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Décisions

CA Riom, ch. com., 15 mai 2024, n° 20/00737

RIOM

Arrêt

Confirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dubled-Vacheron

Conseiller :

Mme Theuil-Dif

Avocats :

Me Cottier, Me De Rocquigny

TJ Montluçon, du 20 mai 2020, n° 18/0105…

20 mai 2020

M. [D] [W] et Mme [C] [P] épouse [W] ont donné à bail commercial à la société Brossette, à effet du 1er janvier 1994, un local situé à [Localité 8], dans la zone industrielle de Cher du Prat ; ce bail a donné lieu à un litige entre bailleurs et preneuse sur le montant du loyer, litige qui a été porté devant le juge des loyers commerciaux de Guéret. Ce juge, après avoir ordonné le 26 juin 2012 une mesure d'expertise, suivie du dépôt d'un rapport de l'expert le 5 janvier 2013, a prononcé le 8 avril 2014 une décision de retrait du rôle, à la demande des parties ; le 6 avril 2016 l'avocat de M. et Mme [W], Me [R] [B], a déposé au greffe un mémoire pour demander la réinscription de l'affaire au rôle, mémoire auquel a répondu la société preneuse. Le juge des loyers commerciaux, suivant jugement du 22 novembre 2016, a constaté la péremption de l'instance, ainsi que son extinction, au motif que le mémoire demandant la réinscription de l'affaire au rôle, bien que déposé moins de deux ans après la radiation, reprenait à l'identique et mot pour mot le précédent mémoire déposé pour les bailleurs avant la radiation, qu'il ne constituait donc pas un acte de nature à faire progresser la procédure, de sorte que la péremption de l'instance était acquise, vu la carence des parties à effectuer de diligence utile dans les deux ans suivant la radiation.

M. et Mme [W], considérant que leur avocat Me [B] avait commis une faute en laissant se périmer l'instance devant le juge des loyers commerciaux, l'ont fait assigner le 21 décembre 2018 devant le tribunal de grande instance de Montluçon, en demandant réparation du préjudice qu'ils estimaient avoir subi par suite de cette faute : une perte de loyers de 191 985,41 euros, pour la fraction de loyers supplémentaire qu'ils auraient pu obtenir grâce à l'augmentation du prix du bail à la valeur locative, conformément à l'avis de l'expert, pendant la période écoulée jusqu'au départ de la société Brossette des lieux loués, départ intervenu le 9 janvier 2018.

Statuant sur les demandes de M. et Mme [W] suivant jugement contradictoire du 20 mai 2020, le tribunal judiciaire de Montluçon les a déboutés de toutes leurs demandes, au motif que, si Me [B] avait en effet commis une faute en laissant se périmer l'instance devant le juge des loyers commerciaux, la perte de chance d'obtenir de ce juge une décision en leur faveur était nulle, dès lors qu'ils ne justifiaient pas, selon les éléments apportés par l'expertise, d'une augmentation de plus de 10 % de la valeur locative (comme prévu en matière de révision à l'article L. 145-38 du code de commerce). Le tribunal a condamné M. et Mme [W] aux dépens, et a dit n'y avoir lieu d'appliquer l'article 700 du code de procédure civile.

M. et Mme [W], par une déclaration reçue au greffe de la cour le 23 juin 2020, ont interjeté appel de ce jugement.

M. [W] est décédé le [Date décès 2] 2021, l'instance qu'il avait engagée a été reprise par ses héritiers, M. [G] [W] et Mme [J] [W] épouse [O].

Les consorts [W] demandent principalement à la cour d'infirmer le jugement, et de condamner Me [B] à leur verser une somme de 191 985,41 euros au titre de perte de loyers, outre 15 000 euros de dommages et intérêts complémentaires. Ils critiquent l'appréciation du tribunal selon laquelle ils n'ont subi aucune perte de chance réelle, et exposent que selon l'article L. 145-33 du code de commerce, le loyer des baux renouvelés ou révisés doit correspondre à la valeur locative, de sorte qu'ils auraient pu obtenir, si l'instance devant le juge des loyers commerciaux ne s'était pas périmée, la fixation du loyer en cause au montant de cette valeur estimée par l'expert judiciaire : 60 000 euros par an, somme supérieure au loyer qui était en vigueur. Ils établissent leur manque à gagner sur la base de 26 664,64 euros par an, pour les six années écoulées entre le 1er janvier 2012, date à laquelle aurait dû s'appliquer le nouveau loyer, et le 9 janvier 2018 date du départ de la société Brossette.

