Cass. crim., 23 mai 2024, n° 22-84.441
COUR DE CASSATION
Autre
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bonnal
Rapporteur :
M. de Lamy
Avocat général :
Mme Chauvelot
Avocat :
SCP Gaschignard, Loiseau et Massignon
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. Une réquisition a été adressée à la société [3] ([3]) dans le cadre d'une enquête diligentée du chef de vol en raison de la soustraction à un joueur d'un bulletin gagnant dont le gain a été encaissé par un tiers.
3. Cette prise de jeux a été encaissée et recensée dans le logiciel de la [3] et le ticket gagnant a été payé dans un débit de boisson par virement bancaire au bénéfice de [E] [N], employé de l'établissement et époux de Mme [M] [X], exploitante de cet établissement et liée à la [3] par la signature d'un contrat d'agrément.
4. Soupçonnant un système de fraude, le service d'inspection de la [3] a organisé un contrôle sur place à la suite duquel, constatant des irrégularités, elle a déposé plainte.
5. Le ministère public a ouvert une enquête préliminaire à l'issue de laquelle [E] [N] et Mme [X] ont été cités devant le tribunal correctionnel qui a déclaré le premier coupable pour escroquerie et blanchiment et la seconde pour blanchiment et abus de confiance.
6. Un arrêt a constaté l'extinction de l'action publique à l'égard de [E] [N], décédé le [Date naissance 1] 2021.
7. Mme [X] et le ministère public ont relevé appel du jugement correctionnel.
Examen des moyens
Sur le deuxième moyen, pris en sa seconde branche
8. Le grief n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
9. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté la demande de nullité du jugement de Mme [X], alors « que ce n'est qu'après avoir statué sur l'action publique que le tribunal peut, d'office ou à la demande du procureur de la République ou des parties, renvoyer l'affaire à une date ultérieure pour statuer sur l'action civile ; que la cour d'appel a constaté que le tribunal avait ordonné le renvoi de l'affaire sur les intérêts civils à une audience ultérieure avant tout débat au fond (page 8, avant dernier §) ; qu'en rejetant néanmoins la demande de nullité du jugement, la cour d'appel a violé l'article 464 du code de procédure pénale, ensemble l'article 6 de la convention européenne des droits de l'homme et l'article préliminaire du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
10. Le moyen est inopérant en ce que, si l'arrêt attaqué a constaté que le tribunal correctionnel a ordonné une disjonction sur les intérêts civils avant tout débat au fond, il résulte des énonciations du jugement que les juges n'ont ordonné le renvoi sur intérêts civils à une audience ultérieure qu'après avoir prononcé sur la culpabilité ainsi que sur les peines.
Mais sur le deuxième moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
11. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il déclaré Mme [X] coupable d'abus de confiance, l'a condamnée à une peine d'emprisonnement d'un an, assortie du sursis probatoire pendant une durée de trois ans, ainsi qu'à la confiscation des sommes de 161 537,47 euros, 345 euros et 262,12 euros saisies sur les comptes [2], alors :
« 1°/ que les juges doivent caractériser en tous ses éléments constitutifs l'infraction dont ils déclarent le prévenu coupable ; que le délit d'abus de confiance suppose que des fonds, valeurs ou biens quelconques aient été détournés au préjudice d'autrui ; qu'il résulte des constatations des juges du fond que les détenteurs de tickets gagnants venaient voir M. [N] pour se faire payer en espèces, qu'ils lui remettaient volontairement leurs tickets en contrepartie du paiement immédiat de leurs gains en espèces, moyennant une commission, et qu'ils consentaient ainsi à ce M. [N] encaissent lui-même les gains dus pour chacun de ces tickets par la société [3] (jugement, page 14 ; arrêt, page 9) ; que pour dire Mme [N] coupable d'abus de confiance, la cour d'appel a retenu qu'elle avait participé activement à ce système en adressant elle-même des clients à son mari, en gérant la caisse des espèces et en encaissant les gains sur le compte joint du couple, et qu'elle avait ainsi fait un usage des reçus de jeux contraire à celui pour lequel ils avaient été remis (arrêt, page 9, in fine et page 10, § 1er) ; qu'en statuant par de tels motifs, d'où il ne résulte pas que les tickets gagnants, qui avaient été remis volontairement et de manière définitive à M. [N] par leurs détenteurs initiaux, afin précisément que celui-ci les encaisse en leur lieu et place, aient fait l'objet d'un détournement, la cour d'appel a violé l'article 314-1 du code pénal, ensemble l'article 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 314-1 du code pénal et 593 du code de procédure pénale :
12. Selon le premier de ces textes, l'abus de confiance est le fait par une personne de détourner, au préjudice d'autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu'elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d'en faire un usage déterminé.
