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Cass. com., 15 mai 2024, n° 22-19.468

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Défendeur :

Allianz Banque (SA), Allianz France (SA), Selafa Mandataires judiciaires associés (ès qual.), Selarl Axyme (ès qual.), Bibus (SA), SAS BDR & Associés (ès qual.), SCP BTSG (ès qual.), Selarl Fides (ès qual.)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Mollard

Rapporteur :

M. Regis

Avocats :

SCP Lyon-Caen et Thiriez, SCP Boucard-Maman, SCP Célice, Texidor, Périer, SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet

Paris, pôle 5 ch. 4, du 18 mai 2022

18 mai 2022

Faits et procédure

2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 18 mai 2022) et les productions, au mois d'octobre 2019, [N] [EH], Mme [T], épouse [EH], la société GBT, appelant en intervention les administrateur et mandataire judiciaires de cette société, ont assigné la société Allianz Banque, venant aux droits de la Banque générale du phénix, la société Allianz France, venant aux droits de la société Métropole (les sociétés Allianz), et la société Matinvest, devenue la société Bibus, pour les voir condamner au paiement de dommages et intérêts à déterminer à dire d'expert. Ils reprochaient à ces sociétés de s'être rendues complices d'une tromperie prétendument réalisée par le Crédit Lyonnais via sa filiale, la Société de Banque Occidentale (la SDBO), à qui avait été confié le mandat de trouver des acquéreurs de la société Adidas, alors détenue par la société [N] [EH] Finance SA (la société BTF SA). Cette tromperie aurait consisté, pour la SDBO, à dissimuler à son mandant le fait qu'elle avait trouvé un sous-acquéreur, M. [NS] [K], ayant accepté de racheter la société Adidas, via la société Sogedim, à une première série d'acquéreurs, dont faisaient parties les sociétés Banque générale du phénix, Métropole et Matinvest, à un prix bien supérieur à celui que ces premiers acquéreurs avaient consenti à verser. Ces actes de complicité auraient caractérisé de la part de ces dernières sociétés une violation des obligations européennes en matière de notification et de suspension d'une opération de concentration et de notification d'aides d'État ainsi qu'une entente prohibée au sens de l'article 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).

3. Ils sollicitaient du tribunal qu'avant de statuer, il pose à la Cour de justice de l'Union européenne (la CJUE) plusieurs questions préjudicielles portant sur la conformité de l'opération d'achat de la société Adidas à ces obligations issues du droit européen de la concurrence. 

4. Les sociétés MJA et Axyme, en qualité de co-liquidateurs judiciaires de [N] [EH] et des sociétés Alain Colas Tahiti (la société ACT) et [N] [EH] gestion (la société BT gestion), ainsi que la société BTSG, en qualité de liquidateur judiciaire de la société GBT, et la société Fides, en qualité de liquidateur de Mme [T], sont intervenues à la procédure. Après le décès de [N] [EH] au mois d'octobre 2021, la société MJS Partners est intervenue, en qualité de mandataire ad hoc de la société GBT, pour exercer les droits propres du dirigeant distincts des prérogatives conférées au liquidateur judiciaire de cette société.

Examen du moyen

Sur le moyen du pourvoi principal et le moyen du pourvoi incident, rédigés en des termes identiques

Enoncé du moyen

5. Mme [T], la société GBT, représentée par la société MJS Partners, son mandataire ad hoc, et les sociétés MJA et Axyme, en qualité de co-liquidateurs à la liquidation judiciaire de [N] [EH] et des sociétés ACT et BT gestion, font grief à l'arrêt de déclarer leur action irrecevable comme prescrite, de dire n'y avoir lieu à renvoyer à la CJUE les questions préjudicielles et de les condamner à payer in solidum une somme à titre d'indemnité procédurale, alors :

