Livv
Décisions

CA Riom, ch. com., 15 mai 2024, n° 23/00424

RIOM

Arrêt

Infirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dubled-Vacheron

Conseiller :

Mme Theuil-Dif

Avocats :

Me Rahon, Me Bonneton, Me Lacquit, Me Poulet

TJ Clermont-Ferrand, ch. 1c1, du 6 déc. …

6 décembre 2022

EXPOSE DU LITIGE

En juin 2012, M. [V] [N] et Mme [D] [K] épouse [N] ont acquis un immeuble situé [Adresse 1].

Par acte en date du 25 décembre 2009, Mme [X] [O] avait pris à bail commercial un local au sein de cet immeuble pour une durée de 9 années entières et consécutives. Ce bail expirait le 25 décembre 2018.

Par acte du 19 juin 2018, les bailleurs ont signifié un congé avec refus de renouvellement à la locataire.

Le 20 novembre 2019, ils ont fait une offre à hauteur de 5 690 euros au titre de l'indemnité d'éviction.

Par acte du 17 novembre 2020, Mme [O] a fait assigner devant le tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand, M. et Mme [N] aux fins de les voir condamner à lui payer la somme de 88 802 euros se décomposant comme suit :

- 38 349 euros au titre de la perte de valeur du fonds de commerce ;

- 5 000 euros au titre des frais de déménagement ;

- 7 670 euros au titre des frais accessoires ;

- 12 783 euros au titre des troubles commerciaux ;

- 25 000 euros au titre de perte de droit à la retraite et de préjudice moral.

Dans ses dernières écritures, Mme [O] a porté la demande au titre de la perte de droit à la retraite à la somme de 80 000 euros.

Par jugement du 6 décembre 2022, le tribunal a :

- condamné M. et Mme [N] à verser à Mme [O] la somme de 36 873 euros au titre de l'indemnité d'éviction (valeur du fonds de commerce et troubles commerciaux) ;

- débouté Mme [O] de ses demandes relatives aux frais de déménagement, aux frais accessoires, à la perte de droit à la retraite et au préjudice moral ;

- condamné M. et Mme [N] aux dépens ;

- condamné M. et Mme [N] à payer à Mme [O] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Après avoir constaté qu'il disposait de peu d'éléments pour statuer, le tribunal a énoncé que l'article L.145-14 du code de commerce instituait une présomption de perte du fonds de commerce qu'il appartenait aux bailleurs de renverser, ce qu'ils ne parvenaient pas à établir ; que le fonds de commerce de Mme [O] était donc réputée perdu ;

que la moyenne des bénéfices industriels et commerciaux de l'activité sur 2016 et 2017 (seuls éléments fournis) ressortait à 35 373 euros, montant qui serait retenu au titre de la valeur du fonds perdu ;

que les frais de déménagement, les frais accessoires, et la perte de droit à la retraite n'étaient pas justifiés ;

que s'agissant des troubles commerciaux, si les affirmations de Mme [O] sur ce point demeuraient approximatives et non étayées, la perte du local occupé depuis de nombreuses années et du fonds attaché à cet emplacement causait effectivement un dommage à Mme [O] qui était confrontée à un changement professionnel et personnel radical ; que la somme de 1 500 euros lui serait allouée en réparation.

Le 8 mars 2023, M. [V] [N] et Mme [D] [K] épouse [N] ont interjeté appel du jugement.

Par conclusions déposées et notifiées le 21 février 2024, les appelants demandent à la cour, au visa de articles L.145-14 et suivants du code de commerce, 910 du code de procédure civile, 564 et 565 du code de procédure civile, de :

- les déclarer recevables en leur appel ;

- infirmer le jugement en ce qu'il a considéré que le fonds n'était pas transférable et fixé à la somme de 35 373 euros l'indemnité d'éviction ;

- infirmer le jugement en ce qu'il a retenu un trouble commercial et les a condamnés au paiement d'une somme de 1500 euros à ce titre ;

- juger Mme [O] mal fondée en son appel incident ;

- juger que les demandes de condamnation au titre de l'indemnisation du pas de porte et de l'indemnisation de l'imposition sur l'indemnité d'éviction sont en tout état de cause irrecevables car constituant des prétentions nouvelles ;

