera à nouveau fait droit, et condamné la SAS Couleur Invest à leur payer la somme de 1 000 euros à titre de provision à valoir sur l'indemnisation de leur préjudice de jouissance.
L'électricité a été rétablie le 9 juin 2021 avec un branchement provisoire.
Le 9 septembre 2022, MM. [Z] et [F] ont, de nouveau, saisi le juge des référés d'une demande contre la SAS Couleur Invest, sur le fondement de l'article 835 du code de procédure civile, aux fins de la voir condamner, sous astreinte, à faire cloisonner les WC, obturer le trou à côté des toilettes, rétablir l'électricité et faire procéder à la remise en état de la couverture du local loué, la voir également condamner à leur payer la somme provisionnelle de 3 000 euros à valoir sur leur préjudice de jouissance, la somme de 2 500 euros à titre d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.
A l'audience, MM. [Z] et [F] se sont désistés de leurs demandes relatives au cloisonnement des WC, l'obturation du trou à côté des toilettes, à la remise en état de la couverture. Ils ont sollicité la communication du détail des charges justifiant le paiement d'une provision de 62 euros par mois. Ils ont maintenu leurs autres demandes.
Reconventionnellement, la SAS Couleur Invest a demandé au juge des référés qu'il constate l'exécution des travaux de raccordement électrique, se sont opposés à la demande de justification des charges dès lors que l'expertise était en cours et ont sollicité le paiement d'une somme de 20 000 euros à titre de provision à valoir sur les indemnités d'occupation dues par MM. [Z] et [F].
Par ordonnance rendue le 9 février 2023, le président du tribunal judiciaire d'Angers a :
- débouté MM. [Z] et [F] de leur demande de rétablissement de l'électricité du local loué,
- débouté MM. [Z] et [F] de leur demande de communication du détail des charges locatives,
- débouté MM. [Z] et [F] de leur demande au titre du préjudice de jouissance,
- débouté la SAS Couleur invest de sa demande de versement d'une indemnité d'occupation,
- rejeté la demande de MM. [Z] et [F] au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné MM. [Z] et [F] in solidum à payer à la SAS Couleur Invest une somme de 1 200 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné MM. [Z] et [F] in solidum aux dépens.
Par déclaration reçue au greffe le 23 février 2023, MM. [Z] et [F] ont interjeté appel de cette ordonnance en attaquant toutes ses dispositions sauf en ce qu'elle a débouté la SAS Couleur invest de sa demande de versement d'une indemnité d'occupation.
La société Couleur Invest a été intimée.
MM. [Z] et [F] ont quitté les lieux le 31 mai 2023.
Les parties ont conclu.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 5 février 2024.
PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
MM. [Z] et [F] demandent à la cour de :
- infirmer l'ordonnance de référé du président du tribunal judiciaire d'Angers du 9 février 2023,
statuant à nouveau,
- juger que l'électricité des locaux loués à MM. [Z] et [F] a été rétablie le 24 janvier 2023, postérieurement à la délivrance de l'assignation en référé du 9 septembre 2022,
- condamner la S.A.S. Couleur Invest à communiquer à MM. [Z] et [F], le détail des charges justifiant le paiement d'une provision de 62 euros par mois, sous astreinte de 50 euros par jour de retard à compter du prononcé de l'arrêt à intervenir,
- condamner la S.A.S. Couleur Invest à payer à MM. [Z] et [F] chacun une provision de 3 000 euros à valoir sur le préjudice de jouissance,
- juger la SAS Couleur Invest irrecevable et en tous les cas mal fondée en son appel incident et en ses demandes, fins et conclusions,
- l'en débouter,
- confirmer l'ordonnance de référé du président du tribunal judiciaire d'Angers du 9 février 2023 en ce qu'elle a débouté la société Couleur Invest de sa demande de provision de 20 000 euros à valoir sur les indemnités d'occupation,
- condamner la S.A.S. Couleur Invest à payer à MM. [Z] et [F] une indemnité de 3 000 euros pour leurs frais irrépétibles de première instance et une indemnité de 3 000 euros pour leurs frais irrépétibles d'appel au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la S.A.S Couleur Invest aux dépens de première instance et d'appel.