« 1°/ que, suivant l'article 4, paragraphe 1, des règlements (CE) n° 4064/89 du 21 décembre 1989 et (CE) n° 139/2004 du 20 janvier 2004, les concentrations de dimension communautaire visées par ces règlements doivent être notifiées à la Commission des Communautés européennes avant leur réalisation et après la conclusion de l'accord, la publication de l'offre publique d'achat ou d'échange ou l'acquisition d'une participation de contrôle et que la notification peut également être faite lorsque les entreprises concernées démontrent de bonne foi à la Commission leur intention de conclure un accord ou, dans le cas d'une offre publique d'achat ou d'échange, lorsqu'elles ont annoncé publiquement leur intention de faire une telle offre, à condition que l'accord ou l'offre envisagée aboutisse à une concentration de dimension communautaire ; qu'aux termes de l'article 7, paragraphe 1, des règlements (CE) n° 4064/89 et (CE) n° 139/2004, une concentration de dimension communautaire telle que définie à l'article 1er ou qui doit être examinée par la Commission en vertu de l'article 4, paragraphe 5, ne peut être réalisée ni avant d'être notifiée ni avant d'avoir été déclarée compatible avec le marché commun par une décision prise en vertu de l'article 6, paragraphe 1, point b), ou de l'article 8, paragraphe 1 ou 2, ou sur la base de la présomption établie à l'article 10, paragraphe 6 ; que le Tribunal de l'Union européenne a dit pour droit que, "d'une part, l'article 4, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004 prévoit une obligation de faire, consistant dans l'obligation de notifier la concentration avant sa réalisation, et, d'autre part, l'article 7, paragraphe 1, du même règlement prévoit une obligation de ne pas faire, à savoir ne pas réaliser cette concentration avant sa notification et son autorisation" et que, "[p]ar ailleurs, l'infraction à l'article 4, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004 est une infraction instantanée, tandis qu'une infraction à l'article 7, paragraphe 1, de ce règlement est une infraction continue, qui trouve son point de départ au moment même où l'infraction à l'article 4, paragraphe 1, dudit règlement est commise" ; que la Commission a précisé qu'une infraction à l'article 7 du règlement (CE) n° 4064/89 et/ou du règlement (CE) n° 139/2004 ne peut prendre fin que lorsqu'elle autorise l'opération ou, le cas échéant, lorsqu'elle accorde une dérogation à l'obligation de suspension ; que le délai de prescription ne peut commencer à courir avant la fin de l'infraction alléguée, laquelle constitue une infraction continue lorsqu'elle consiste en une violation de l'obligation de notifier une opération de concentration prévue à l'article 7, paragraphe 1, des règlements (CE) n° 4064/89 et (CE) n° 139/2004 ; qu'il s'ensuit qu'une entente qui contient un accord entre les parties de ne pas notifier constitue elle-même une infraction continue dont le délai de prescription n'a pas commencé à courir ; qu'en décidant qu'il n'y avait pas lieu de s'interroger sur le caractère continu ou non des pratiques litigieuses alléguées par Mme [T] et litis consorts au motif que leur action aurait été prescrite par application de l'article 2270-1 du code civil, cependant que l'entente formait un tout et constituait une infraction continue dont le délai de prescription n'avait pas encore commencé à courir, la cour d'appel a violé l'article 7, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 4064/89 et l'article 7, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 139/2004 ;

2°/ que l'action en dommages et intérêts fondée sur l'article L. 482-1 du code de commerce se prescrit à l'expiration d'un délai de cinq ans ; que ce délai commence à courir du jour où le demandeur a connu ou aurait dû connaître de façon cumulative : 1° Les actes ou faits imputés à l'une des personnes physiques ou morales mentionnées à l'article L. 481-1 et le fait qu'ils constituent une pratique anticoncurrentielle ; 2° Le fait que cette pratique lui cause un dommage ; 3° L'identité de l'un des auteurs de cette pratique ; que, toutefois, la prescription ne court pas tant que la pratique anticoncurrentielle n'a pas cessé ; que l'infraction résultant de l'absence de notification persiste aussi longtemps que demeure le contrôle acquis en violation de l'article 7, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 4064/89 et de l'article 7, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 139/2004, que la concentration n'a pas été autorisée par la Commission ; qu'en considérant que l'action de Mme [T] et litis consorts était prescrite et qu'ils ne pouvaient pas se prévaloir des dispositions de l'article L. 482-1 du code de commerce, la cour d'appel a violé l'article susvisé tel qu'interprété par la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 ;

