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Décisions

CA Angers, ch. com. A, 7 mai 2024, n° 23/00527

ANGERS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Défendeur :

Agco Finance (SAS), Lesieur (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Corbel

Conseillers :

M. Chappert, Mme Gandais

Avocats :

Me Rubinel, Me de la Taste, Me Le Hen, Me Dufourgburg, Me Chuquet, Me Landais

CA Angers n° 23/00527

6 mai 2024

Exposé du litige

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FAITS ET PROCÉDURE :

Par un contrat n° 88140156265 du 24 octobre 2011, l'EARL de [Adresse 10] à conclu avec la SNC Agco Finance un contrat de crédit-bail portant sur une moissonneuse-batteuse de marque Fendt 6335 (n° 564100010), fournie par la SARL Etablissements Cuntz-Ragot.

L'article 3.5 des conditions générales de ce contrat prévoit que :

"Le CREDIT-BAILLEUR fait bénéficier le LOCATAIRE de la garantie que le fournisseur lui a accordée sur le MATERIEL. En conséquence, le CREDIT-BAILLEUR est déchargé de toute responsabilité ou obligation au titre de cette garantie.

Pendant toute la durée de la location, en vertu du mandat qui lui est confié et qu'il accepte, le LOCATAIRE fera son affaire personnelle de tout recours contre le fournisseur (notamment en annulation de la commande, mise en jeu des garanties légales et/ou conventionnelles, garantie des vices cachés), et ce pour quelque cause que ce soit, aucun recours ne lui étant ouvert à l'encontre du CREDIT BAILLEUR. Le CREDIT BAILLEUR subroge en conséquence le LOCATAIRE dans tous ses droits et actions à l'encontre du fournisseur, comprenant le droit d'ester en justice, notamment en résolution de la vente"

La moissonneuse-batteuse a été livrée le 15 juin 2012.

Deux autres contrats de crédit-bail n° 88240223191 du 21 février 2014 et n° 88240230481 du 3 juillet 2014 ont été conclus entre l'EARL de [Adresse 10] et la SNC Agco Finance, portant sur un tracteur de marque Fendt 720 (n°'735212496) et sur un tracteur de marque Fendt 514 Vario (n° 415211526).

L'EARL de [Adresse 10] explique que des dysfonctionnements d'ordre électrique se sont immédiatement manifestés sur la moissonneuse-batteuse ; que, de 2012 à 2015, toutes les interventions de la SARL Etablissements Cuntz-Ragot ont été prises en charge au titre de la garantie commerciale ; mais que de nouveaux dysfonctionnements se sont produits à partir de la récolte 2015.

Le 9 août 2016, la moissonneuse-batteuse s'est finalement arrêtée après que le témoin de la température du moteur s'est élevé très rapidement avec deux alertes jaunes sur l'ordinateur de bord, dont l'une comportait le message " température du liquide de refroidissement élevé".

Le 10 août 2016, un procès-verbal de constat a été dressé par un huissier de justice à la demande de l'EARL de [Adresse 10].

L'EARL de [Adresse 10] ayant cessé de régler les loyers des contrats de crédit-bail, la SAS Agco Finance l'a mise en demeure par des lettres du 26 août 2016 d'avoir à régulariser les échéances impayées afférentes aux trois contrats, à peine de déchéance du terme.

Cette démarche est demeurée vaine et la SAS Agco Finance a obtenu trois ordonnances du 16 mars 2017, l'autorisant à appréhender la moissonneuse-batteuse et les deux tracteurs. Ces ordonnances ont été signifiées à l'EARL de [Adresse 10] le 18 avril 2017 et celle-ci en a fait opposition.

Dans ces circonstances, la SAS Agco Finance a fait assigner l'EARL de [Adresse 10] ainsi que M. [X] [B] et Mme [G] [W] épouse [B], cautions, en paiement et en restitution des véhicules devant le tribunal judiciaire du Mans.

Par un jugement du 8 juillet 2022, le tribunal judiciaire du Mans a notamment, d'une part, condamné l'EARL de [Adresse 10], solidairement avec les cautions, au paiement des sommes dues en exécution des contrats n° 88240156265, n°088240223191 et n° 88240230481 et, d'autre part, fait injonction à l'EARL de [Adresse 10] de restituer à la SAS Agco Finance la moissonneuse-batteuse et les deux tracteurs.