La société Couleur Invest demande à la cour de :
- dire et juger MM. [Z] et [F] irrecevables et mal fondés en leur appel,
- juger que les travaux de raccordement électrique ont été réalisés,
- rejeter les demandes formulées par MM. [Z] et [F] au titre de la justification des charges et de la demande de provision au titre du prétendu préjudice de jouissance,
- annuler l'ordonnance en ce qu'elle a débouté Couleur Invest de sa demande de provision,
- juger que MM. [Z] et [F] sont débiteurs d'indemnités d'occupation,
- condamner MM. [Z] et [F] à payer une somme de 20 000 euros à titre de provision sur les indemnités d'occupation dont ils sont débiteurs,
- rejeter la demande formulée par MM. [Z] et [F] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner MM. [Z] et [F] à payer à la société Couleur Invest la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Pour un plus ample exposé des prétentions et moyens des parties il est renvoyé, en application des dispositions des articles 455 et 954 du code de procédure civile, à leurs dernières conclusions respectivement déposées au greffe :
- le 23 octobre 2023 pour MM. [Z] et [F],
- le 2 février 2024 pour la société Couleur Invest.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur l'indemnisation provisionnelle du préjudice de jouissance
Par l'ordonnance du 1er juillet 2021, la bailleresse a été condamnée à payer à MM. [Z] et [F] une indemnité provisionnelle de 1 000 euros à valoir sur le préjudice de jouissance qu'ils avaient subi entre le début du mois d'avril 2021 et la décision rendue.
Depuis cette ordonnance, le local a de nouveau été privé d'électricité du mois d'avril 2022 jusqu'au 24 janvier 2023, soit postérieurement à l'ordonnance entreprise. C'est donc à tort que le premier juge a rejeté la demande de MM. [Z] et [F] de rétablissement de l'électricité alors qu'il incombait à la bailleresse de faire le nécessaire à cette fin.
La couverture, qui avait fait l'objet de reprises en mars 2022 a, de nouveau, présenté des infiltrations en raison d'ardoises manquantes, ce que Maître [O], commissaire de justice, a constaté le 12 juillet 2022, de même que l'absence de cloisonnement des toilettes et la présence d'un trou dangereux dans le sol qui permettait d'apercevoir le siphon d'évacuation des eaux vannes, ce à quoi la bailleresse a remédié avant l'audience devant le premier juge (facture du couvreur pour une intervention le 23 septembre 2022).
MM. [Z] et [F], qui exercent la profession de brocanteurs, et utilisaient le local pour entreposer les meubles et les objets qu'ils achètent et vendent, sont fondés à obtenir, en application de l'article 835 alinéa 2 du code de procédure civile, une indemnité provisionnelle à valoir sur la réparation du préjudice de jouissance causés par le mauvais état des locaux et l'absence d'électricité entre le mois d'avril 2022 et le 24 janvier 2023, qu'il y a lieu de fixer à 2 000 euros pour chacun des deux, sans que la contestation de la bailleresse de la nature commerciale des locaux n'ait une influence sur le montant de la provision ainsi allouée.
Sur l'indemnité provisionnelle d'occupation
Aux termes du 1er alinéa de l'article L. 145-28 du code de commerce, 'aucun locataire pouvant prétendre à une indemnité d'éviction ne peut être obligé de quitter les lieux avant de l'avoir reçue. Jusqu'au paiement de cette indemnité, il a droit au maintien dans les lieux aux conditions et clauses du contrat de bail expiré. Toutefois, l'indemnité d'occupation est déterminée conformément aux dispositions des sections 6 et 7, compte tenu de tous éléments d'appréciation'.
Ainsi, MM. [Z] et [F] ont droit au maintien dans les lieux jusqu'au paiement de l'indemnité d'éviction et, en contre-partie, doivent, jusqu'à leur départ des lieux, une indemnité d'occupation statutaire, laquelle, à défaut de convention contraire, doit être fixée à la valeur locative déterminée selon les critères de l'article L. 145-33 du code de commerce.
M. [T] a déposé son rapport le 13 décembre 2023. Il a retenu des valeurs locatives annuelles comprises entre 65 et 70 euros HT.
La bailleresse, partant de cette fourchette et de ce que le local donné à bail est d'une surface de 230 m2, estime la valeur locative à 15 500 euros pour une année. Elle en déduit qu'elle serait en droit de demander la différence entre cette somme et celle dont s'acquittent les preneurs sortants, de 460 euros par mois, soit 5 520 euros par an, de sorte qu'ils seraient susceptibles d'être débiteurs d'une somme annuelle complémentaire de l'ordre de 10 000 euros depuis le 16 avril 2019, ce qui, au 31 mai 2023, représente plus de 40 000 euros. Dans ces conditions, elle sollicite une somme provisionnelle de 20 000 euros.