3°/ qu'une mesure est qualifiée d'aide d'État s'il s'agit d'une intervention de l'État ou au moyen de ressources d'État, susceptible d'affecter les échanges entre États membres, accordant un avantage sélectif à son bénéficiaire et faussant ou menaçant de fausser la concurrence ; qu'en se bornant à affirmer que les opérations litigieuses de vente des participations du groupe Adidas ne constituaient pas en elles-mêmes l'acte d'octroi d'éventuelles aides d'État sans rechercher, comme elle y était invitée par les écritures d'appel des exposants, si la société Bibus, anciennement Matinvest, n'avait pas bénéficié d'un prêt à des conditions favorables de la part du Crédit Lyonnais, via la SDBO (pour 100 % du prix d'achat) ainsi que la fiche de dénouement le démontrait, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 107 du TFUE ;

4°/ qu'une mesure est qualifiée d'aide d'État s'il s'agit d'une intervention de l'État ou au moyen de ressources d'État, susceptible d'affecter les échanges entre États membres, accordant un avantage sélectif à son bénéficiaire et faussant ou menaçant de fausser la concurrence ; qu'en se bornant à affirmer que les opérations litigieuses de vente des participations du groupe Adidas ne constituaient pas en elles-mêmes l'acte d'octroi d'éventuelles aides d'État sans rechercher, comme elle y était invitée par les écritures d'appel des exposants, si les sociétés Allianz Banque, anciennement Banque du phénix, et Allianz France n'avaient pas bénéficié d'une aide de l'État en ce que l'aide avait permis à M. [NS] [K] et aux sociétés Ricesa et Sogedim de racheter leur participation et de les rémunérer pour leur "portage", la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 107 du TFUE ;

5°/ que la CJUE a jugé que "l'article 108, paragraphe 3, [du TFUE], doit être interprété en ce sens qu'en cas de défaut de notification préalable à la Commission européenne d'une mesure nationale constituant une aide d'État, au sens de l'article 107, paragraphe 1, [du] TFUE, il incombe aux juridictions nationales de tirer toutes les conséquences de cette illégalité, notamment en ce qui concerne la validité des actes d'exécution de cette mesure" ; qu'en ne vérifiant pas si les aides d'État sélectives avaient été notifiées à la Commission en vertu de l'article 108 du TFUE et des articles 2, 3 et 4 du règlement (CE) n° 659/1999 du 22 mars 1999, la cour d'appel a méconnu ses pouvoirs et violé l'article 108, paragraphe 3, du TFUE ensemble l'article 11 du règlement (CE) nº 659/1999 du 22 mars 1999 ;

6°/ qu'il incombe aux juridictions nationales de sauvegarder les droits que les particuliers tirent de l'effet direct des articles 107 et 108 du TFUE, en examinant si les projets tendant à instituer ou à modifier les aides n'auraient pas dû être notifiés à la Commission avant d'être mis à exécution, et de tirer toutes les conséquences de la méconnaissance par les autorités nationales de cette obligation de notification ; qu'en statuant comme elle l'a fait, la cour d‘appel a violé l'article 108, paragraphe 3, du TFUE, ensemble l'article 11 du règlement (CE) nº 659/1999 du 22 mars 1999. »

Réponse de la Cour

6. En premier lieu, l'arrêt relève que l'action en cause est une action en responsabilité civile extracontractuelle visant à obtenir la réparation de préjudices résultant d'infractions au droit de la concurrence, constituant des fautes civiles et consistant, selon les requérantes, pour les sociétés Allianz et la société Bibus, en leur qualité de cessionnaires des participations de la société BTF SA dans le capital de la société Adidas, à avoir participé à une pratique concertée, caractérisant une entente au sens de l'article 101, paragraphe 1, du TFUE, visant à faire manquer la SDBO à ses obligations de mandataire à l'égard de la société BTF SA, à imposer à cette dernière un prix de cession très inférieur au véritable prix du marché et à soustraire cette opération de cession aux obligations européennes en matière de contrôle des concentrations et des aides d'Etat.

7. Il énonce qu'à la date des faits, une telle action était soumise, en application de l'article 2270-1 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, à une prescription de dix ans courant à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance. Il ajoute que les règles de prescription de l'article 25 du règlement (CE) n° 1/2003 du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité instituant la Communauté européenne, devenus 101 et 102 du TFUE, invoquées par les requérantes, ne s'appliquent qu'aux pouvoirs de sanction de la Commission visées aux articles 23 et 24 de ce règlement.