Par une ordonnance du 21 septembre 2022, le premier président de la cour d'appel d'Angers a ordonné l'arrêt de l'exécution provisoire du jugement en ce qu'il a condamné l'EARL de [Adresse 10], solidairement avec les cautions, au paiement mais a rejeté le surplus des demandes.

Parallèlement, l'EARL de [Adresse 10] a fait assigner la SAS Agco Finance et la SAS Lesieur, venant désormais aux droits de la SARL Etablissements Cuntz-Ragot, en référé-expertise devant le président du tribunal de commerce de Laval par des assignations du 19 septembre 2022 et du 21 septembre 2022.

Par une ordonnance du 13 mars 2023, le juge des référés du tribunal de commerce de Laval a :

- dit que l'EARL de [Adresse 10] a qualité à agir,

- déclaré l'action de l'EARL de [Adresse 10] irrecevable car prescrite,

- condamné l'EARL de [Adresse 10] à verser à la SAS Lesieur et à la SAS Agco Finance une somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens,

Par une déclaration du 30 mars 2023, l'EARL de [Adresse 10] a interjeté appel de cette ordonnance en ce qu'elle a déclaré son action irrecevable comme prescrite et en ce qu'elle l'a condamnée aux frais irrépétibles ainsi qu'aux dépens, initmant la SAS Agco Finance et la SAS Lesieur.

L'EARL de [Adresse 10], la SAS Agco Finance et la SAS Lesieur ont conclu, ces deux dernières formant appel incident.

Le 3 mai 2023, la SAS Agco Finance a fait procéder à l'enlèvement de la moissonneuse-batteuse et l'a fait transporter jusqu'à la concession de la SAS Lesieur, [Adresse 11] à [Localité 12].

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 12 février 2024.

MOYENS ET PRETENTIONS DES PARTIES :

Par des dernières conclusions remises au greffe par la voie électronique le 19'octobre 2023, auxquelles il est renvoyé pour un plus ample exposé des moyens, l'EARL de [Adresse 10] demande à la cour :

- de confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a dit qu'elle avait qualité à agir,

- l'infirmer pour le surplus,

- débouter la SAS Agco Finance et la SAS Lesieur de leurs demandes, fins, conclusions et appels incidents,

- de désigner tel expert qu'il plaira à la cour avec pour mission de :

* convoquer les parties à l'établissement de la SAS Lesieur situé [Adresse 11] à [Localité 12], ou en quelque lieu que se trouve la moissonneuse-batteuse Fendt,

* prendre connaissance de toutes pièces et documents utiles,

* dire si la moissonneuse-batteuse livrée est conforme à la moissonneuse-batteuse vendue,

* constater et décrire les dysfonctionnements affectant la moissonneuse-batteuse Fendt,

* en déterminer l'origine et les causes,

* dire si les défauts existaient au moment de la vente et s'ils rendent la moissonneuse-batteuse impropre à son usage,

* préconiser les remèdes nécessaires et en définir le coût,

* évaluer le préjudice subi par l'EARL de [Adresse 10],

* donner toute indication au juge du fond qui serait saisi quant aux responsabilités en cause,

- de dire que l'expert pourra recueillir l'avis de toute personne informée et qu'il aura la faculté de s'adjoindre tout spécialiste de son choix,

- de dire que l'expert devra faire connaître, sans délai, son acceptation,

- de dire qu'avant de déposer son rapport, l'expert en communiquera le projet aux parties pour recevoir les observations éventuelles dans un délai qui fixera,

- de dire que l'expert devra déposer son rapport dans les trois mois suivant l'acceptation de sa mission,

- de condamner tout contestant à lui verser la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- de statuer ce que de droit sur les dépens,

Par des dernières conclusions remises au greffe par la voie électronique le 16'novembre 2023, auxquelles il est renvoyé pour un plus ample exposé des moyens, la SAS Agco Finance demande à la cour :

- d'infirmer l'ordonnance en ce qu'elle a dit que l'EARL de [Adresse 10] a qualité à agir,

statuant à nouveau de ce chef,

- de déclarer irrecevable l'EARL de [Adresse 10] pour défaut de qualité à agir,

- de confirmer l'ordonnance pour le surplus,

à titre subsidiaire,

- de constater la prescription de la demande d'expertise,

- de débouter l'EARL de [Adresse 10] de sa demande d'expertise,

- de juger que la demande d'expertise se heurte à l'autorité de la chose jugée et la déclarer irrecevable,

