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Décisions

CA Paris, Pôle 6 ch. 8, 16 mai 2024, n° 22/09101

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

SelaFa Mja (Sté)

Défendeur :

Association AGS CGEA IDF Ouest (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Guenier-lefevre

Conseillers :

Mme Montagne, Mme Moisan

Avocats :

Me Laussucq, Me Mouchi

Cons. prud'h. Paris, du 29 sept. 2022, n…

29 septembre 2022

EXPOSÉ DU LITIGE

Mme [M] [B] a été engagée le 1er avril 2004 par la société "Les Petites" ayant pour activité le commerce de gros commerce interentreprises d'habillement et de chaussures), en qualité d'attachée de presse.

Du 23 au 30 septembre 2016, Mme [B] a été placée en arrêt de travail, lequel a été prolongé une première fois jusqu'au 15 octobre suivant, puis jusqu'au 15 novembre 2016 et enfin jusqu'au 15 janvier 2017.

Par courrier recommandé du 4 janvier 2017, la société a convoqué la salariée à un entretien préalable à un éventuel licenciement, fixé au 18 janvier 2017, auquel l'intéressée ne s'est pas présentée, puis le 23 janvier 2017, lui était notifié son licenciement pour faute grave.

Par jugement du 24 avril 2018, le tribunal de commerce de Paris a prononcé la liquidation judiciaire de la société Les Petites, et a désigné la SELAFA MJA, prise en la personne de Mme [Y] [G], en qualité de mandataire liquidateur.

Contestant le bien-fondé de son licenciement et estimant avoir été victime de harcèlement moral, Mme [B] avait préalablement saisi le 13 février 2017, le conseil de prud'hommes de Paris pour faire valoir ses droits.

Par jugement du 29 septembre 2022, cette juridiction a:

- dit le licenciement de Mme [B] dénué de cause réelle et sérieuse,

- fixé la créance de Mme [B] au passif de la société Les Petites en liquidation judiciaire, aux sommes de :

- 54 971 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

- 22 750 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis,

- 2 275 euros au titre des congés payés afférents,

- 22 750 euros à titre d'indemnité conventionnelle de licenciement,

- débouté Mme [B] du surplus de ses demandes,

- débouté les défendeurs de leurs demandes respectives,

- déclaré les créances opposables à l'AGS CGEA IDF Ouest dans les limites des articles L. 3253-6 et suivants du code du travail,

- dit que les dépens seront inscrits au titre des créances privilégiées conformément à l'article L. 622-17 du code de commerce.

Par déclaration du 2 novembre 2022, la SELAFA MJA, ès qualités a interjeté appel.

Dans ses dernières conclusions, communiquées par voie électronique le 17 novembre 2022, la SELAFA MJA, ès qualités demande à la cour :

- de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté Mme [B] de sa demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral et de sa demande d'indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- d'infirmer le jugement entrepris pour le surplus,

En conséquence,

- de juger que le licenciement de Mme [B] repose sur une faute grave,

- de débouter Mme [B] de l'intégralité de ses demandes, fins et prétentions,

- de juger que Mme [B] a commis des actes de concurrence déloyale au préjudice de la Société Les Petites,

- de condamner Mme [B] au paiement de la somme de 300 000 euros à titre de dommages et intérêts pour concurrence déloyale à la SELAFA MJA prise en la personne de Maître [G] liquidateur de la société Les Petites,

- de condamner Mme [B] au paiement de la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- de condamner Mme [B] aux entiers dépens,

Subsidiairement, si la Cour devait entrer en voie de fixation :

- de dire opposable l'arrêt rendu par la Cour à l'UNEDIC IDF Ouest, laquelle devra faire l'avance entre les mains des liquidateurs, de la somme représentant les créances garanties sans aucune condition préalable.

Dans ses dernières conclusions, communiquées par voie électronique le 5 décembre 2022, Mme [B] demande au contraire à la cour :

- de confirmer le jugement du 29 septembre 2022 rendu par le conseil de prud'hommes de Paris en toutes ses dispositions,

- de dire et juger l'arrêt rendu par la cour opposable à l'UNEDIC IDF Ouest, laquelle devra faire l'avance entre les mains du liquidateur de la somme représentant les créances garanties sans aucune condition préalable.