MM. [Z] et [F] s'opposent à cette demande en faisant valoir qu'elle se heurte à des difficultés sérieuses tenant à ce qu'ils s'acquittent déjà d'une indemnité d'occupation égale au montant du loyer et à ce que la valeur locative doit faire l'objet d'un abattement afin de tenir compte de la précarité de l'occupation qui se poursuit jusqu'au paiement de l'indemnité d'éviction, et qu'elle doit également tenir compte des conditions d'occupation du local dépourvu d'électricité depuis avril 2022, sans toilettes utilisables de février à novembre 2022 et qui a subi des infiltrations d'eau jusqu'en novembre 2022. Ils ajoutent que l'appréciation du montant de l'indemnité d'occupation échappe au juge des référés.
Sur la base du rapport d'expertise de M. [T] qui retient, au vu d'une analyse du marché angevin de ce type de locaux, et sur la base de quatre références qu'aucune des parties ne conteste devant la cour, une valeur locative annuelle comprise entre 65 et 70 euros HT, ce qui conduit à une fourchette comprise entre 14 950 euros et 16 100 euros pour les locaux, et tenant compte, d'une part, de ce que cette valeur peut être affectée d'un coefficient de précarité du fait de l'expiration du bail commercial, d'autre part, de l'état des locaux, enfin, de ce que les preneurs sortants ont continué à payer une somme égale au montant du loyer, l'indemnité complémentaire sollicitée à titre provisionnel à hauteur de 20 000 euros n'apparaît pas sérieusement contestable.
Sur la justification des charges récupérables
MM. [Z] et [F] sollicitent le détail des charges depuis le 25 février 2021 justifiant le paiement d'une provision de 62 euros par mois.
La bailleresse répond que cette demande a été débattue devant l'expert et que la provision sur charges, particulièrement modeste de 62 euros par mois, est parfaitement justifiée.
Le bail stipule que le preneur remboursera au bailleur sa quote-part des charges dont il donne la liste ; que les charges sont payables par provision en même temps et au même terme que le loyer et que cette provision sera fixée chaque année en fonction des charges de l'année précédente ou en fonction d'un budget prévisionnel ; qu'elles feront l'objet d'une régularisation annuelle établie par le bailleur et communiquée au preneur.
Un bailleur doit, pour conserver les provisions sur charges qu'il a reçues du preneur, justifier du montant des dépenses.
Dans son rapport d'expertise, M. [T] fait état de justificatifs de charges fournies par la SCI La Baumette de 2015 à 2019, concernant les factures d'électricité et la taxe d'enlèvement des ordures ménagères. Il a retenu que pour ces années, les sommes payées au titre des provisions sur charges étaient inférieures au montant des charges justifiées.
Il reste que les charges n'ont pas été justifiées depuis 2020. La demande des preneurs sortants doit être accueillie pour la période comprise entre le 1er janvier 2020 et le 31 mai 2023, sans qu'il y ait lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les frais et dépens
L'ordonnance entreprise est infirmée de ces chefs.
Les dépens de première instance et d'appel sont mis à la charge de la Couleur Invest qui n'avait pas rétabli l'électricité avant que le premier juge ait statué.
La société Couleur Invest est condamnée à payer à MM. [Z] et [F] une somme de 1 200 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais irrépétibles exposés en première instance.
Il n'y a pas lieu d'allouer une indemnité sur le fondement de ce texte pour les frais irrépétibles exposés en appel, les deux parties succombant partiellement.
PAR CES MOTIFS :
la cour, statuant, publiquement et contradictoirement, par mise à disposition au greffe,
Infirme l'ordonnance entreprise ;
Statuant à nouveau,
Condamne la société Couleur Invest à payer à MM. [Z] et [F], chacun, une provision de 2 000 euros à valoir sur leur préjudice de jouissance ;
Enjoint à la société Couleur Invest de communiquer à MM. [Z] et [F] le détail des charges justifiant le paiement d'une provision de 62 euros par mois, entre le 1er janvier 2020 et le 31 mai 2023 ;
Dit n'y avoir lieu à astreinte ;
Condamne MM. [Z] et [F] à payer à la société Couleur Invest une provision de 20 000 euros à valoir sur l'indemnité d'occupation complémentaire ;
Condamne la société Couleur Invest aux dépens de première instance et d'appel ;
Condamne la société Couleur Invest à payer à MM. [Z] et [F] somme de 1 200 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais irrépétibles exposés en première instance ;
Rejette les demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais irrépétibles exposés en appel.