- juger que Mme [O] ne produit pas les éléments permettant de déterminer le quantum de son indemnité d'éviction ;

- juger que Mme [O] ne justifie pas des frais de déménagement ;

- juger que Mme [O] ne justifie pas des frais accessoires ;

- juger que Mme [O] ne justifie pas d'un manque à gagner ;

- juger que Mme [O] ne justifie pas de sa demande de condamnation au titre de l'imposition de l'indemnité d'éviction ;

- par conséquent, débouter Mme [O] de l'ensemble de ses demandes, en ce y compris celles formulées au titre de l'appel incident ;

- statuant à nouveau :

- à titre principal, juger qu'ils justifient que le fonds de commerce est transférable ;

- juger que le fonds a été transféré ;

- fixer l'indemnité de transfert à la somme de 3 126 euros ;

- à titre subsidiaire, juger que Mme [O] ne produit pas les éléments permettant de déterminer le quantum de son indemnité d'éviction ;

- juger que le bénéfice moyen réalisé par Mme [O] en 2016, 2017 et 2018 s'élève à la somme de 10 796 euros ;

- juger que le bénéfice moyen réalisé par Mme [O] en 2020, 2021 et 2022 s'élève à la somme de 14 121 euros ;

- juger que cette somme correspond à 28% du chiffre d'affaires moyen des 3 dernières années de Mme [O] ;

- fixer l'indemnité de remplacement à une somme de 10 796 euros et subsidiairement à la somme

de 14 121 euros ;

- condamner Mme [O] au paiement d'une somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens qui seront recouvrés par Me Rahon.

Par conclusions déposées et notifiées le 21 février 2024, Mme [X] [O] demande à la cour de :

- vu le congé avec refus de renouvellement qui lui a été signifié à la requête des époux [N] le 19 juin 2018 pour le 28 décembre 2018, juger que les bailleurs sont tenus de lui verser une indemnité d'éviction ;

- juger que M. [V] [N] et Mme [D] [N] devront réparer l'entier préjudice subi du fait de la perte de son fonds de commerce ;

- infirmer le jugement en ce qu'il a limité l'indemnité d'éviction due à la somme de 35 373 euros et à 3 000 euros les troubles commerciaux ;

- en conséquence, statuant à nouveau :

- condamner M. [V] [N] et Mme [D] [N] à lui payer et porter à titre d'indemnité d'éviction les sommes suivantes :

' la perte de valeur du fonds de commerce : 38 349 euros,

' 10 000 euros au titre de l'imposition due pour l'indemnité d'éviction,

' le coût du pas de porte : 33 000 euros,

' 1 200 euros au titre des frais notariés,

' les frais de déménagement : 5 000 euros,

' les frais accessoires : 7 000 euros,

' les troubles commerciaux : 12 783 euros,

' 30 000 euros au titre du manque à gagner,

- condamner les mêmes à lui payer une somme de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

Il sera renvoyé pour l'exposé complet des demandes et moyens des parties, à leurs dernières conclusions.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 21 février 2024.

MOTIFS :

- Selon l'article L.145-14 du code de commerce, le bailleur peut refuser le renouvellement du bail. Toutefois, le bailleur doit, sauf exceptions prévues aux articles L.145-17 et suivants, payer au locataire évincé une indemnité dite d'éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement.

Cette indemnité comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre.

Ainsi, la loi présume que le refus de renouvellement entraîne la disparition du fonds de commerce du locataire ; l'indemnité doit dans ce cas être égale à la valeur marchande du fonds disparu afin de permettre au locataire évincé de procéder à l'acquisition d'un fonds présentant une valeur identique.

Toutefois cette présomption peut être combattue par le bailleur à qui incombe la charge de la preuve, lorsque l'éviction n'entraîne pas la disparition du fonds de commerce du locataire et que ce dernier peut se réinstaller sans avoir à acheter ou créer un nouveau fonds en transférant le fonds qu'il exploite dans de nouveaux locaux. Dans ce cas, le bailleur n'est tenu qu'au paiement des sommes nécessaires au déplacement du fonds existant. La méthode de détermination de l'indemnité est alors qualifiée de 'valeur de déplacement'.