8. L'arrêt retient, ensuite, que la nature des manquements invoqués et l'identité de leurs auteurs, ainsi que l'ensemble des éléments de faits et de droit concourant à la manifestation des dommages allégués, étaient connus des demandeurs, au plus tard, en octobre 1995, lors de l'introduction en bourse de la société Adidas et de sa valorisation substantielle, et qu'il ne peut être sérieusement soutenu que la prescription de leur action devait être retardée à la découverte, en 2019, des déclarations, prétendument fausses, faites à la Commission par l'avocat de la SDBO quant à l'absence de prise de contrôle de la société Adidas par le Crédit Lyonnais.

9. L'arrêt en déduit, d'une part, qu'en application de l'article 2270-1 du code civil, dans sa version applicable, le point de départ du délai de prescription de l'action des demandeurs doit être fixé au mois d' octobre 1995 et que cette prescription était acquise en octobre 2005, d'autre part, qu'à la date de l'entrée en vigueur, le 11 mars 2017, de l'article L. 482-1 du code de commerce, créé par l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017, qui, assurant la transposition de l'article 10 de la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014, dite « directive dommages », fixe à cinq ans le délai de prescription de l'action en réparation des pratiques anticoncurrentielles et repousse le point de départ de ce délai au jour où la pratique en cause a cessé, l'action était prescrite. Il ajoute que, par application des articles 22 de la directive dommages, 12, II, de l'ordonnance du 9 mars 2017 et 2222 du code civil, les dispositions de l'article L. 482-1 du code de commerce ne sont pas applicables ratione temporis à l'espèce.

10. L'arrêt retient, enfin, qu'au regard de la durée de la prescription ainsi que des éléments de droit et de fait dont les requérantes avaient connaissance, l'application au litige des dispositions de l'article 2270-1 du code civil n'a pas rendu impossible ou excessivement difficile l'exercice par ces dernières de leur droit à réparation et n'a donc pas méconnu le principe d'effectivité résultant de la jurisprudence de la CJUE et rappelé à l'article 4 de la directive dommages.

11. De ces constatations, énonciations et appréciations, la cour d'appel a déduit à bon droit que l'action était prescrite.

12. En deuxième lieu, ayant retenu que l'action en indemnisation des préjudices nés de l'octroi prétendu d'aides d'Etat était prescrite, la cour d'appel n'était pas tenue d'effectuer les recherches invoquées par les troisièmes et quatrième branches, que ses constatations et appréciations rendaient inopérantes.

13. En dernier lieu, ayant relevé que l'action en cause avait aussi pour objet l'indemnisation de préjudices résultant de violations prétendues des obligations de notification, incombant à l'Etat, en matière d'aides d'Etat et non pas l'annulation et la restitution de telles aides, et retenu que l'application d'un délai de prescription de dix années ayant pour point de départ la connaissance effective des manquements invoqués au droit de la concurrence ainsi que l'ensemble des éléments de fait et de droit concourant à la manifestation des dommages allégués, parmi lesquels l'identité des auteurs, n'avait pas rendu, en l'espèce, impossible ou excessivement difficile l'exercice par les requérantes de leur droit à réparation, la cour d'appel a, sans méconnaître ses pouvoirs, déclaré à bon droit irrecevables comme prescrites les demandes fondées sur les dispositions des articles 108, paragraphe 3, du TFUE et 11 du règlement (CE) nº 659/1999 du 22 mars 1999.

14. Le moyen n'est donc pas fondé.

15. Selon l'arrêt de la CJUE du 6 octobre 1982, Cilfit (C-283/81, point 10), les juridictions dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne ne sont pas tenues de renvoyer une question d'interprétation de droit de l'Union soulevée devant elles si la question n'est pas pertinente, c'est-à-dire dans les cas où la réponse à cette question, quelle qu'elle soit, ne pourrait avoir aucune influence sur la solution du litige.

16. Les questions préjudicielles suggérées par les requérantes ne sont pas pertinentes dans la mesure où, d'une part, les dispositions de l'article L. 482-1 du code de commerce, issues de la transposition de la directive dommages, ne sont pas applicables à la présente action, d'autre part, la cour d'appel a justement retenu que l'action était prescrite et que l'application en l'espèce des dispositions de droit interne issues de l'article 2270-1 du code civil n'avait pas méconnu le principe d'effectivité du droit de l'Union européenne.

17. Il n'y a pas lieu, dès lors, à renvoi préjudiciel.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

DIT n'y avoir lieu à renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l'Union européenne ;

REJETTE les pourvois.