13. Selon le second, tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
14. Pour déclarer Mme [X] coupable des faits constitutifs d'abus de confiance au préjudice de la [3], l'arrêt attaqué énonce que le contrat d'agrément mentionne, notamment, que le détaillant a l'obligation de vérifier les gains des joueurs lors de la présentation des reçus et, le cas échéant, de leur verser leur gain ainsi que de rendre aux joueurs leurs reçus ou tickets que le contrôle a révélé perdants.
15. Les juges ajoutent que l'agrément stipule que le détaillant doit payer les lots de tout ticket ou reçu original gagnant présenté en ce point de vente conformément aux procédures et aux seuils de paiement des gains tels que définis dans les règlements de jeux.
16. Ils relèvent qu'il résulte des éléments du dossier que des joueurs venaient dans le débit de boisson géré par Mme [X] afin d'obtenir le paiement en espèces de leur ticket gagnant, que ce paiement était réalisé par la caisse de son établissement et non effectué par la [3], et que ce ticket était ensuite remis à un tiers qui recevait le paiement de la [3].
17. Ils précisent que le paiement effectué normalement par la [3] n'est pas remis en cause mais que ses modalités démontrent que Mme [X] et son mari ont fait un usage de ces tickets contraire à celui pour lequel ils leur ont été remis.
18. Ils constatent que Mme [X] connaissait parfaitement les agissements de son mari qui a mis en place ce système auquel elle a activement participé en lui adressant elle-même les clients qui souhaitaient des espèces, ainsi qu'en gérant la caisse noire de l'établissement utilisée pour réaliser ces paiements et en encaissant sur leur compte bancaire joint les paiements de la [3] pour les gains que son époux se faisait ainsi payer.
19. Ils concluent que les faits constitutifs d'abus de confiance sont caractérisés à l'égard de Mme [X] qui, en tant que détaillant responsable de la remise, du contrôle et des paiements des jeux de la [3], a ainsi fait des reçus de jeux un usage contraire à celui pour lesquels ils lui ont été remis.
20. En se déterminant ainsi, par des motifs dont il ne ressort pas que Mme [X] ait détourné les reçus de jeux, la cour d'appel a méconnu les textes susvisés et les principes ci-dessus rappelés.
21. La cassation est par conséquent encourue de ce chef.
Et sur le troisième moyen
Enoncé du moyen
22. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré Mme [X] coupable du chef de blanchiment, l'a condamnée à une peine d'emprisonnement d'un an, assortie du sursis probatoire pendant une durée de trois ans, ainsi qu'à la confiscation des sommes de 161 537,47 euros, 345 euros et 262,12 euros saisies sur les comptes [2], alors :
« 1°/ que l'escroquerie résulte de manuvres frauduleuses déterminantes de la remise des fonds ; qu'en déclarant que M. [N] s'était rendu coupable d'escroquerie et Mme [N] coupable de blanchiment des produits de cette escroquerie, sans constater que les prétendues manuvres de M. [N] avaient été déterminantes de la remise des gains par la Française des Jeux, laquelle y a procédé non pas à raison desdites manuvres mais simplement à raison du fait que les tickets présentés à l'encaissement étaient des tickets gagnants, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision au regard des articles 313-1 et 324-1 du code pénal ;
2°/ que la caractérisation du délit de blanchiment nécessite que soit établie l'origine frauduleuse des biens ou revenus ayant fait l'objet d'une justification mensongère ; que la cour d'appel, après avoir constaté que le paiement des tickets gagnants n'était pas contesté, a dit que leur encaissement sur le compte bancaire commun du couple par M. [N] et la connaissance qu'avait Mme [N] de ces agissements caractérisaient le délit de blanchiment ; qu'en statuant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée (conclusions pages 4-5), si les sommes versées ne devaient pas être considérées comme ayant une origine licite dès lors que les tickets n'étaient pas nominatifs, qu'aucune disposition légale ou réglementaire, ni aucune stipulation contractuelle n'interdisait à leur détenteur de les donner ou céder à un tiers, y compris à titre onéreux, et que le contrat conclu avec la société [3] ne lui interdisait pas, pas plus qu'à ses salariés, de jouer elle-même et d'encaisser des gains sur ses comptes personnels, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision et a violé l'article 593 du code de procédure pénale ;
3°/ que les juges doivent caractériser en tous ses éléments constitutifs l'infraction dont ils déclarent le prévenu coupable ; que le blanchiment est le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l'origine des biens ou des revenus de l'auteur d'un crime ou d'un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect ; que pour déclarer Mme [N] coupable de blanchiment, la cour d'appel retient que M. [N] a reçu les sommes versées par la société [3] sur le compte bancaire commun des époux et que Mme [N] connaissait les agissements de son mari et avait contribué à gérer la « caisse noire » (page 10) ; qu'en statuant par des tels motifs, qui ne caractérisent pas un fait de blanchiment imputable à Mme [N], a violé l'article 324-1 du code pénal, ensemble l'article 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 313-1 et 324-1, alinéa 1, du code pénal et 593 du code de procédure pénale :
23. Il résulte du premier de ces textes que les manoeuvres frauduleuses constitutives de l'escroquerie doivent être déterminantes de la remise et antérieures à celles-ci.
24. Selon le deuxième, le blanchiment est le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l'origine des biens ou des revenus de l'auteur d'un crime ou d'un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect.
25. Aux termes du troisième, tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
26. Pour déclarer Mme [X] coupable des faits de blanchiment, pour la période du 1er janvier 2015 au 18 juillet 2018, l'arrêt attaqué énonce qu'il résulte de l'analyse du compte [3] de [E] [N] qu'il a reçu la somme de 191 784,70 euros provenant de rachats de tickets gagnants, somme portée au crédit bancaire du compte joint des époux.
27. Les juges ajoutent qu'il ressort des éléments de la procédure que la prévenue a eu connaissance de l'origine frauduleuse des fonds remis sur ce compte, qu'elle connaissait les agissements de son mari qu'elle cautionnait, qu'elle a bénéficié du produit de l'escroquerie commise par ce dernier et contribué à la mise en place de la caisse noire pour alimenter les paiements en espèces de tickets gagnants permettant à son mari de recevoir sur leur compte commun le paiement officiel de la [3] sans mise correspondante.
28. Ils concluent que la prévenue a ainsi sciemment facilité la justification mensongère de l'origine des gains tirés de l'activité frauduleuse de son mari.
29. En se déterminant ainsi sans caractériser suffisamment les éléments constitutifs des délits d'escroquerie et de blanchiment, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision.30. La cassation est, par conséquent, à nouveau encourue.
Portée et conséquences de la cassation
31. La cassation à intervenir ne concerne que les dispositions relatives aux déclarations de culpabilité de Mme [X] pour abus de confiance et pour blanchiment, ainsi qu'aux peines. Les autres dispositions seront donc maintenues.PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Versailles, en date du 23 juin 2022, mais en ses seules dispositions relatives aux déclarations de culpabilité de Mme [X] pour abus de confiance et pour blanchiment, ainsi qu'aux peines, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Versailles, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Versailles, et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-trois mai deux mille vingt-quatre.