Il n'est pas contesté que postérieurement au jugement de première instance, Mme [O] a quitté les lieux loués aux époux [N] le 7 juin 2023 et loué un nouveau local au [Localité 6] moyennant un loyer de 600 euros par mois et en payant un pas de porte de 33 000 euros.

Le déplacement de l'exploitation était possible en raison de la nature des activités exercées par le preneur évincé. Le refus de renouvellement du bail n'a pas entraîné la perte du fonds de commerce. Dans ces circonstances, l'indemnité d'éviction se calcule comme une indemnité de déplacement fondée sur la valeur du droit au bail.

La valeur de déplacement est utilisée pour fixer l'indemnité lorsque l'éviction n'entraîne pas la disparition du fonds appartenant au locataire qui en reste propriétaire et qui se réinstalle en se bornant à opérer son déplacement sans avoir à acheter ou créer un nouveau fonds.

Si le locataire se réinstalle sans acquitter de pas-de-porte ni acquérir un droit au bail, il doit être indemnisé de la valeur patrimoniale dont l'éviction l'a privé et qu'il aurait pu céder à un tiers.

Si le locataire se réinstalle en payant une certaine somme à titre de pas-de-porte, c'est cette somme qui lui est nécessaire pour pouvoir transférer son fonds dans de nouveaux locaux d'importance et de qualité équivalents. L'indemnité d'éviction devra donc comprendre le coût de ce pas-de-porte déboursé par le locataire. Le coût de ce pas-de-porte ne pourra être retenu s'il est très supérieur à la valeur du droit au bail des locaux dont il est évincé. Et de toute manière, le coût de ce pas-de-porte ne pourra être supérieur à la valeur marchande du fonds exploité par le locataire.

Au vu des pièces produites par les parties, il est établi que Mme [O] a acquis un pas de porte au prix de 33 000 euros.

Les premiers juges ont retenu une valeur marchande du fonds de commerce de 35 373 euros, après avoir rappelé qu'il convenait pour déterminer cette valeur, de retenir un pourcentage du chiffre d'affaires ou le montant du bénéfice moyen. Ils ont néanmoins commis une erreur puisque le chiffre d'affaires (ou BIC bruts) a été confondu avec le bénéfice réalisé ou BIC nets.

Ainsi, pour les trois derniers exercices (2020, 2021 et 2022), le bénéfice moyen de Mme [O] est de 14 121 euros.

La valeur du droit au bail des locaux dont le locataire est évincé est fixée généralement à un multiple de la différence entre le loyer qui serait obtenu par le bailleur si le plafonnement était écarté (valeur locative) et le loyer plafonné. Le prix du droit au bail est considéré comme la capitalisation de la fraction de la valeur locative dont le bailleur est privé par l'application des règles du plafonnement ou par les fixations judiciaires de loyer réalisées sur la base de prix plafonnés. Ainsi, pour calculer la valeur du droit au bail, la méthode consiste à rechercher la différence entre la valeur locative du marché et le loyer réellement dû par le locataire évincé, et à multiplier le montant ainsi obtenu par un coefficient de situation variable selon la qualité de l'emplacement.

Les époux [N] ont déterminé le différentiel annuel de loyer à 3 126,36 euros : après application d'un coefficient multiplicateur de 5 (méthode telle que rappelée par les intimés), la valeur du droit au bail ressort à15 631,80 euros.

Dans ces conditions, l'indemnité d'éviction doit être retenue à hauteur de 14 121 euros.

- S'agissant ensuite des indemnités accessoires, Mme [O] sollicite des frais de déménagement à hauteur de 5 000 euros en se basant sur un devis. Les époux [N] font observer à juste titre que le volume estimé dans ce devis de 50 m3 est excessif au vu de la surface de la boutique de 40 m². Il est indéniable néanmoins que Mme [O] a procédé à un double déménagement puisqu'elle n'a pu intégrer ses nouveaux locaux qu'à partir de juillet 2023. Ce préjudice sera justement indemnisé par l'allocation d'une indemnité de 1 600 euros.

