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Décisions

Cass. 3e civ., 30 mai 2024, n° 22-16.447

COUR DE CASSATION

Autre

Cassation

PARTIES

Demandeur :

Nice Cimiez (SCI)

Défendeur :

Monoprix Exploitation (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Teiller

Rapporteur :

Mme Aldigé

Avocat général :

Mme Morel-Coujard

Avocats :

Me Boullez, Me Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol

Aix-en-Provence, du 24 février 2022

24 février 2022

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 24 février 2022) et les productions, le 26 avril 1966, la société civile immobilière Nice Cimiez (la bailleresse) a donné à bail à la société des supermarchés de la Méditerranée, aux droits de laquelle est venue la société Monoprix exploitation (la locataire), des locaux commerciaux pour une durée de vingt-cinq ans moyennant un loyer fixé en fonction du coût de l'investissement.

2. En cours de bail, par avenant du 8 mars 1979, les parties sont convenues d'augmenter le loyer et d'insérer une clause selon laquelle le loyer annuel ne pourra être inférieur à 1,50 % du chiffre d'affaires hors taxes réalisé par le preneur dans les locaux entre les 1er janvier et 31 décembre de chaque année. R

3. Par jugement du 7 juin 1996, les parties n'ayant pu fixer amiablement le prix du bail renouvelé, le loyer a été fixé judiciairement. Par avenant du 16 juin 1997, elles se sont accordées pour retenir comme montant du loyer la somme fixée par le juge et pour stipuler une clause identique à celle précitée. Par avenant du 11 janvier 2001, elles sont convenues d'une augmentation du loyer et ont maintenu ladite clause.

4. Par avenant du 30 juin 2003, après avoir rappelé l'historique de leurs relations contractuelles, les parties se sont accordées sur le renouvellement du bail pour une durée de douze ans, moyennant un loyer annuel minimum garanti fixé à la somme de 247 623,20 euros par an hors taxes et hors charges et pour reconduire ladite clause.

5. Le 24 mars 2015, la locataire a sollicité le renouvellement du bail à compter du 1er avril 2015.

6. Le 23 juin 2015, la bailleresse a accepté le principe du renouvellement.

7. Par mémoire préalable du 29 mars 2017, la bailleresse a sollicité la fixation du prix du bail renouvelé à la somme de 800 000 euros par an aux motifs que le bail expiré avait été conclu pour une durée de douze ans et que, dès lors, le loyer n'était pas plafonné et qu'il devait être fixé à la valeur locative.

8. A défaut d'accord, par acte du 18 octobre 2018, elle a assigné la locataire devant le juge des loyers commerciaux en fixation du prix du loyer renouvelé.
9. Par mémoire en réponse du 30 novembre 2018, la locataire a sollicité une fixation du prix du bail renouvelé à la somme de 545 000 euros et l'étalement de la hausse du déplafonnement.

10. Puis, par mémoire rectificatif du 11 avril 2019, elle a soulevé l'incompétence du juge des loyers commerciaux et l'irrecevabilité de la demande de la bailleresse, arguant que le loyer binaire était régi uniquement par la volonté des parties.

Examen du moyen

Sur le moyen relevé d'office

11. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application de l'article 620, alinéa 2, du même code.

Vu les articles 1134, alinéa 1er, du code civil dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, L. 145-33 à L. 145-36 et R. 145-23 du code de commerce, 71 et 122 du code de procédure civile :

12. Aux termes du premier de ces textes, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.

13. Il résulte des articles L. 145-33 à L. 145-36 du code de commerce qu'à défaut d'accord des parties sur le montant du loyer du bail renouvelé, celui-ci est fixé judiciairement à la valeur locative.

14. Selon l'article R. 145-23 du code de commerce, les contestations relatives à la fixation du prix du bail révisé ou renouvelé sont portées, quel que soit le montant du loyer, devant le président du tribunal judiciaire ou le juge qui le remplace. Les autres contestations sont portées devant le tribunal judiciaire qui peut, accessoirement, se prononcer sur ces demandes.

15. Aux termes de l'article 71 du code de procédure civile, constitue une défense au fond tout moyen qui tend à faire rejeter comme non justifiée, après examen au fond du droit, la prétention de l'adversaire.

16. Aux termes de l'article 122 du même code, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix et la chose jugée.

17. Le pourvoi pose la question préalable de la qualification du moyen soulevé par l'une des parties à un bail commercial pour s'opposer à une demande en fixation du prix du bail renouvelé à la valeur locative, au motif que les parties sont convenues d'un loyer comprenant une part variable sans prévoir de recours au juge des loyers commerciaux pour fixer la part fixe ou le minimum garanti à la valeur locative.