à titre infiniment subsidiaire,

- de prendre acte de ses protestations et réserves,

et en tout état de cause,

- de condamner l'EARL de [Adresse 10] à lui verser la somme de 4 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi que les dépens,

Par des dernières conclusions remises au greffe par la voie électronique le 16'novembre 2023, auxquelles il est renvoyé pour un plus ample exposé des moyens, la SAS Lesieur demande à la cour :

- d'infirmer l'ordonnance en ce qu'elle a dit que l'EARL de [Adresse 10] à qualité à agir,

- en conséquence, de déclarer irrecevable l'action de l'EARL de [Adresse 10],

- de confirmer l'ordonnance de référé pour le surplus,

en toute hypothèse,

- de débouter l'EARL de [Adresse 10] de sa demande d'expertise et de ses demandes plus en plus ou contraires,

- de la condamner à lui verser une somme de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en appel, outre les dépens.

Motivation

MOTIFS DE LA DÉCISION :

Le débat ne porte que sur la seule moissonneuse-batteuse de marque Fendt 635 (n° 564100010), qui a fait l'objet du contrat de crédit-bail n° 88140156265 du 24 octobre 2011, à l'exclusion des deux tracteurs de marque Fendt 720 (n°'735212496) et Fendt 514 Vario (n° 415211526).

- sur la qualité à agir :

La SAS Agco Finance rappelle que l'article 3.5 précité donnait certes mandat à l'EARL de [Adresse 10], crédit-preneur, pour agir en responsabilité contre la SAS'Lesieur, fournisseur. Toutefois, l'absence de levée de l'option d'achat et la résiliation du contrat de crédit-bail, intervenue de plein droit le 16 septembre 2016 puis constatée par le tribunal judiciaire dans son jugement du 8 juillet 2022 par une disposition non affectée par l'arrêt de l'exécution provisoire, ont mis fin à ce mandat. Elle soutient en conséquence que l'EARL de [Adresse 10] n'a plus qualité à agir contre la SAS Lesieur.

La SAS Lesieur conclut, dans le même sens, que l'EARL de [Adresse 10] a été déchue de son mandat et de tout droit à former, en lieu et place de la SAS Agco Finance, quelque recours que ce soit contre le fournisseur, par l'effet de la résiliation de plein droit du contrat intervenue dès le 16 septembre 2016 et constatée par le jugement du 8 juillet 2022, dont les dispositions restent exécutoires malgré l'appel en ce qui concerne la résiliation et l'obligation de restituer la moissonneuse-batteuse.

L'EARL de [Adresse 10] répond que l'article 145 du code de procédure civile permet à tout intéressé de demander une mesure d'instruction en référé, que le crédit-bail n'est pas irrévocablement résilié puisque l'appel du jugement du 8 juillet 2022 est toujours pendant et qu'elle a d'autant plus intérêt à agir qu'elle a été condamnée au paiement des loyers par le tribunal judiciaire du Mans à raison d'une somme de plus de 150 000 euros.

Sur ce,

L'article 145 du code de procédure civile prévoit que s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissible peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.

La SAS Agco Finance et la SAS Lesieur ne contestent pas l'intérêt à agir de l'EARL de [Adresse 10] mais uniquement sa qualité à agir.

Il est exact que le mandat donné par la SAS Agco Finance à l'EARL de [Adresse 10] en application de l'article 3.5 des conditions générales a pris fin avec la résiliation du contrat intervenue de plein droit le 16 septembre 2016 et constatée par le tribunal judiciaire du Mans dans son jugement du 8 juillet 2022 par une disposition exécutoire à la date de l'introduction de la présente instance (19 septembre 2022) et non affectée par l'ordonnance ayant arrêté une partie de l'exécution provisoire de cette décision (21 septembre 2022).

Pour autant, la qualité à agir du demandeur à une mesure d'instruction in futurum doit être appréciée très souplement, pour cette raison précisément que la procédure a pour finalité de préparer une éventuelle action au fond en considération des éléments recueillis, lesquels pourront déterminer le fondement juridique de cette future action.