Me [B] conclut à la confirmation du jugement. Il expose que le litige porté devant le juge des loyers commerciaux se limitait au montant du loyer à l'issue d'une période triennale, le 31 décembre 2008, qu'il s'agissait donc de fixer le prix du bail dans le cadre non pas d'un renouvellement du bail mais d'une révision triennale, et que dans un tel cas la loi subordonne la fixation du loyer à la valeur locative à l'existence d'une modification favorable des facteurs locaux de commercialité de plus de 10 %, modification qui n'est pas établie, puisque l'expert judiciaire a estimé au contraire que les facteurs de commercialité dans la zone du Cher du Prat s'étaient dégradés pendant la période considérée.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 18 janvier 2024.

Il est renvoyé, pour l'exposé complet des demandes et observations des parties, à leurs dernières conclusions déposées le 25 juillet et 2 août 2023.

Motifs de la décision :

Me [B] ne conteste pas qu'il a commis une faute, en déposant devant le juge des loyers commerciaux un mémoire qui n'a pas permis d'éviter la péremption de l'instance ; les consorts [W] ne peuvent cependant obtenir réparation qu'à charge pour eux de prouver que cette faute leur a causé un préjudice : la perte d'une chance d'obtenir du juge la fixation du loyer à un montant plus élevé que celui effectivement pratiqué.

Le bail consenti à la société Brossette l'a été pour la période initiale du 1er janvier 1994 au 31 décembre 2002 ; il s'est renouvelé pour une seconde période de neuf ans, du 1er janvier 2003 au 31 décembre 2011, aux mêmes clauses et conditions, y compris pour le loyer.

La procédure que M. et Mme [W] ont fait engager devant le juge des loyers commerciaux avait pour objet la révision du loyer à la date du 1er janvier 2009, date de la deuxième révision triennale à compter du renouvellement intervenu le 31 décembre 2002, ainsi qu'il ressort du jugement prononcé par ce juge le 26 juin 2012, pour ordonner l'expertise.

Selon le rapport de l'expert Mme [T] [S], la valeur locative des locaux en cause s'établissait à 60 000 euros par an, soit une somme très supérieure au loyer en vigueur à la date du rapport le 4 février 2013 : 33 335,36 euros ; cependant et toujours selon l'expert, les facteurs locaux de commercialité avaient évolué très défavorablement depuis les années 2007-2008, la zone environnante ayant vieilli, et présentant des signes d'abandon avec des espaces laissés en friche : page 15 du rapport de Mme [S], pièce n°8 des appelants.

Les consorts [W] fondent leur action actuelle sur l'article L. 145-33 du code de commerce, selon lequel le loyer des baux renouvelés ou révisés doit correspondre à la valeur locative.

Cette règle de principe est cependant soumise à diverses restrictions, notamment celle de l'article L. 145-38 du code de commerce, qui dispose que la majoration de loyer consécutive à une révision triennale ne peut excéder la variation de l'indice du coût de la construction, à moins que ne soit rapportée la preuve d'une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité, ayant entraîné par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative.

Il ne résulte pas du rapport d'expertise de Mme [S] que les facteurs locaux de commercialité aient évolué dans un sens favorable, puisque l'expert a constaté au contraire une évolution défavorable de la zone de Cher du Prat à [Localité 8], pendant la période ayant précédé la date de la révision, le 1er janvier 2009 ; les consorts [W] ne contestent pas l'avis de Mme [S] sur ce point, et ne produisent aucun élément de preuve qui pourrait contredire cet avis.

Il en résulte que, en l'absence de modification matérielle des facteurs locaux de commercialité, qui aurait entraîné par elle-même une variation favorable de plus de 10 % de la valeur locative, les consorts [W] n'avaient aucune chance d'obtenir la révision du loyer, à la date du 1er janvier 2009, à un montant supérieur à celui résultant de l'application de l'indice, quand bien même le loyer pratiqué aurait été inférieur à la valeur locative, ainsi que l'a estimé l'expert.

C'est donc à bon droit, faute de tout préjudice certain consécutif à la péremption de l'instance en révision, que le tribunal a rejeté les demandes des consorts [W]. Le jugement sera confirmé en toutes ses dispositions.

PAR CES MOTIFS, et par ceux non contraires du tribunal :

Statuant après en avoir délibéré, publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, mis à disposition des parties au greffe de la cour ;

Confirme le jugement déféré ;

Y ajoutant,

Condamne in solidum Mme [C] [P] veuve [W], M. [G] [W] et Mme [J] [W] épouse [O] aux dépens de l'appel, et à payer à Me [B] une somme de 2 000 euros, au titre des frais d'instance irrépétibles exposés en cause d'appel ;

Rejette le surplus des demandes.