L'AGS CGEA IDF Ouest, devenue l'AGS, n'a pas constitué avocat en cause d'appel.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 23 janvier 2024 et l'affaire a été appelée à l'audience du 14 mars 2024 pour y être examinée.

Il convient de se reporter aux énonciations de la décision déférée pour un plus ample exposé des faits et de la procédure antérieure et aux conclusions susvisées pour l'exposé des moyens des parties devant la cour.

MOTIFS

A titre préliminaire, il convient de relever que l'appelante sollicite la confirmation du jugement ayant débouté Mme [B] de sa demande de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral causé par le harcèlement moral que l'intéressée estimait avoir subi, cette dernière concluant pour sa part à la confirmation du jugement en toutes ses dispositions.

La cour d'appel n'est donc pas saisie d'une demande de dommages-intérêts fondée sur l'existence d'un harcèlement moral, seules les prétentions relatives au bien-fondé du licenciement demeurant à ce stade.

Par ailleurs, la faute grave est celle qui résulte d'un fait ou d'un ensemble de faits imputable au salarié qui constitue une violation des obligations résultant du contrat de travail ou des relations de travail d'une importance telle qu'elle rend impossible immédiatement le maintien du salarié dans l'entreprise.

Il appartient à l'employeur d'apporter la preuve de la gravité des faits fautifs retenus et de leur imputabilité au salarié.

Même si le contrat de travail ne comporte pas de clause d'exclusivité, le salarié ne peut exercer une activité concurrente de celle de son employeur. Un tel manquement , y compris pendant des périodes de suspension du contrat de travail, est constitutif d'une faute grave.

La lettre de licenciement dont les termes fixent les limites du litige reproche à Mme [B] des agissements déloyaux portant préjudice à sa société, rappelant qu'après s'être manifestée courant juillet 2016 pour indiquer qu'elle souhaitait monter sa propre structure et obtenir soit un licenciement économique, soit une rupture conventionnelle, l'intéressée a totalement changé d'attitude en adressant des mails faisant état de « prétendues difficultés professionnelles », face au refus opposé par l'employeur à raison du coût attaché à l'une ou l'autre des modalités de rupture du contrat de travail envisagées.

La société expose avoir dans ce cadre « découvert des faits établissant la déloyauté totale » de Mme [B] à l'encontre et au préjudice de l'entreprise et ainsi décrits:

- vous avez téléchargé sur votre boîte mail personnelle de nombreuses données appartenant à la société puisque vous avez transféré plus de 2 000 mails professionnels sur votre boîte personnelle parmi lesquels des données très sensibles appartenant à la société, comme par exemple, un fichier comportant les coordonnées de plusieurs milliers de clients fichiers acquis par la société pour environ 30 000 euros, nous avons découverts que ces téléchargements avaient commencé avant votre départ en arrêt maladie.

- Nous avons également découvert début janvier 2017, que vous aviez participé à l'inauguration le 6 octobre 2016 de la galerie des « Big Boss »,

- plus grave, vous avez participé à un événement « les Big Boss » auquel notre société aurait dû participer si vous n'aviez pas été en arrêt maladie du 9 au 11 décembre 2016, aux Arcs. En effet, l'an dernier, vous aviez participé à cet événement pour le compte de notre société or cette année vous y avez assisté pour la marque de prêt à porter « La Petite Française ». Vos agissements sont constitutifs de concurrence déloyale et de parasitisme à l'encontre de notre société et démontrent que vous exerciez une activité alors que dans le même temps vous prétendiez être victime de burn-out du fait de notre société.

- par ailleurs, vous avez répandu des rumeurs contre notre société et plusieurs journalistes ont refusé du fait de vos allégations de participer à des événements organisés par notre société.

Tous ces éléments ont été constatés par huissier de justice.

Cette attitude est absolument inadmissible et inexcusable. Votre conduite cause un préjudice important à notre société (...).