La qualité de l'EARL de [Adresse 10] à solliciter une mesure d'expertise judiciaire résulte donc suffisamment du fait qu'elle a été crédit-preneur de la moissonneuse-batteuse prétendument affectée de désordres, dont elle entend ainsi faire constater la nature et l'origine afin d'envisager les responsabilités éventuellement encourues par le fournisseur et la crédit-bailleresse. La fin du mandat ne la prive aucunement d'une telle qualité à agir, non seulement parce que la résiliation n'est toujours pas constatée par une décision définitive mais également parce que l'EARL de [Adresse 10] conserve la possibilité de définir ultérieurement le fondement juridique de l'action qu'elle introduira au fond, le cas échéant, et dont il appartiendra au seul juge du fond d'apprécier tant la recevabilité que le bien-fondé.

Il convient par ailleurs de bien distinguer la question de la recevabilité de la demande de référé-expertise et celle de son bien fondé, l'argumentation des intimées consistant en l'espèce bien davantage à discuter, sous couvert du défaut de qualité à agir, l'existence d'un intérêt légitime de l'EARL de [Adresse 10] à solliciter une mesure d'instruction in futurum.

C'est donc exactement que le premier juge a retenu que l'EARL de [Adresse 10] a qualité à agir et qu'il a rejeté la fin de non recevoir soulevée par la SAS Agco Finance et la SAS Lesieur.

- sur l'existence d'une action au fond :

La SAS Agco Finance oppose l'existence de l'instance au fond pendante devant la cour d'appel d'Angers, dans laquelle l'EARL de [Adresse 10] invoque également les dysfonctionnements de la moissonneuse-batteuse, pour faire obstacle à la mesure d'instruction. Cependant, la SAS Agco Finance ne reprend pas, dans le dispositif de ses conclusions, la demande tendant à déclarer irrecevable l'EARL de [Adresse 10] en raison de l'existence d'une instance au fond puisqu'elle circonscrit expressément ses fins de non recevoir à la qualité à agir, à la prescription et à l'autorité de la chose jugée.

La cour, dont l'article 954, alinéa 4, du code de procédure civile rappelle qu'elle ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif des conclusions, n'a donc pas à examiner le moyen soulevé par la SAS Agco Finance.

- sur l'autorité de la chose jugée :

La SAS Agco Finance soulève une fin de non recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée attachée à l'ordonnance du juge de la mise en état du 10 janvier 2019 et du jugement du tribunal judiciaire du Mans du 8 juillet 2022, qui ont tous les deux déjà rejeté la demande d'expertise présentée par l'EARL de [Adresse 10].

L'EARL de [Adresse 10] oppose que l'article 794 du code de procédure civile empêche de reconnaître l'autorité de la chose jugée à l'ordonnance du juge de la mise en état qui a refusé la demande d'expertise. Elle ajoute que les conditions de l'autorité de la chose jugée ne sont pas réunies, faute pour la SAS Lesieur d'avoir été partie à l'instance devant le tribunal judiciaire du Mans et dans la mesure où elle n'a pas présenté à cette juridiction de demande d'expertise mais qu'elle a simplement demandé à 'inviter la société Agco Finance à attraire en la cause la SAS Agco Distribution Fendt, ou, le revendeur la société Lesieur, ou tout fabricant dont l'identité ne pourra qu'être révélée par la société Agco Finance, et à agir aux fins d'organisation d'une mesure d'expertise de la moissonneuse-batteuse'.

Sur ce,

L'ordonnance du juge de la mise en état n'est pas produite et n'est connue qu'à travers l'exposé du litige du jugement du 8 juillet 2022, duquel ressort que 'par ordonnance du 10 janvier 2019, le juge de la mise en état a rejeté la demande d'expertise formée par l'EARL de [Adresse 10] s'agissant de la moissonneuse-batteuse qu'elle prétendait défectueuse. Le juge a relevé que l'EARL de [Adresse 10] n'avait pas attrait à la cause le fournisseur et a considéré que le constat d'éventuels défauts affectant le matériel était indifférent dans les rapports entre le crédit-bailleur et le crédit-preneur eu égard à la clause de transfert au preneur de tous les droits et actions liés au défaut du matériel. L'EARL de [Adresse 10] n'a pas interjeté appel de cette décision'.

