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Décisions

CA Rennes, ch. civ., 28 mai 2024, n° 24/02420

RENNES

Ordonnance

Autre

PARTIES

Demandeur :

Apodis (SAS)

Défendeur :

Smart Rx (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Adam

Avocats :

Me Moutier, Me De Gaulle

CA Rennes n° 24/02420

27 mai 2024

FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES :

La société Apodis, développeur de l'application Apodis Pharma et du logiciel Santé Secure à destination des pharmaciens, s'est, en 2017, rapprochée de la société Smart RX afin de développer un outil informatique permettant d'accéder aux données traitées par le logiciel de celle-ci, sans qu'un accord ne soit trouvé.

En 2019, la société Apodis a constaté que plusieurs des officines pharmaceutiques ayant installé le logiciel Smart RX ne pouvaient plus utiliser normalement l'application Apodis Pharma. Elle a alors notamment fait procéder à un constat dressé par un huissier assisté d'un expert en informatique dans une pharmacie des Sables d'Olonne, celle de la société Pharmacie Mercier.

Reprochant à la société Smart RX d'avoir installé sur le serveur client un script malveillant, la société Apodis a, par exploit du 10 septembre 2020, saisi le tribunal de commerce de la Roche-sur-Yon d'une demande en responsabilité délictuelle, sollicitant notamment qu'il soit fait interdiction sous astreinte à cette société de commettre ou de participer à la commission de tout acte ayant pour objet d'entraver ou de fausser le transfert de données traitées par une officine vers la société Apodis et en payement de diverses sommes à titre de dommages et intérêts (trouble commercial, atteinte à l'image et désorganisation subie).

La société Smart RX a soulevé une exception d'incompétence au profit du tribunal judiciaire de Rennes pour connaître de son moyen de défense tiré d'un acte de contrefaçon de son logiciel.

Le tribunal de commerce de La-Roche-Sur-Yon a, par jugement du 7 septembre 2021 rectifié le 7 décembre suivant, notamment retenu sa compétence et sursis à statuer sur les demandes en attente de la réponse du tribunal judiciaire de Nanterre à la question préjudicielle suivante': «'la société Apodis a-t-elle commis des actes de contrefaçon des droits de propriété intellectuelle de la société Alliadis sur le logiciel Smart RX qu'elle édite au titre de l'usage non autorisé dudit logiciel par le logiciel Santé Secure et par violation du droit d'interopérabilité réservé par la société Alliadis''».

Par ordonnance du 14 novembre 2022, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Nanterre a déclaré irrecevable le renvoi préjudiciel, rappelé que la société Smart RX SAS (anciennement désignée Alliadis venant aux droits de la société Smart RX) s'était engagée à saisir la juridiction matériellement compétente de son action en contrefaçon, et renvoyé les parties devant le tribunal de commerce de La-Roche-Sur-Yon. Cette affaire est toujours en cours (renvoi devant le juge chargé d'instruire le dossier par jugement du 5 décembre 2023).

Le 14 décembre 2022, la société Smart RX a fait assigner la société Apodis devant le tribunal judiciaire de Rennes, lui reprochant des actes de contrefaçon de son logiciel, une faute civile et des actes de concurrence déloyale et parasitaire.

L'affaire a été renvoyée devant le juge de la mise en état.

Saisi de conclusions en nullité de l'assignation ainsi délivrée et reconventionnellement d'une demande de mesure d'instruction, le juge de la mise en état a par ordonnance du 21 mars 2024 :

- rejeté l'exception de nullité de l'assignation du 14 décembre 2022 soulevée par la société Apodis,

- ordonné une expertise informatique de comparaison des logiciels Smart RX et Santé Secure dans leur version existant au 1er mars 2019,

- commis M. [J] [X] en qualité d'expert judiciaire, avec pour mission de :

- comparer les deux logiciels, notamment au regard de leur code source, leur modèle conceptuel de données et leurs spécifications fonctionnelles, en précisant les évolutions antérieures susceptibles d'avoir eu une incidence sur leurs ressemblances, similarités ou identités,