18. L'article R. 145-23 du code de commerce étant applicable à toute demande en fixation du prix d'un bail renouvelé sans exclusion pour les baux stipulant un loyer comprenant une part variable, un tel moyen s'analyse en une défense au fond et non en une fin de non-recevoir.

19. En conséquence, le juge des loyers commerciaux ne peut déclarer irrecevable une telle demande, mais doit l'examiner au fond.

20. Il en découle une autre question relative à l'office du juge des loyers commerciaux saisi d'une contestation portant sur le prix du bail renouvelé d'un loyer comprenant une part variable.

21. Sur ce point, la jurisprudence a évolué.

22. La Cour de cassation a, dans un premier temps, jugé que lorsque les parties avaient stipulé un loyer comprenant une part variable, la fixation du prix du loyer renouvelé n'était régie que par leur convention et ne pouvait résulter que de leur accord (3e Civ., 10 mars 1993, pourvoi n° 91-13.418, Bull. 1993, III, n° 30 ; 3e Civ., 27 janvier 1999, pourvoi n° 97-13.366, Bull. 1999, III, n° 22) et que l'office du juge des loyers commerciaux ne pouvait être alors que de constater cet accord sur un nouveau prix, s'il existait, et en absence d'un tel accord, de rejeter les demandes en fixation du prix du bail renouvelé, le bail étant alors renouvelé à l'ancien prix (3e Civ., 7 mai 2002, pourvoi n° 00-18.153, Bull. 2002, III, n° 94), sauf la faculté pour le bailleur de refuser le renouvellement dans les conditions de l'article L. 145-57 du code de commerce (3e Civ., 12 juin 2003, pourvoi n° 02-11.493, Bull. 2003, III, n° 126).

23. Puis, la Cour de cassation a jugé que lorsque les parties sont convenues d'un loyer comprenant un minimum garanti et une part variable, elles peuvent prévoir, par une clause du contrat, de recourir au juge des loyers commerciaux pour évaluer, lors du renouvellement, ce minimum garanti à la valeur locative (3e Civ., 3 novembre 2016, pourvoi n° 15-16.826, Bull. 2016, III, n° 145 ; 3e Civ., 29 novembre 2018, pourvoi n° 17-27.798, publié).

24. En effet, d'une part, les dispositions du code de commerce relatives à la fixation du prix du bail renouvelé étant supplétives de la volonté des parties, celles-ci sont libres de déterminer des conditions de fixation du prix du bail renouvelé excluant une fixation judiciaire à la valeur locative, d'autre part, le juge des loyers commerciaux ne peut déterminer qu'une somme fixe et ne peut modifier la clause de loyer variable, reconduite dans le bail renouvelé.

25. Si les parties qui stipulent une clause de loyer variable manifestent ainsi, en principe, une volonté d'exclure une fixation judiciaire du prix du bail renouvelé à la valeur locative, il en va autrement lorsqu'elles ont exprimé une volonté commune contraire.

26. Dès lors, même en l'absence d'une clause expresse de recours au juge des loyers commerciaux, il appartient à celui-ci, lorsqu'il est saisi du moyen de défense au fond énoncé aux paragraphes 17 et 18, de rechercher cette volonté commune contraire, soit dans le contrat, soit dans des éléments extrinsèques.

27. Ainsi, le fait que toute contestation sur le prix d'un bail renouvelé ne se résolve pas par une fixation judiciaire à la valeur locative et puisse aboutir au maintien du loyer antérieur, les parties pouvant toujours exercer leur droit d'option, ne méconnaît pas le droit d'accès au juge consacré par l'article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

28. Pour déclarer irrecevable la demande en fixation judiciaire du loyer renouvelé, l'arrêt, statuant en appel du juge des loyers commerciaux, retient que l'application de la règle jurisprudentielle selon laquelle la fixation du loyer binaire échappe aux dispositions du statut et n'est régie que par la convention des parties, sauf si elles ont prévu par une clause du bail de soumettre la fixation du loyer lors du renouvellement aux dispositions de l'article L. 145-33 du code de commerce, n'a pas porté une atteinte au droit d'accès de la bailleresse à un tribunal consacré par l'article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dès lors qu'elle a pu saisir le juge des loyers commerciaux qui a examiné sa demande pour la déclarer irrecevable et qu'elle peut saisir le tribunal judiciaire qui reste compétent pour trancher le litige.

29. En statuant ainsi, alors que la locataire ne soulevait pas une fin de non-recevoir mais une défense au fond, la cour d'appel, qui devait restituer son exacte qualification à ce moyen et rechercher, comme le lui demandait la bailleresse, si les parties n'avaient pas exprimé une volonté commune, en cas de désaccord, de voir fixer judiciairement le prix du bail renouvelé à la valeur locative, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les moyens du pourvoi, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 24 février 2022, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon ;

Condamne la société Monoprix exploitation aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé le trente mai deux mille vingt-quatre, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.