Néanmoins, l'EARL de [Adresse 10] fait valoir, à juste titre, que cette décision de refus d'une mesure d'expertise rendue par le juge de la mise en état n'a pas l'autorité de la chose jugée au principal, puisqu'elle ne compte pas parmi celles auxquelles l'article 794 du code de procédure civile reconnaît une telle autorité.

Surtout, l'autorité de la chose jugée suppose, aux termes de l'article 1355 du code civil, que la chose demandée soit la même, que la demande soit fondée sur la même cause et que la demande soit entre les mêmes parties et formée par elles et contre elles en la même qualité. Or, non seulement l'instance devant le tribunal judiciaire du Mans n'a opposé que la SAS Agco Finance, l'EARL de [Adresse 10] et les cautions, à l'exclusion de la SAS Lesieur, mais il ressort de l'exposé du litige que l'EARL de [Adresse 10] n'a pas véritablement demandé au tribunal l'organisation d'une expertise judiciaire mais qu'elle a uniquement sollicité que la SAS Agco Finance soit invitée à mettre en cause le fournisseur et à agir aux fins d'organiser une telle mesure. Aucune autorité de la chose jugée ne peut donc être opposée à l'EARL de [Adresse 10], faute d'identité de parties et d'objet.

En conséquence de quoi, la SAS Agco Finance sera déboutée de sa fin de non recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée.

- sur la prescription :

La SAS Agco Finance oppose que l'action en référé-expertise est prescrite puisqu'elle aurait dû être introduite par l'EARL de [Adresse 10] dans le délai de l'action au fond, soit avant l'écoulement d'un délai de cinq ans depuis la conclusion de la vente, en l'espèce intervenue le 15 juin 2012.

La SAS Lesieur conclut, dans le même sens, que la demande d'expertise aurait dû être introduite dans le délai de l'action en garantie des vices cachés, soit au plus tard deux ans après la découverte du vice et dans le délai de cinq ans suivant la vente. Elle soutient que le premier délai est écoulé puisque l'EARL de [Adresse 10] se plaint de dysfonctionnements relevant de vices cachés depuis 2012 ou 2013 et qu'en tout état de cause, la moissonneuse-batteuse est inutilisable depuis la récolte 2016. Même à supposer que, comme l'affirme l'EARL de [Adresse 10], le délai de deux ans ne commence à courir qu'à la date du dépôt du rapport d'expertise, elle estime que la prescription est acquise au regard du second délai, d'une durée de cinq ans en application de l'article L. 110-4 du code de commerce compte tenu du caractère commercial de la vente et qui a couru à compter de la vente ayant donné lieu à la livraison du 15 juin 2012.

L'EARL de [Adresse 10] répond que le rapport d'expertise judiciaire devra permettre de connaître la nature exacte des nombreuses avaries que la moissonneuse-batteuse a rencontrées. Selon elle, c'est à cette date seulement que le délai biennal de prescription commencera à courir. Elle reproche donc au premier juge d'avoir fait courir ce délai biennal à compter du procès-verbal de constat du 10 août 2016 alors qu'il ne permet aucunement de connaître la nature du vice qui affecte le bien. Elle lui reproche également d'avoir considéré que l'action était enfermée dans un délai butoir de cinq années en application de l'article L. 110-4 du code de commerce alors qu'il ressort selon elle de jurisprudence de la Cour de cassation que cette disposition ne constitue pas un délai butoir. Elle ajoute que la prescription quinquennale de l'article L. 110-4 du code de commerce ne lui est, en tout état de cause, pas applicable puisqu'elle n'est pas commerçante.

Sur ce,

Les moyens soulevés par la SAS Agco Finance et par la SAS Lesieur, tirés de la prescription, ne tendent en réalité pas à faire déclarer irrecevable l'action en référé introduite par l'EARL de [Adresse 10] mais à contester l'existence d'un intérêt légitime à sa demande d'expertise en raison de la prescription de l'action qu'elle pourrait intenter au fond. C'est d'ailleurs en ce sens qu'il faut comprendre la première décision qui a certes déclaré l'action de l'EARL de [Adresse 10] irrecevable car prescrite mais après avoir retenu, dans ses motifs, que l'action envisagée sur le fondement de la garantie des vices cachés se heurtait à la prescription tant de l'article 1648 du code civil que de l'article L. 110-4 du code de commerce.