Il est par ailleurs justifié de frais de remploi (frais d'enregistrement et d'honoraires) : 1 200 euros au titre des frais notariés.

Ensuite, les frais de réinstallation ne sont pris en compte que s'ils sont normaux, ils comprennent notamment les frais d'aménagement des nouveaux locaux dans la mesure où ils seront nécessaires pour l'exercice de l'activité du locataire, et à condition qu'ils correspondent à des conditions d'exploitation identiques à celles du fonds qui disparaît.

L'appelante soutient avoir dû acheter des étagères, du mobilier pour sa réinstallation; que des travaux électriques ont été nécessaires ; qu'elle a également réalisé des travaux de peinture intérieures. Elle affirme justifier de ces frais à hauteur de 2 299,79 euros et sollicite une somme de 7 000 euros, invoquant en outre la nécessité de faire des mailings pour aviser sa clientèle et ses fournisseurs du fait du changement d'adresse.

Au vu des justificatifs produits, et notamment des différentes factures versées dont les dates sont contemporaines du déménagement, une indemnité de 2 000 euros sera octroyée à ce titre.

Par ailleurs, pendant le temps nécessaire à sa réinstallation, le locataire n'exerce pas d'activité ou l'exerce dans des conditions médiocres : il subit de ce chef un trouble commercial et une perte de gains qui doit être indemnisé par le bailleur.

Au vu de la date de son emménagement, Mme [O] n'a pas travaillé pendant au moins un mois et a ensuite dû réaliser les travaux nécessaires à son activité. Le fait qu'elle ne puisse plus vendre d'objets de décoration au vu de l'activité du voisin n'a pas à être imputé aux anciens bailleurs, Mme [O] ayant acquis son nouveau pas-de-porte en connaissance de cause.

Dans ces circonstances, le trouble commercial sera indemnisé à hauteur de 3 500 euros, soit environ trois mois de résultat net (selon la moyenne des trois derniers exercices).

La demande de dommages et intérêts à hauteur de 30 000 euros justifiée par le fait que l'activité commerciale serait moins rentable sera purement et simplement rejetée: il s'agit d'un préjudice éventuel et en outre, alors que l'emplacement choisi se situe dans une zone bien plus intéressante en termes de commercialité au vu des différentes pièces produites par les intimés, les chiffres d'affaires actuels des commerces sont en recul dans tous les secteurs d'activité. Ainsi, la certitude et l'actualité du préjudice invoqué ne sont pas établis.

Enfin, Mme [O] sollicite une somme de 10 000 euros au titre de l'imposition de l'indemnité d'éviction. Or, les impôts dus au titre des plus-values ne sont pas pris en compte dans la mesure où ils sont la conséquence d'un enrichissement du locataire et non celle de l'éviction. Cette demande sera donc rejetée.

Au total, une somme totale de 22 421 euros au titre de l'indemnité d'éviction devra être réglée à Mme [O] par M. et Mme [N]. Le jugement sera donc infirmé.

- Dans la mesure où une indemnité d'éviction d'un montant bien plus conséquent que celui proposé par les bailleurs était due, ceux-ci resteront tenus aux dépens de première instance et au versement de l'indemnité de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance.

Néanmoins, chacune des parties succombant partiellement en appel, elles supporteront la charge de leurs propres dépens d'appel.

Toutefois, pour des raison tirées de l'équité, il n'y pas lieu de faire application des dispositions de l'article 700 devant la cour.

PAR CES MOTIFS,

La cour, après en avoir délibéré, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, mis à la disposition des parties au greffe de la juridiction ;

Infirme le jugement déféré, sauf en ce qu'il a condamné M. [V] [N] et Mme [D] [K] épouse [N] aux dépens et à payer à Mme [X] [S] épouse [O] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Statuant à nouveau :

Condamne M. [V] [N] et Mme [D] [K] épouse [N] à payer à Mme [X] [S] épouse [O] la somme de 22 421 euros au titre de l'indemnité éviction ;

Déboute Mme [X] [S] épouse [O] du surplus de ses demandes ;

Dit n'y avoir lieu à faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ;

Dit que chaque partie supportera la charge de ses propres dépens d'appel.