S'agissant du téléchargement de données qualifiées de « très sensibles », l'employeur précise que la salariée s'est ainsi accaparée des éléments constituant pour certains des données protégées et/ou des éléments d'actifs immatériels en s'adressant sur sa boîte mail personnelle, plus de 15 000 mails professionnels comportant pour certains des fichiers et des renseignements appartenant à l'entreprise, et notamment une liste de 89 900 adresses de prospects qualifiés, acquise par l'entreprise au prix de 17 500 euros.

Il est admis que le salarié, lorsque cela est strictement nécessaire à l'exercice des droits de sa défense dans le litige l'opposant à son employeur, peut produire en justice des documents dont il a eu connaissance à l'occasion de ses fonctions, et ce, même s'il s'agit de documents confidentiels ou couverts par le secret professionnel.

Mme [B] ne conteste pas s'être adressée à compter de septembre 2016, à partir de sa boîte-mail professionnelle, « déborah@les petites.fr » vers sa boîte mail personnelle.

« [email protected] », de très nombreux courriels professionnels, comportant les références des expéditeurs dont rien n'autorise à considérer qu'ils n'étaient pas, pour certains au moins d'entre eux, des partenaires commerciaux de la société.

Cependant, d'une part, le caractère très sensible des données ainsi transférées n'est pas autrement démontré, alors que la retranscription lisible des échanges en cause, telle qu'elle résulte des pièces N° 120 et 131 et leur consultation par sondage à défaut de tout repérage spécifique proposé à la cour, ne le révèle pas.

D'autre part, le fait que les adresses e-mail figurant dans les courriers électroniques transférés correspondent aux adresses de « prospects qualifiés », tels qu'ils ont été acquis par la société en 2015 au prix total de 17 500 euros HT (pièce N° 1 document numéroté 8 et verso de celui numéroté 9), ne résulte pas, faute de tout rapprochement explicite sur ce point, du seul constat d'huissier sur lequel l'employeur s'appuie, l'appropriation illégitime effective de ces éléments d'actif immatériels n'étant pas autrement démontrée.

Enfin, alors que les difficultés de transfert de certains documents sur la boîte professionnelle évoquées par Mme [B] sont avérées (pièces N° 131 pages N° 1 et 2) et que cette dernière verse aux débats, à l'appui de sa contestation du bien-fondé de son licenciement et de sa demande relative à des dommages-intérêts pour non-respect de l'obligation de sécurité et harcèlement moral, dans un contexte de surcroît de travail et d'épuisement psychique concomitant (pièce N° 12 de la salariée) constaté médicalement (pièce N° 2 de la salariée), les multiples échanges de courriers électroniques professionnels qu'elle a dû entretenir pendant des congés (pièce N° 7) ou pendant ses arrêts de travail (pièce N° 4), il doit être considéré que les éléments transférés, même antérieurs à l'arrêt de travail du 23 septembre 2016 et quand bien même seraient-il couverts par le secret professionnel ou à tous le moins considérés comme strictement confidentiels, étaient nécessaires à la défense de ses intérêts dans le cadre du litige l'opposant à son employeur.

Ainsi le premier fait reproché à Mme [B] ne peut-il être considéré comme établi.

Quant au fait tenant à la présence à l'inauguration le 6 octobre 2016 de la galerie des « Big Boss », il ne révèle pas davantage la déloyauté de la salariée qui démontre en les produisant, que les invitations à cet événement et les documents afférents (pièces N° 32 et 128 de la salariée) ont été envoyés sur l'adresse qu'elle avait au sein de la société 'Les Petites' alors que les éléments produits par l'employeur (photos notamment), ne permettent pas de considérer que sa présence était perçue comme celle de la représentante d'une autre société concurrente.

De plus, Mme [B] établit qu'elle avait instauré des relations professionnelles au profit de la marque « Les Petites » avec la société « Les Big Boss » dès 2015 et sans que son employeur y décèle une concurrence possible avec la société « La Petite Française » appartenant au mari de la salariée et qui est décrite (pièce N° 1 de l'employeur document identifié sous le N° 8), comme existante depuis 26 ans .

Ainsi cette participation pendant un arrêt de travail, à l'événement organisé par la société « Les Big Boss » ne peut-elle s'analyser en un acte de détournement de clientèle démontrant une concurrence déloyale et plus largement la déloyauté de la salariée vis-à-vis de son employeur, observation étant faite au surplus que les arrêts de travail produits (pièce N° 13 de la société), autorisaient les sorties de la salariée et que la manifestation commençait à 19h30.

Il en est de même de la présence aux Arcs à la réunion organisée par la société « Les Big Boss » dans la semaine du 9 au 11 décembre 2016 pour laquelle l'employeur soutient que sa salariée a également profité de sa présence à l'événement pour faire connaître sa propre société SO-ID qui développera dès septembre 2017 des relations commerciales avec la société L'Oréal et avec un mannequin et un photographe traditionnellement attachés à l'activité de la société 'Les Petites', le tout démontrant la déloyauté de Mme [B].

Cependant, outre que l'immatriculation de la société So-ID a été formalisée plus de six mois après la rupture du contrat de travail, (pièce N° 52 de la salariée), la réalité d'actes antérieurs à l'immatriculation ou très contemporains du licenciement ne résulte pas des pièces versées aux débats, alors au demeurant qu'aucun contrat de travail comportant une clause de non-concurrence n'est produit aux débats.

Alors que le grief tenant aux rumeurs répandues par la salariée contre son employeur et l'imputabilité à cette dernière du refus de journalistes de participer à des événements organisés par la société « Les Petites », n'est pas autrement étayé, il doit être considéré à l'instar des juges du premier degré que la preuve de la faute grave tenant à un manque de loyauté de Mme [B] n'est pas rapportée.

Le jugement entrepris doit en conséquence être confirmé sur ce point.

Mme [B], âgée de 44 ans totalisait presque treize ans d'ancienneté dans l'entreprise dont il n'est pas contesté qu'elle comptait plus de dix salariés.

Le licenciement est survenu le 23 janvier 2017 et doit être indemnisé en application des dispositions de l'article L. 1235-3 du code du travail dans sa rédaction applicable à l'espèce, une indemnité d'au minimum six mois de salaires étant due au salarié.

En référence à un salaire mensuel brut de 7 583,50 euros auquel Mme [B] fait référence sans être contestée sur ce point, et au regard du préjudice subi tel qu'il résulte des éléments ci-dessus rappelés, la somme allouée à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse doit être confirmée.

Il en est de même des sommes allouées au titre de l'indemnité de licenciement, de l'indemnité de préavis et des congés payés afférents.

Le jugement entrepris doit être confirmé en toutes ses dispositions.

Le présent arrêt sera déclaré opposable à l'AGS dans les limites de la garantie légale et des plafonds applicables selon les dispositions des articles L. 3253-6 et 8 et D. 3253-5 et suivants du code du travail.

En raison des circonstances de l'espèce, il apparaît équitable d'allouer à Mme [B] une indemnité en réparation de tout ou partie de ses frais irrépétibles dont le montant sera fixé au dispositif.

En outre, les conditions d'application de l'article L. 1235-4 du code du travail étant réunies, il convient d'ordonner le remboursement des allocations de chômage versées à la salariée dans la limite de trois mois d'indemnités.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

CONFIRME le jugement entrepris en toutes ses dispositions,

DÉCLARE le présent arrêt opposable à l'AGS CGEA IDF Ouest devenue l'AGS dans les limites de la garantie légale et des plafonds applicables selon les dispositions des articles L. 3253-6 et 8 et D. 3253-5 et suivants du code du travail,

Y ajoutant,

ORDONNE à la SELAFA MJA prise en la personne de Mme [G], en qualité de mandataire liquidateur de la société « Les Petites », le remboursement à l'organisme les ayant servies, des indemnités de chômage payées à la salariée au jour du présent arrêt dans la limite de trois mois d'indemnités,

FIXE au passif de la liquidation judiciaire de la société « Les Petites » la créance de Mme [B] au titre des frais irrépétibles à hauteur de 3 000 euros,

CONDAMNE la SELAFA MJA prise en la personne de Mme [G], en qualité de mandataire liquidateur de la société 'les Petites' aux entiers dépens de première instance et d'appel.