De fait, le demandeur à la mesure d'instruction in futurum doit démontrer qu'il dispose d'un intérêt légitime à cette mesure, en ce sens qu'elle est de nature à servir un litige certes futur et potentiel mais crédible en fait et en droit. Aucune mesure ne peut donc être accordée, faute d'intérêt légitime, si l'action envisagée au fond est manifestement vouée à l'échec et, notamment, si elle est manifestement prescrite.

L'EARL de [Adresse 10] n'évoque à ce stade que la seule action en garantie des vices cachés. La jurisprudence de la Cour de cassation est désormais fixée par plusieurs arrêts de la chambre mixte du 21 juillet 2023, en ce sens que cette action est soumise à un double délai. Le premier est celui de l'article 1648 du code civil, de deux années à compter de la découverte du vice. Le second est, s'agissant des ventes conclues après la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 comme en l'espèce, le délai butoir de vingt ans prévu par l'article 2232 du code civil, qui court à compter de la vente, que celle-ci soit civile, commerciale ou mixte. En revanche, la prescription quinquennale de l'article 2224 du code civil et de l'article L. 110-4 du code de commerce ne constitue pas un délai butoir.

La SAS Lesieur soutient que le délai de deux ans de l'article 1648 du code civil a commencé à courir à compter de l'apparition des premiers désordres et, au plus tard, à compter du procès-verbal de constat du 10 août 2016.

Il est exact que l'EARL de [Adresse 10] invoque des dysfonctionnements d'ordre électrique, qui ont été pris en charge par le fournisseur au titre de la garantie commerciale (2012 - 2015) puis qui lui ont été facturés (9 juillet 2015 - 16 novembre 2015), et qu'elle explique que la moissonneuse-batteuse a été immobilisée et rendue inutilisable depuis la moisson 2016. Toutefois, la découverte du vice, qui constitue le point de départ du délai biennal de prescription, est laissée à l'appréciation souveraine des juges du fond et elle est en principe fixée à la date à laquelle l'origine exacte du mauvais fonctionnement de la chose est connue, soit éventuellement à la date du dépôt du rapport d'expertise judiciaire. Force est de constater en l'espèce que, si la réalité d'un dysfonctionnement est connue à tout le moins depuis la date de l'immobilisation de la moissonneuse-batteuse, ni les factures de réparation ni le procès-verbal de constat du 10 août 2016 ne permettent d'identifier ni de déterminer l'origine d'un éventuel vice. Il n'est donc pas établi, à ce stade et sous réserve de ce que sera l'appréciation du juge éventuellement saisi du litige au fond, que le délai de l'article 1648 du code civil a commencé à courir et que la prescription est manifestement acquise.

Par ailleurs, il ressort de la jurisprudence précitée que le délai quinquennal de l'article L. 110-4 du code de commerce n'est pas applicable et que l'action en garantie des vices cachés ne se heurte manifestement à aucun délai butoir de prescription, la date de la vente n'étant pas connue avec précision mais la date de la livraison de la moissonneuse-batteuse (15 juin 2012) permettant suffisamment de se convaincre que le délai de vingt ans n'est pas encore expiré.

De ce fait, l'ordonnance sera infirmée en ce qu'elle a, par un raccourci erroné, déclaré l'action de l'EARL de [Adresse 10] irrecevable car prescrite.

- sur l'existence d'un motif légitime :

La SAS Agco Finance reproche à l'EARL de Montolongis de former sa demande d'expertise judiciaire de façon purement dilatoire afin de retarder la restitution de la moissonneuse-batteuse et des tracteurs, alors que celle-ci lui a été ordonnée par les trois ordonnances de saisie-appréhension signifiées le 18 avril 2017 puis par le jugement du 8 juillet 2022, dont l'exécution provisoire n'est pas arrêtée à cet égard.