- décrire les interactions entre les deux logiciels,

- donner son avis sur l'origine des éléments identiques ou similaires, en identifiant ceux qui ne sont ni banals, ni provenant exclusivement de contraintes réglementaires, techniques, fonctionnelles, organisationnelles, d'usages professionnels, ni insusceptibles d'appropriation,

- formuler toute observation et précision utile pour éclairer le tribunal sur les aspects techniques du litige,

- pour préserver le secret des affaires, l'expert devra tenir pour confidentiels les éléments obtenus des parties, retenir en lien avec les parties la méthode d'analyse lui paraissant la plus adaptée, assurer le contradictoire avec les avocats des parties jusqu'à l'établissement de la note ou du pré-rapport, recueillir des informations orales ou écrites de toute personnes qu'il estimera utile,

- fixé à 10'000 euros la provision à valoir sur la rémunération de l'expert,

- dit que celle provision sera consignée à parts égales par chacune des parties,

- dit que l'expert dressera son rapport dans un délai de huit mois à compter de l'avis de consignation,

- désigné le juge de la mise en état de la 2e chambre civile pour contrôler les opérations.

La société Apodis a interjeté appel de la décision par déclaration du 4 avril 2024.

Par exploit du 18 avril 2024, la société Apodis a fait assigner, au visa des articles 272, 481-1, 4, 6, 15, 16, 56, 73, 143, 144, 146 et 147 du code de procédure civile, la société Smart RX aux fins :

- d'être autorisée à frapper d'appel la même ordonnance dans son intégralité (mention des chefs du jugement critiqués),

- de fixer le jour où l'affaire sera examinée par la cour d'appel de Rennes,

- de condamner la société Smart RX aux dépens et à lui verser la somme de 2'000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Aux termes de ses dernières écritures (12 mai 2024), développées lors de l'audience, la société Apodis conteste, en réponse à l'argumentation adverse, toute fin de non-recevoir de sa demande aux fins d'autorisation, celle-ci ne se confondant pas avec un appel et n'étant donc pas incompatible avec celui interjeté le 4 avril 2024, le droit d'agir s'épuisant par le délibéré d'une juridiction et non lors de sa saisine.

Elle estime que cette double saisine était la seule manière de prévenir une impasse, dans le cas où l'appel du 4 avril 2024 se heurterait à une exception de procédure tirée du fait qu'une expertise ne peut être attaquée que sur le fondement de l'article 272 du code de procédure civile. Elle rappelle que la demande d'autorisation fondée sur cet article est enfermée dans un délai d'un mois à compter de la décision, qu'elle n'aurait donc plus été en mesure d'y recourir si elle avait attendu une éventuelle décision prononçant la nullité de la déclaration du 4 avril 2024. Elle relève toutefois que, si l'article 911-1 du code précité lui interdit de former un nouvel appel principal, c'est à la condition que sa première déclaration d'appel ait été déclarée irrecevable, la jurisprudence l'autorisant, au contraire, à former un second appel tant que l'irrecevabilité du premier appel n'a pas été prononcée.

Elle précise qu'elle a soulevé la nullité de l'assignation laquelle n'identifie pas clairement l'œuvre de l'esprit, n'apporte aucun élément permettant de discuter le caractère original de celle-ci, et ne désigne pas les éléments contrefaits ni ne précise l'acte de contrefaçon. Elle soutient que l'ordonnance a confondu l'obligation de caractériser l'objet du litige, exigée dès l'assignation, et celle de prouver les faits nécessaires au succès de sa prétention. Elle prétend que l'ordonnance a retenu à tort que l'assignation mentionnait l'objet du litige, alors que celle-ci ne rappelle que les fonctionnalités du logiciel en omettant le détail du programme, et alors que la mise sous séquestre du contenu des fichiers est insuffisante à caractériser un tel objet. Elle critique la motivation de l'ordonnance fondée sur des expertises privées, puisque seule l'une d'elles décrit le code et seulement sur quelques lignes. Elle soutient que l'ordonnance n'a pas répondu au moyen selon lequel le renvoi à une pièce ne peut suppléer à la carence d'une partie dans la description de l'œuvre ou des éléments dont l'originalité est revendiquée, ni au moyen selon lequel le code du logiciel Santé Secure et l'interaction alléguée sont absents des débats. Elle invoque la mauvaise interprétation de l'assignation par le juge de la mise en état en raison d'une manipulation par la société Smart FX. Elle estime que l'irrégularité de l'assignation lui cause un grief puisqu'elle est dans l'impossibilité de se défendre, et que l'ordonnance a déduit à tort sa capacité à se défendre de ses écritures devant le tribunal judiciaire de La-Roche-Sur Yon.

