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Décisions

CA Montpellier, 4e ch. civ., 23 mai 2024, n° 22/00343

MONTPELLIER

Arrêt

Autre

CA Montpellier n° 22/00343

23 mai 2024

ARRÊT n°

Grosse + copie

délivrées le

à

COUR D'APPEL DE MONTPELLIER

4e chambre civile

ARRET DU 23 MAI 2024

Numéro d'inscription au répertoire général :

N° RG 22/00343 - N° Portalis DBVK-V-B7G-PJB7

Décision déférée à la Cour :

Jugement du 11 janvier 2022

Tribunal judiciaire de Montpellier

N° RG 20/00926

APPELANTS :

Madame [N] [L]

née le 11 Septembre 1969 à [Localité 2] (34)

de nationalité Française

[Adresse 5]

[Localité 1]

Représentée par Me Morgane ARNAL substituant Me Marie BARDEAU FRAPPA de la SELARL BLG AVOCATS, avocats au barreau de MONTPELLIER, avocat postulant, substituant sur l'audience Me Dimitri PINCENT, avocat au barreau de PARIS

Monsieur [I] [E]

né le 30 Juin 1970 à [Localité 11] (57)

de nationalité Française

[Adresse 5]

[Localité 1]

Représenté par Me Morgane ARNAL substituant Me Marie BARDEAU FRAPPA de la SELARL BLG AVOCATS, avocats au barreau de MONTPELLIER, avocat postulant, substituant sur l'audience Me Dimitri PINCENT, avocat au barreau de PARIS

Madame [C] [H]

née le 21 Novembre 1963 à [Localité 9] (50)

de nationalité Française

[Adresse 8]

[Localité 3]

Représentée par Me Morgane ARNAL substituant Me Marie BARDEAU FRAPPA de la SELARL BLG AVOCATS, avocats au barreau de MONTPELLIER, avocat postulant, substituant sur l'audience Me Dimitri PINCENT, avocat au barreau de PARIS

Monsieur [J] [H]

né le 10 Août 1950 à [Localité 10] (63)

de nationalité Française

[Adresse 8]

[Localité 3]

Représenté par Me Morgane ARNAL substituant Me Marie BARDEAU FRAPPA de la SELARL BLG AVOCATS, avocats au barreau de MONTPELLIER, avocat postulant, substituant sur l'audience Me Dimitri PINCENT, avocat au barreau de PARIS

INTIMEES :

S.A.R.L. Saint-Clair Assurances au capital de 2020 euros, immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés de MONTPELLIER, sous le N° SIRET 414 515 122 agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux en exercice

[Adresse 4]

[Localité 2]

Représentée par Me Mylène CATARINA de la SCP D&C DIENER ET CATARINA, avocat au barreau de MONTPELLIER, avocat postulant présent sur l'audience

Société CNA Insurance Company (Europe) exerçant sous le nom commercial CNA Hardy, société Anonyme d'un État membre de la CE immatriculée au RCS de PARIS sous le n° 844 115 030, dont l'adresse de l'établissement situé en France est [Adresse 6], prise en la personne de son représentant légal en France domiciliée en cette qualité audit siège

[Adresse 6]

[Localité 7]

Représentée par Me Gilles BERTRAND de la SCP ELEOM MONTPELLIER, avocat au barreau de MONTPELLIER, avocat postulant, substituant sur l'audience Me Céline LEMOUX de LAWINS AVOCATS AARPI, avocat au barreau de PARIS

COMPOSITION DE LA COUR :

En application de l'article 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 02 avril 2024, en audience publique, le magistrat rapporteur ayant fait le rapport prescrit par l'article 804 du même code, devant la cour composée de :

M. Philippe SOUBEYRAN, Président de chambre

M. Philippe BRUEY, Conseiller

Mme Marie-José FRANCO, Conseillère

qui en ont délibéré.