La SAS Lesieur conteste également tout intérêt légitime de l'EARL de [Adresse 10] à la mesure d'expertise, faute pour elle de rapporter la preuve de la réalité et de la contemporanéité des graves dysfonctionnements qu'elle dénonce. Elle relève à cet égard que la durée d'utilisation relevée par son commissaire de justice à l'occasion de la saisie-appréhension de la moissonneuse-batteuse le 3'mai 2023 (1 283,15 heures, soit 320 heures par an) est compatible avec une utilisation normale de l'engin sur une période de quatre années. Elle ajoute que l'EARL de [Adresse 10] ne s'appuie que sur son procès-verbal de constat du 10'août 2016, lequel ne révèle pas des désordres pouvant être imputés au fournisseur plutôt qu'aux conditions d'utilisation de la machine, et qu'il n'est pas précisé quelles ont été les conditions d'entretien, d'entreposage, de stockage voire d'utilisation de la moissonneuse-batteuse depuis cette date. Enfin, elle oppose que l'EARL de [Adresse 10] ne démontre pas que la machine reste inutilisable depuis la récolte 2016, comme elle l'affirme. En définitive, la SAS'Lesieur reproche à l'EARL de [Adresse 10] une démarche opportuniste, destinée à compenser l'échec de sa demande devant le tribunal judiciaire du Mans et la fermeture de sa voie de recours à l'encontre de la SAS Agco Finance.

Sur ce,

L'EARL de [Adresse 10] établit, avec l'évidence suffisante en matière de référé, la réalité de désordres qui ont affecté la moissonneuse-batteuse qui lui a été livrée le 15 juin 2012, que ce soit par la production des factures des nombreuses interventions qui ont dû être réalisées sur la machine le 23 juin 2015 (révision générale), le 9 juillet 2015 (problème de climatisation), le 18 septembre 2015 (problème de démarrage) et le 21 octobre 2015 (problème d'alimentation électrique) ou par celle du procès-verbal de constat du 10 août 2016. Ce dernier met au jour la dégradation de plusieurs tuyaux, de certains fils de commande de la coupe et d'un joint autour du boîtier contenant la carte électronique de l'engin mais surtout, une consommation anormalement élevée du liquide de refroidissement.

Aucun élément ne permet de conclure que ces désordres ne sont plus actuels et que la moissonneuse-batteuse a pu être utilisée après le constat de l'huissier de justice. Au contraire, la SAS Lesieur soutient elle-même que la durée d'utilisation relevée au compteur lors des opérations de saisie-appréhension du 3 mai 2023 (1 283,15 heures) est compatible avec une utilisation normale de l'engin sur la durée de quatre années ayant séparé la livraison (15 juin 2012) de l'immobilisation alléguée (10 août 2016).

Une expertise judiciaire aura donc précisément pour objet d'identifier les différents désordres et, tout en tenant compte des conditions de stockage liées à l'immobilisation prolongée de la moissonneuse-batteuse et désormais revenue en la possession de la SAS Lesieur, de dire s'ils découlent de l'utilisation de la machine ou s'ils relèvent de non-conformités ou de vices susceptibles d'être imputés à l'une des parties. Il reviendra ensuite à l'EARL de [Adresse 10], qui justifie à ce stade d'un intérêt légitime à la mesure d'instruction, de tirer les conséquences des conclusions de l'expertise judiciaire qu'elle sollicite et, le cas échéant, de leur donner les suites judiciaires qu'elle estime appropriées, la cour n'ayant pas à tirer argument du comportement prétendument opportuniste de l'appelante pour faire échec à une demande dont la partie démontre qu'elle en satisfait les conditions en droit comme en fait.

En conséquence de quoi, une mesure d'expertise judiciaire sera ordonnée, aux frais avancés de l'EARL de [Adresse 10] et dans les termes de la mission qu'elle propose, et il sera donné acte à la SAS Agco Finance de ses protestations et réserves.

- sur les demandes accessoires :

L'ordonnance entreprise sera infirmée en ses dispositions sur les frais irrépétibles et les dépens de première instance. La SAS Agco Finance et la SAS'Lesieur, parties perdantes, seront condamnées in solidum aux dépens de première instance et d'appel. Elles seront par ailleurs déboutées de leurs demandes formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile et elles seront à l'inverse condamnées à verser une somme totale de 5 000 euros à l'EARL de [Adresse 10], recouvrant les frais irrépétibles exposés en première instance et en appel.