Elle soutient que l'ordonnance ordonne à tort une expertise judiciaire, laquelle ne peut intervenir en cas de nullité de l'assignation, ni ne peut suppléer à la carence d'une partie dans la détermination de l'objet du litige. Elle prétend que la société Smart RX a utilisé le prétexte fallacieux de contrefaçon afin de lui faire grief de l'extraction des données des pharmaciens. Elle invoque l'absence des conditions justifiant le recours aux mesures d'instruction, puisqu'aucun grief déterminé et vraisemblable n'est démontré et puisque la société Smart RX disposait de moyens de preuves raisonnablement accessibles. Elle conteste la motivation de l'ordonnance qui a fondé l'expertise sur la seule complexité technique du litige, a ordonné à l'expert non pas d'éclairer les griefs mais de les rechercher, et n'a pas circonscrit la mission de celui-ci aux seules lignes de code expressément reproduites dans l'une des expertises privées. Elle reproche à la société Smart RX une passivité et un retard dans l'établissement de la preuve, puisqu'elle aurait pu produire son code source sous le bénéfice de la protection du secret des affaires. Elle soulève, en tout état de cause, l'absence de pertinence de l'expertise, puisqu'il n'existe aucun lien direct avec le litige, que les mesures générales d'investigation sont prohibées, que l'expertise est inutile au regard de la possibilité pour la société Smart RX d'apporter des explications relatives à son propre code source et puisque l'expertise est impossible en pratique en raison de la disparition des versions antérieures des deux logiciels.

Elle fait valoir qu'il existe des motifs graves et légitimes justifiant sa demande d'autorisation, notamment une violation des principes fondamentaux du procès civil, une dénaturation des faits et pièces, une omission de statuer sur des moyens déterminants, un défaut de motivation, ainsi qu'une inutilité ou vacuité de l'expertise ordonnée.

Dans ses conclusions notifiées le 6 mai 2024 soutenues à l'audience, la société Smart RX sollicite au visa des articles 272 et 795 du code de procédure civile de dire et juger irrecevables les demandes de la société Apodis à son encontre, en tout état de cause de débouter la société Apodis et de la condamner à lui verser la somme de 5'000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Elle soulève l'irrecevabilité de la demande d'autorisation présentée par la société Apodis, l'ordonnance du 21 mars 2024 étant de nature mixte. Elle considère que la société Apodis ne pouvait plus demander l'autorisation de faire appel de la mesure d'expertise puisqu'elle avait déjà saisi la cour d'appel d'un recours contre celle-ci par déclaration du 4 avril 2024. Elle ajoute que l'appel d'une ordonnance rejetant une exception de nullité, est enfermée dans un délai de 15 jours et n'est pas soumise à l'autorisation du premier président. Elle en déduit que la demande d'autorisation est irrecevable puisque tardive et dépourvue d'objet et d'intérêt à agir, mais également en raison du défaut de pouvoir du premier président.

En tout état de cause, elle soutient que la société Apodis échoue à démontrer l'existence d'un motif grave et légitime justifiant l'autorisation sollicitée, s'étant contentée de présenter des arguments au soutien de sa demande de réformation.

Elle affirme que le caractère contradictoire de la procédure et la confidentialité des informations sont assurés. Elle indique que le juge de la mise en état a circonscrit la mission de l'expert, laquelle ne contient pas l'évaluation de ses préjudices.

SUR CE :

Sur la recevabilité de la demande :

Il est constant que la société Apodis a, par déclaration du 4 avril 2024, interjeté appel de l'ordonnance du 21 mars 2024 (procédure inscrite au répertoire général sous le n° 24/01997) déférant à la cour les chefs de jugement relatifs tant au rejet de la demande de nullité de l'assignation qu'à l'expertise ordonnée et confiée à M. [X].