Greffier lors des débats : Mme Charlotte MONMOUSSEAU

ARRET :

- contradictoire ;

- prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile ;

- signé par M. Philippe SOUBEYRAN, Président de chambre, et par Mme Charlotte MONMOUSSEAU, Greffière.

*

* *

FAITS ET PROCÉDURE

Le 22 juin 2011, par l'intermédiaire de la SARL Saint-Clair Assurances, Mme [N] [L] a acquis pour un montant de 25500 € la propriété de parts indivises d'une collection d'oeuvres préconstituée par la société Aristophil intitulée 'de la section d'or à l'abstraction lyrique Coraly's' d'une valeur totale alléguée de 16 500 000 €.

Par l'intermédiaire de la SARL Saint-Clair Assurances, M.[I] [E] a acquis successivement pour une somme de globale de 72 000 € en octobre 2011 et en septembre 2013, la propriété de parts indivises de collections d'oeuvres préconstituées par la société Aristophil 'le secret des grands manuscrits I' et 'duologie des grandes académies et oeuvres manuscrites Coraly's' d'un montant total allégué de 13 500 000 € et 15 000 000 €.

Le 9 décembre 2011, par l'intermédiaire de la SARL Saint-Clair Assurances, M. [J] [H] a acquis pour une somme de 45 000 € la propriété de parts indivises d'une collection d'oeuvres préconstituée par la société Aristophil intitulée 'le secret des grands manuscrits' d'une valeur totale alléguée de 13 500 000 €.

Le 30 septembre 2013, par l'intermédiaire de la SARL Saint-Clair Assurances, Mme [C] [H] a acquis pour une somme de 30 000 € la propriété de parts indivises d'une collection d'oeuvres préconstituée par la société Aristophil intitulée 'duologie des grandes académies et oeuvres manuscrites' d'une valeur alléguée de 15 000 000 €.

Un contrat de vente de parts de l'indivision et une convention de garde de conservation ont été signés entre chacun des investisseurs et la société Aristophil.

A l'automne 2014, la société Aristophil a fait l'objet d'une enquête préliminaire sur la base d'un rapport de la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes). Par jugement du 16 février 2015 du tribunal de commerce de Paris, la société Aristophil a été placée en redressement judiciaire, puis en liquidation judiciaire le 5 août 2015.

Le 5 mars 2015, par réquisitoire introductif, le procureur de la République de Paris a ouvert une information judiciaire dans le cadre de laquelle les concepteurs de l'investissement Aristophil, dont le notaire qui a participé à la création des collections Coraly's, ont été mis en examen du chef d'escroquerie en bande organisée.

Le 8 mars 2015, M. [T] [S], président de la société Aristophil, a été mis en examen pour escroquerie en bande organisée, blanchiment, présentation de comptes infidèles, abus de biens sociaux, abus de confiance et pratiques commerciales trompeuses.

Le 7 novembre 2019, par courriers recommandés, alléguant avoir perdu tout ou partie du capital investi dans le fond Aristophil sur les conseils de la SARL Saint-Clair Assurances, Mme [L], M.[E], M et Mme [H] (ci-après les consorts [E] [L] [H]), ont mis en demeure la société de leur présenter une proposition indemnitaire, tenant les divers manquements professionnels commis à l'occasion de la commercialisation du produit Aristophil, en vain.

Par actes en date des 13 et 14 février 2020, les consorts [E] [L] [H], ont fait assigner les sociétés Saint Clair Assurances et CNA Insurance Company Europe aux fins de les voir condamner in solidum à réparer les divers préjudices allégués du fait des manquements professionnels.

La société CNA Insurance Company Europe a été attraite à la cause en qualité d'assureur de responsabilité civile professionnelle de la SARL Saint Clair Assurances.

Par jugement contradictoire du 11 janvier 2022, le tribunal judiciaire de Montpellier a :

Constaté la qualité à défendre de la société CNA Insurance Company Europe ;

Déclaré irrecevable comme prescrite l'action de Mme [L], M.[E], M.et Mme [H] à l'encontre de la SARL Saint Clair Assurances et de la société CNA Insurance Europe à l'encontre de la SARL Saint Clair Assurances et la société CNA Insurance Europe concernant les investissements Aristophil ;

Dit n'y avoir lieu à l'application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamné in solidum Mme [L], M. [E] M et Mme [H] aux entiers dépens.

Le 19 janvier 2022, les consorts [E]-[L]-[H] ont relevé appel de ce jugement.

PRÉTENTIONS

Par dernières conclusions remises par voie électronique le 11 décembre 2023, les consorts [E]-[L]-[H] demandent en substance à la cour d'infirmer le jugement notamment en ce qu'il a déclaré leur action prescrite, dit n'y avoir lieu à l'application de l'article 700 du CPC et les a condamné aux entiers dépens, et statuant à nouveau, de :

Déclarer recevable comme non prescrite l'action formée par les consorts [E]-[L]-[H] à l'encontre des sociétés Saint Clair Assurances et CNA Insurance Company Europe ;

Débouter les sociétés Saint Clair Assurances et CNA Insurance Company Europe de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions ;

Renvoyer l'examen de l'affaire au fond devant le tribunal judiciaire de Montpellier ;

Condamner les sociétés Saint Clair Assurances et CNA Insurance Company Europe à verser chacune aux consorts [E]-[L]-[H] la somme de 5 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens.

Par uniques conclusions remises par voie électronique le 8 juillet 2022, la SARL Saint-Clair Assurances demande en substance à la cour de confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions, et partant, de :

Déclarer mal fondé l'appel relevé par les consorts [E]-[L]-[H] à l'encontre du jugement ;

Condamner les consorts [E]-[L]-[H] à payer à la SARL Saint-Clair Assurances la somme de 1 000 € au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

Par dernières conclusions remises par voie électronique le 2 juin 2023, la société CNA Insurance Company Europe demande en substance à la cour de confirmer le jugement, et en conséquence, de :

Juger que l'action des consorts [E]-[L]-[H] est prescrite;

Débouter les consorts [E]-[L]-[H] de toutes leurs demandes ;

Condamner les consorts [E]-[L]-[H] in solidum à payer à la société CNA Insurance Company Europe la somme de 2000€ au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Vu l'ordonnance de clôture du 12 mars 2024.

Pour plus ample exposé des éléments de la cause, moyens et prétentions des parties, il est fait renvoi aux écritures susvisées, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS

Les consorts [L], [H], [E], évoquant diverses décisions de juridictions de première instance et d'appel, poursuivent l'infirmation du jugement déféré en soutenant que la prescription n'est pas acquise puisqu'il leur était impossible de prendre conscience de la surévaluation des oeuvres acquises à la date des souscriptions litigieuses, de telle sorte que le point de départ de la prescription de leur action ne peut être la date des souscriptions aux produits Aristophil. Ce n'est qu'après avoir eu connaissance à une date nécessairement postérieure à l'ouverture de la procédure collective et de l'information pénale qu'ils étaient en mesure d'exercer leurs doits. Ainsi, invités les 27 février 2015 (pour les époux [H]) et les 24 et 25 mars 2015 pour les consorts [E]-[L]) par les organes de la procédure collective à déclarer leurs créances, c'est a minima à ces dates que leur préjudice consistant principalement en une perte de chance de ne pas contracter s'est révélé. L'assignation ayant été délivrée les 13 et 14 février 2020, l'action n'est pas prescrite.

La société Saint Clair Assurances, au visa d'autres jurisprudences de première instance et d'appel, transposant à l'espèce des solutions dégagées par la chambre commerciale de la Cour de cassation, poursuit la confirmation du jugement en soulignant que l'action est introduite plus de neuf ans après la conclusion des contrats et plus de cinq ans après la révélation de l'ouverture d'une information judiciaire et fixe le point de départ de la prescription de l'action au jour de la conclusion des contrats, jour où se réalise la perte de chance de ne pas contracter.

La société CNA Insurance Company (Europe), au visa de décisions de première instance et de cours d'appel, conclut également dans ce même sens, soulignant que les constitutions de parties civiles de Mme [L] et de M. [E] des 27 et 28 mai 2019 n'ont pu interrompre un délai de prescription, de même que celle de M. et Mme [H] qui seuls s'en prévalent : ceux ci se sont constitués parties civiles à l'encontre de M. [S] pour pratiques commerciales trompeuses, escroquerie, abus de biens sociaux, abus de confiance, dans le cadre d'une procédure qui ne concerne pas la société Saint Clair Assurances.

Il est désormais acquis aux termes d'une récente jurisprudence (notamment Com., 27 mars 2024, pourvoi n°22-17.899), rendue au visa des articles 2224 du code civil et L.110-4 du code de commerce, que le manquement d'un prestataire de services d'investissement à son obligation d'information sur le risque de perte en capital et la valorisation du produit financier prive cet investisseur d'une chance d'éviter le risque qui s'est réalisé, la réalisation de ce risque supposant que l'investisseur ait subi des pertes ou des gains manqués. Il en résulte que le délai de prescription de l'action en indemnisation d'un tel dommage ne peut commencer à courir avant la date à laquelle l'investissement a été perdu.

En l'espèce, les investisseurs demandeurs à la procédure ne pouvaient avoir connaissance de la perte en capital dont ils allèguent l'existence dans le cadre de leur action dirigée contre leur prestataire de services d'investissement en lui reprochant notamment un manquement à son obligation d'information sur le risque de perte en capital et la valorisation du produit financier qu'à la date où ils ont su que leur investissement était perdu, soit la date à laquelle ils ont été invités à déclarer leur créance dans le cadre de la procédure collective de la société Aristophil (respectivement 27 février 2015 pour les époux [H] et les 24 et 25 mars 2015 pour les consorts [E]-[L]) . L'existence de la procédure pénale dont la presse s'était fait l'écho courant dernier trimestre 2014 les avait certes alertés mais ce n'est qu'à la date à laquelle ils ont été invités à déclarer leurs créances qu'ils ont pu avoir la connaissance concrète de ce qu'ils avaient alors perdu une, voire toute chance, d'éviter le risque de gains manqués ou de perte en capital de leur investissement.

L'assignation ayant été délivrée les 13 et 14 février 2020, moins de cinq années à compter du point de départ de la prescription fixé aux 27 février 2015 et 24 et 25 mars 2015, l'action des consorts [L], [E] et [H] n'est pas prescrite.

Le jugement sera infirmé et le dossier de l'affaire renvoyé devant le tribunal judiciaire aux fins qu'il soit statué au fond.

Les sociétés Saint Clair Assurances et CNA Insurance Company (Europe), parties perdantes au sens de l'article 696 du code de procédure civile, supporteront solidairement les dépens.

PAR CES MOTIFS

Statuant contradictoirement,

Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a constaté la qualité à défendre de la société CNA Insurance Company (Europe),

Statuant à nouveau,

Ecarte la fin de non-recevoir tirée de la prescription de leur action,

Déclare recevables Mme [N] [L], M. [I] [E], M.[J] [H] et Mme [C] [H] dans leur action dirigée contre les sociétés Saint Clair Assurances et CNA Insurance Company (Europe).

Renvoie le dossier devant le tribunal judiciaire de Montpellier aux fins qu'il soit statué au fond.

Condamne solidairement les sociétés Saint Clair Assurances et CNA Insurance Company (Europe) aux dépens de première instance et d'appel.

Condamne les sociétés Saint Clair Assurances et CNA Insurance Company (Europe) à verser chacune à Mme [N] [L], M.[I] [E], M. [J] [H] et Mme [C] [H] la somme de 3000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Le Greffier Le Président