Dispositif

PAR CES MOTIFS,

La cour statuant publiquement et contradictoirement, par mise à disposition au greffe,

Infirme l'ordonnance entreprise, sauf en ce qu'elle a dit que l'EARL de [Adresse 10] a qualité pour agir ;

statuant à nouveau et y ajoutant,

Rejette la fin de non-recevoir soulevée par la SAS Agco Finance, tirée de l'autorité de chose jugée ;

Ordonne une expertise judiciaire confiée à :

M. [N] [F]

[Adresse 8]

[Localité 4]

Port. : [XXXXXXXX01]

Courriel : [Courriel 9]

avec pour mission :

1- de convoquer les parties, ainsi que leurs avocats, et de se rendre à l'établissement de la SAS Lesieur situé [Adresse 11] à [Localité 12], ou en quelque lieu que se trouve la moissonneuse-batteuse Fendt (n° serie 564100010),

2- de prendre connaissance de toutes pièces et documents utiles,

3- de dire si la moissonneuse-batteuse Fendt (n° serie 564100010) qui a été livrée à l'EARL de [Adresse 10] est conforme à celle qui a été vendue,

4- de constater et de décrire les dysfonctionnements affectant la moissonneuse-batteuse Fendt (n° serie 564100010),

5- d'en déterminer l'origine et les causes,

6- de dire si les défauts existaient au moment de la vente et s'il rende la moissonneuse-batteuse impropre à son usage,

6- de donner son avis sur les mesures nécessaires pour remédier à ces désordres et en définir leur coût,

7- d'évaluer les préjudices subis par l'EARL de [Adresse 10],

8- donner toute indication qui serait utile à la juridiction qui serait saisie au fond, quant aux responsabilités en cause,

DIT que l'EARL de [Adresse 10] devra consigner à la Régie du tribunal de commerce de Laval la somme 4 000 euros à valoir sur les honoraires de l'expert judiciaire avant le 10 juin 2024, à défaut de quoi la désignation de l'expert pourra être déclarée caduque ;

DIT que l'expert adressera un pré-rapport aux parties qui, dans les quatre semaines de sa réception, lui feront connaître leurs observations auxquelles il devra répondre dans son rapport définitif ;

DIT que l'expert devra déposer son rapport en un exemplaire au greffe du tribunal de commerce de Laval dans les SIX MOIS DE L'AVIS DE CONSIGNATION qui lui sera adressé par le greffe, sauf prorogation dûment sollicitée auprès du juge chargé du contrôle des opérations d'expertise, et en adresser une copie aux conseils des parties ;

DIT que le rapport déposé par l'expert judiciaire devra être accompagné de sa demande de rémunération, dont il aura préalablement adressé un exemplaire aux parties par tout moyen permettant d'en établir la réception afin que celles-ci puissent faire valoir, le cas échéant, leurs observations écrites au juge chargé de contrôler les mesures d'instruction dans un délai de quinze jours à compter de la réception de la demande de taxe ;

DIT qu'en cas d'empêchement ou de refus de sa mission, l'expert sera remplacé par simple ordonnance du juge chargé du contrôle des expertises, saisi sur requête par la partie la plus diligente ;

RAPPELLE que l'expert judiciaire pourra, en cas de besoin, s'adjoindre le concours de tout spécialiste de son choix, dans un domaine distinct du sien, après en avoir simplement avisé les conseils des parties et le magistrat chargé du contrôle des expertises, l'avis du sapiteur devant alors être joint au rapport de l'expert ;

RAPPELLE que l'expert judiciaire peut se faire assister dans l'accomplissement de sa mission par la personne de son choix, qui intervient alors sous son contrôle et sa responsabilité ;

RAPPELLE que l'expert judiciaire doit accomplir sa mission conformément aux dispositions des articles 232 à 248 du code de procédure civile d'une part, des articles 263 à 284-1 du code de procédure civile d'autre part ;

DESIGNE le juge chargé du contrôle des expertises du tribunal de commerce de Laval pour surveiller et contrôler les opérations de la présente expertise ;

Donne acte à la SAS Agco Finance de ses protestations et réserves ;

Déboute la SAS Agco Finance et la SAS Lesieur de leurs demandes formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la SAS Agco Finance et la SAS Lesieur à verser à l'EARL de [Adresse 10] une somme totale de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en première instance et en appel ;

Condamne in solidum la SAS Agco Finance et la SAS Lesieur aux dépens de première instance et d'appel.