Pour prétendre que la demande est irrecevable, la société Smart RX fait valoir que l'effet dévolutif ayant joué et la cour ayant été saisie, le premier président ne peut plus autoriser l'appel.

La question soulevée est relative à la recevabilité du second appel que souhaite interjeter la société Apodis. Or, cette problématique ne relève du pouvoir du premier président (ou de son délégué) qui doit seulement vérifier que les conditions de l'article 272 du code de procédure civile sont réunies mais de la juridiction du fond ou du conseiller de la mise en état s'il en est désigné un.

La fin de non-recevoir soulevée doit, en conséquence, être rejetée.

Sur le bienfondé de la demande :

La demande de la société Apodis doit être appréciée à la lumière des textes suivants, tels qu'interprétés par la jurisprudence :

- l'article 795 du code de procédure civile lequel énonce que :

« Les ordonnances du juge de la mise en état et les décisions rendues par la formation de jugement en application du neuvième alinéa de l'article 789 ne sont pas susceptibles d'opposition.

Elles ne peuvent être frappées d'appel ou de pourvoi en cassation qu'avec le jugement statuant sur le fond.

Toutefois, elles sont susceptibles d'appel dans les cas et conditions prévus en matière d'expertise ou de sursis à statuer.

Elles le sont également, dans les quinze jours à compter de leur signification, lorsque :

1° Elles statuent sur un incident mettant fin à l'instance, elles ont pour effet de mettre fin à celle-ci ou elles en constatent l'extinction ;

2° Elles statuent sur une exception de procédure ou une fin de non-recevoir. Lorsque la fin de non-recevoir a nécessité que soit tranchée au préalable une question de fond, l'appel peut porter sur cette question de fond ...»

- l'article 272 du même code lequel dispose que : « La décision ordonnant l'expertise peut être frappée d'appel indépendamment du jugement sur le fond sur autorisation du premier président de la cour d'appel s'il est justifié d'un motif grave et légitime »,

- l'article 150 dont il ressort que : « la décision qui ordonne ou modifie une mesure d'instruction n'est pas susceptible d'opposition ; elle ne peut être frappée d'appel ou de pourvoi en cassation indépendamment du jugement sur le fond que dans les cas spécifiés par la loi »,

- enfin l'article 544 qui dispose que : « Les jugements partiels, les jugements qui tranchent dans leur dispositif une partie du principal et ordonnent une mesure d'instruction ou une mesure provisoire peuvent être immédiatement frappés d'appel comme les jugements qui tranchent tout le principal. Il en est de même lorsque le jugement qui statue sur une exception de procédure, une fin de non-recevoir ou tout autre incident met fin à l'instance ».

L'exception de nullité de l'acte introductif d'instance, fondée sur les articles 56 et 112 à 114 du code de procédure civile est une exception de procédure comme figurant au chapitre II du titre V du livre 1er du code de procédure civile.

L'ordonnance du conseiller de la mise en état qui a statué sur une telle nullité est donc susceptible d'appel immédiat ainsi qu'en dispose le quatrième alinéa du premier des textes précités.

Il résulte des troisième et quatrième textes rappelés ci-dessus et de l'interprétation faite par la jurisprudence du second d'entre eux que lorsqu'une décision a tranché une question pouvant faire l'objet d'un appel immédiat, cet appel peut également porter sur l'expertise ordonnée simultanément.

Il s'ensuit que la société Apodis n'a nul besoin d'autorisation pour interjeter appel de la décision qu'elle critique.

Sa demande d'autorisation doit donc être rejetée.

Sur les dépens et les frais irrépétibles :

Partie succombante, la société Apodis supportera la charge des dépens.

Elle devra, en outre, verser à son adversaire qu'elle a contrainte à exposer des frais une somme de 1'800'euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS:

Statuant suivant la procédure accélérée au fond par ordonnance rendue publiquement et contradictoirement.

Déclarons recevable mais mal fondée la demande de la société Apodis.

Disons qu'elle n'a nul besoin d'autorisation pour interjeter appel de l'ordonnance du 21 mars 2024.

Condamnons la société Apodis aux dépens.

La condamnons à verser à la société Smart RX SAS une somme de 1'800'euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.