Cass. 2e civ., 2 février 2023, n° 21-18.460
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Pireyre
Rapporteur :
Mme Durin-Karsenty
Avocat général :
M. Adida-Canac
Avocats :
SARL Meier-Bourdeau, Lécuyer et associés, SCP Gadiou et Chevallier
Jonction
1. En raison de leur connexité, les pourvois n° Z 21-18.460 et A 21-18.507 sont joints.
Faits et procédure
2. Selon l'ordonnance attaquée (Bourges, 8 juin 2021), la société Lunc, dirigée d'abord par M. [X], puis par Mme [N], a fait l'objet d'une procédure de redressement judiciaire ouverte le 4 mars 2019 convertie en liquidation judiciaire par jugement du 5 août 2019, devenu irrévocable, rendu par le tribunal de commerce de Nevers que présidait M. [F].
3. Par acte du 15 mars 2021, le liquidateur judiciaire à la liquidation a assigné M. [X], Mme [N] et M. [N], sur le fondement des articles L. 651-1 et L. 651-2 du code de commerce, devant le tribunal de commerce de Nevers.
Examen des moyens
Sur les premiers moyens des mémoires pour M. [X], ci-après annexés
4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur les seconds moyens de M. [X], pris en leur deuxième branche, et le moyen unique de M. et Mme [N], pris en sa première branche
Enoncé des moyens
5. Par ses seconds moyens, pris en leur deuxième branche, M. [X] fait grief à l'ordonnance de rejeter la « demande de récusation » formée à l'encontre du tribunal de commerce de Nevers, alors « que le requérant faisait état des propos suivants de M. [F], président du tribunal de commerce, rapportés dans la presse locale à propos de la décision du tribunal qu'il préside de placer la société Lunc en liquidation judiciaire : « il y a un manque de financement. C'est toujours « demain on rase gratis », mais il n'y a pas eu de chèque de banque, pas de virement, l'Urssaf n'a pas été réglée'', le journal ajoutant que M. [F] qualifie le déficit de la société Lunc ''d'important'' » ; qu'en estimant que ces propos constituaient une simple maladresse, bien qu'ils marquent à l'égard des anciens dirigeants de la société Lunc, parmi lesquels M. [X], une défiance, un parti pris, sinon une malveillance de ce magistrat de nature à caractériser une inimitié notoire faisant craindre une partialité de ce juge et du tribunal qu'il préside à son égard dans le cadre de l'action en comblement de passif, en faillite personnelle et en interdiction de gérer que ce tribunal de commerce est amené à connaître, le premier président a violé les articles L. 111-6 et L. 111-8 du code de l'organisation judiciaire ensemble l'article 6 §1 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »
6. Par leur moyen unique, pris en sa première branche, M. et Mme [N] font le même grief à l'ordonnance, alors « que, toute personne ayant droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial, elle peut obtenir la récusation d'un juge dès lors qu'il y a amitié ou inimitié notoire entre celui-ci et l'une des parties ; qu'en considérant, pour considérer qu'il n'y avait pas inimitié du juge, que les propos de M. [F], président du tribunal de commerce de Nanterre, publiés dans un article du journal du Centre en date du 14 août 2019, concernant la société Lunc et ainsi libellés « il y a un manque de financement. C'est toujours « demain on rase gratis », mais il n'y a pas eu de chèque de banque, pas de virement, l'Urssaf n'a pas été réglée » étaient formulés maladroitement mais n'étaient « qu'un état de situation dans le cadre de la communication par voie de presse locale [et] délivrent des informations déjà rendues publiques par voie de publicité légale », quand la teneur de ces commentaires associée à l'usage de l'expression péjorative « demain on rase gratis », utilisée pour qualifier des promesses jamais tenues, et partant, malveillante à l'encontre des dirigeants de la société Lunc, étaient de nature à faire naître un doute sur l'impartialité du tribunal vis-à-vis de M. et Mme [N], poursuivis par la société Lunc pour fautes de gestion, Mme la Première présidente a violé les articles 341 du code de procédure civile et L.111-6 8° du code de l'organisation judiciaire. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 341 du code de procédure civile et 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :
7. Selon le premier de ces textes, sauf disposition particulière, la récusation d'un juge est admise pour les causes prévues par l'article L. 111-6 du code de l'organisation judiciaire.
8. Il résulte du second de ces textes que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial, l'exigence d'impartialité devant s'apprécier de façon objective.
9. Pour rejeter la requête en récusation et de renvoi pour cause de suspicion légitime, l'ordonnance, après avoir rappelé les termes de l'article 341 du code de procédure civile, et L. 111-6 du code de l'organisation judiciaire, retient que s'agissant du seul motif de récusation soutenu, reposant sur l'existence d'une amitié ou inimitié notoire entre le juge et l'une des parties, il doit être observé qu'il n'est pas contestable que le président du tribunal de commerce a confirmé par voie de presse à deux occasions les décisions prises par la chambre des procédures collectives sur le sort de la société Lunc, entreprise locale, et que si l'on peut effectivement dénoncer les formulations maladroites des propos, le contenu, rappelant la possibilité de redressement judiciaire, puis, dans le second article, le manque de financement et de trésorerie ayant conduit la juridiction à prononcer la liquidation judiciaire, n'est qu'un état de situation dans le cadre de la communication par voie de presse locale. L'ordonnance ajoute que les propos tenus délivrent des informations déjà rendues publiques par voie de publicité légale et n'entachent en rien l'impartialité des magistrats du tribunal de commerce de Nevers, et que les communications à la presse sont toutes postérieures à la décision évoquée dans l'article.
10. En statuant ainsi, alors que les propos tenus par M. [F], président du tribunal de commerce, ne constituaient pas une simple information déjà rendue publique mais une opinion de nature à faire naître un doute raisonnable sur l'impartialité du président du tribunal de commerce et de cette juridiction appelée à statuer sur l'action engagée par le liquidateur à la liquidation contre les dirigeants de la société Lunc en application de l'article L. 651-2 du code de commerce, à raison d'éventuelles fautes de gestion ayant contribué à une insuffisance d'actif, le premier président a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
11. Il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
12. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.
13. Il résulte de ce qui est dit au paragraphe 9 qu'il y a lieu d'accueillir la demande de renvoi présentée par M. [X] et par M. et Mme [N] pour cause de récusation et de suspicion légitime.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs des pourvois, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'ordonnance rendue le 8 juin 2021, entre les parties, par le premier président de la cour d'appel de Bourges ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi.